Sous-traitance nucléaire : vers « une relation de maître à esclave » ?
On compte 440 centrales nucléaires dans le monde, et 34 en construction. La Russie vient d’inaugurer la première centrale nucléaire flottante - et mobile. Annie Thébaud-Mony, directeur de recherche à l’Inserm, spécialiste des questions de santé au travail, revient sur la situation des travailleurs du nucléaire en France. Et s’interroge : « Si, ici, nous sommes confrontés un système qui parvient à masquer les cancers professionnels, que va-t-il se passer ailleurs ? »
Vous avez passé vingt ans à écouter les travailleurs sous-traitants du nucléaire. Comment vivent-ils les fortes contraintes qui pèsent sur leur métier ?
Annie Thébaud-Mony [1] : J’ai toujours été frappée par la conscience qu’ont les sous-traitants chargés de la maintenance des centrales nucléaires de l’importance de leurs métiers. Ils acceptent les conditions de travail qu’ils ont parce qu’ils savent que c’est crucial pour la sûreté nucléaire. C’est pourquoi je dis souvent que la notion de service public, ce sont eux qui la tiennent actuellement. L’autre élément qui revient souvent, c’est la dégradation constante de leurs conditions de travail et d’emploi. La répression syndicale est très forte. Les rapports avec le « client » sont très durs. L’obligation de résultat est constante. Elle leur est toujours rappelée, avec cette menace de perte d’emploi s’ils n’y arrivent pas. Ils ressentent, en plus, une diminution du temps et des moyens pour s’acquitter correctement des tâches qui leur sont demandées : moins de préparation de chantier, moins de matériel, moins de personnes. Et, évidemment, moins d’études en amont sur les doses de radioactivité qu’ils peuvent recevoir sur tel ou tel chantier.
Pourquoi cette activité cruciale pour la sécurité des centrales nucléaires est-elle sous-traitée ?
La sous-traitance est un choix délibéré de faire accomplir par un travailleur extérieur une tâche qui était autrefois effectuée en interne. Pour des raisons de moindre coût économique, certes. Mais aussi pour ventiler les doses de radioactivité reçues par le personnel. La direction d’EDF est confrontée à une véritable contradiction entre la nécessité de garantir la sureté de ses sites et celle de faire intervenir des hommes en centrales nucléaires dans des zones soumises à des radiations. Dans les années 80, EDF n’arrive plus à assurer cette maintenance sans surexposer les agents chargés de la maintenance. Ils ont donc choisi la sous-traitance. A travers le contrôle de la dosimétrie, ils font désormais tourner le personnel.
Cette gestion d’emploi par la dose comporte des effets pervers : certains travailleurs sous-traitants, pour ne pas perdre leur emploi, laissent leur dosimètre en zone protégée...
Evidemment ! Mais le dépôt du dosimètre, ce n’est pas simplement une démarche des salariés qui ont peur de perdre leur boulot. Plusieurs sous-traitants m’ont rapporté que leur employeur, se rendant compte que leurs travailleurs qualifiés sont en limite de dose, font pression pour qu’ils déposent leur dosimètre. Les délais raccourcis et le manque de moyens leur font dire : « ne prends pas ton dosimètre, sinon, on ne va jamais y arriver ». C’est évidemment, pour les sous-traitants, une source de tensions psychologiques très fortes. Et une pratique qui augmente la probabilité de contracter une maladie grave due à une surexposition.
Que dit la direction d’EDF ?
C’est un sujet complètement tabou. Seul un rapport 2006 de l’inspecteur général d’EDF mentionne « une pratique préoccupante de salariés qui ne portent pas de dosimètre ».
Et les organisations syndicales ?
Les syndicats ont pris conscience de l’importance de ces questions. Ils sont actifs et essaient de se mobiliser mais la répression syndicale vis à vis des sous-traitants est telle que leur marge de manœuvre est réduite. Cette répression syndicale n’est pas la seule œuvre des entreprises sous-traitantes. A certains moments, le donneur d’ordre déclare ne plus vouloir tel ou tel travailleur sur ses sites. Refusant, alors, d’assurer une relation de transparence vis à vis des délégués syndicaux. C’est pourquoi le procès de Philippe Billard, qui passe aux prudhommes ce 14 octobre, est tout à fait symbolique. L’enjeu est de reconquérir un droit qui existe depuis 1945, et qui est dénié aux sous-traitants : le droit du salarié d’avoir une représentation dans l’entreprise où il travaille pour pouvoir s’exprimer sur ses conditions de travail. Quand on retire du statut du salarié tout ce qui lui donne quelques marges de négociations individuelles et collectives pour desserrer l’étau de la subordination, nous ne sommes plus dans une relation salariale mais dans une relation de maître à esclave.
La diffusion de l’énergie nucléaire dans le monde - la Russie vient de lancer une centrale nucléaire flottante - risque-t-elle de généraliser ces pratiques ?
Je suis très inquiète de la diffusion des centrales nucléaires aux quatre coins de la planète. La maintenance sera effectuée par des travailleurs qui risquent de n’avoir aucun droit. Si, ici, nous sommes confrontés un système qui parvient à masquer les cancers professionnels, que va-t-il se passer ailleurs ? Je suis aussi inquiète du point de vue de la sûreté nucléaire, puisque la maintenance d’une centrale exige un certain professionnalisme, que l’on n’est pas certains de trouver dans les pays vers laquelle la France exporte des centrales.
Nolwenn Weiler
Notes
[1] Dans son ouvrage Travailler peut nuire gravement à votre santé (Editions La Découverte, 2008) Annie Thébaud-Mony aborde notamment le secteur du nucléaire.
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