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mardi 14 décembre 2010

Les éleveurs étranglés...par les marchés


Tristes étables

Le blocage d'une dizaine d'abattoirs du groupe Bigard par des éleveurs est plus qu'une énième protestation paysanne. Méritant une réelle attention, il est très symptomatique des dynamiques mortifères qui affectent aujourd'hui le monde agricole français dans son ensemble. La première consiste dans un rapport de force inégal entre la sphère productive et la sphère transformation/distribution. La force de frappe du groupe Bigard procède ainsi d'une fulgurante stratégie de concentration qui s'est faite aux dépens, en partie, du monde coopératif agricole. Le rachat de la Socopa par la firme bretonne en 2008, ayant suivi l'acquisition de Charal, démontre que les producteurs de bovins à viande en France sont aujourd'hui à la merci d'une entreprise non pas en situation de monopole (ou plutôt de monopsone — car, ici, ce n'est pas l'offre qui est hyper-concentrée sinon la demande) mais de tête d'oligopole (ou plus justement de tête d'oligopsone) puisqu'elle assure environ 40 % de la production nationale de viande de bœuf.

Mais, faire de Bigard le responsable de tous les maux du secteur est particulièrement réducteur. Car il est logique qu'une telle entreprise soit insérée dans une démarche de croissance et de profit. Aujourd'hui, le groupe emploie 10 000 salariés et traite plus de 530 000 tonnes de viande par an. Et sa stratégie de compression des coûts est économiquement rationnelle car le secteur de la viande est devenu hautement concurrentiel.

Certes, à l'échelle nationale, Bigard écrase ses concurrents. Mais, à l'échelle mondiale, de puissants groupes venus de grands pays émergents témoignent d'une compétition commerciale désormais mondialisée. La firme brésilienne JBS est aujourd'hui le numéro un mondial de la viande de bœuf. Elle possède une capacité productive impressionnante de quasiment 100 000 têtes par jour et n'a pas hésité à développer une tactique de concentration horizontale à l'échelle de la planète (intrusion à hauteur de 50 % dans le capital du numéro un italien Cremonini-Inalca).

A l'échelle européenne, la concurrence est tout aussi féroce. Bigard, malgré sa croissance (un chiffre d'affaires qui a été multiplié par huit depuis 1990), n'est que le troisième groupe en Europe sur le créneau de la viande de bœuf, derrière le Néerlandais Vion et le Danois Danish Crown. Car, les éleveurs français sont en fait, d'abord les victimes directes et indirectes d'une concurrence intra-européenne.

CONCURRENCE ASYMÉTRIQUE

En effet, dans le cadre d'une Union européenne au marché agricole libéralisé, les paysans français sont confrontés à des filières d'élevage dont les coûts de production sont abaissés. L'intégration de l'Europe de l'Est a engendré des mécanismes de concurrence asymétrique dans la mesure où elle exporte massivement des animaux vivants vers les industries agro-alimentaires d'Europe de l'Ouest, et ce à des prix très bas. Car, d'une part, les étables géantes, jadis collectivisées, ont des coûts d'élevage réduits par les économies d'échelle. L'Allemagne a profité de la réunification pour mettre la main sur certaines installations de l'ex-RDA qui, remises à niveau sur le plan sanitaire, offrent aujourd'hui un potentiel de production exceptionnel (l'étable bovine jadis est-allemande compte dix fois plus d'animaux que sa concurrente française).

D'autre part, les petits exploitants minifundistes (rappelons que la superficie agricole moyenne en Pologne est de 2,7 hectares) livrent sur le marché leurs animaux à des prix sacrifiés — mais qui constituent un viatique pécuniaire non négligeable pour ces exploitations économiquement peu viables. De fait, un pays comme la Pologne exporte, en 2007, 564 000 bovins (soit davantage que l'Allemagne : 540 000) et la Roumanie plus de 300 000. Quant à la France, elle vend, bien sûr, du bétail vivant (1,3 million de têtes) mais en importe également de façon non négligeable (170 000 bovins en 2007).

Or, pour répondre à cette concurrence, les éleveurs français ne peuvent plus guère compter sur la PAC qui, entre la régulation des marchés et leur libéralisation, a fait le choix de la deuxième option. Depuis la réforme de 1992, le principe du soutien des prix a été progressivement récusé (2002, passage d'un prix d'intervention garanti à un prix de base fixe ; puis découplage des aides à partir de 2005). Si bien que ce sont désormais les mécanismes du marché qui prévalent dans leur fixation. Les éleveurs bovins sont alors pris en tenaille entre des cours qui s'effondrent sur le créneau animal (concurrence asymétrique, abattoirs et grande distribution en position de force) et les prix élevés des intrants (cherté de la nourriture animale, entre autres…). Quant aux paiements directs théoriquement destinés à compenser ces pertes de pouvoir d'achat, ils sont notoirement insuffisants en valeur absolue pour assurer aux agriculteurs un revenu digne mais suffisamment élevés en valeur relative pour plonger les éleveurs dans un sentiment d'assistanat qu'ils abhorrent. Les aides ont représenté 146,1 % du revenu des éleveurs bovins viande en 2005 – preuve éloquente de revenus gravement obérés par des prix non rémunérateurs.

RÉGULATION

Les éleveurs militent donc pour une nouvelle politique de régulation des marchés. A cette aune, le hiatus entre la requête paysanne et la réponse politique est flagrant vu que celle-ci multiplie surtout des aides conjoncturelles. En 2009, la France met en place le Plan de soutien exceptionnel à l'agriculture (PSEA) pour venir en aide aux exploitations financièrement étranglées (la filière bovine viande touche 210 millions d'euros en prêts de trésorerie). La PAC répond à la crise par des aides à la reconversion vers d'autres modalités productives plus soucieuses d'extensification (290 millions d'euros débloqués en 2010-2011 pour la prime herbagère).

Mais, surtout, force est de constater que la PAC semble ne plus être l'institution la plus idoine pour résoudre les problèmes agricoles, et ce pour trois raisons. Premièrement, son avenir n'est pas assuré à partir de 2013 (l'une des hypothèses plausibles étant celle d'une libéralisation accrue de la PAC, partiellement compensée par des politiques agricoles non plus communautaires mais nationales). Deuxièmement, la préoccupation budgétaire qui l'anime est celle d'une limitation de ses frais de fonctionnement à environ 50 milliards d'euros. Troisièmement, ses préoccupations nouvelles sont moins agricoles que rurales (dédoublement, au risque d'un télescopage, des objectifs de la PAC en deux piliers : le premier relevant du soutien classique à l'agriculture, le second d'un dessein nouveau de revitalisation des espaces ruraux).

Livrés à eux-mêmes, les paysans verront donc plutôt leur salut dans des recherches individuelles de sortie de crise. Certes, l'entrée en jeu du gouvernement dans les négociations entre Bigard et les éleveurs français a hâté l'adoption d'un accord au profit des agriculteurs. Mais un accord forcément temporaire et instable. Car l'idée d'un marché durablement régulé, avec des prix maintenus à des niveaux acceptables pour des exploitations familiales viables, est peut-être révolue.

Stéphane Dubois, professeur agrégé de géographie en classes préparatoires, lycée Blaise Pascal (Clermont-Ferrand)

Stéphane Dubois est l'auteur de « Le défi alimentaire : étude géopolitique et géoéconomique des agricultures mondiales » (PUF, 2010) et corédacteur de la Legam (Lettre d'études géopolitiques des agricultures mondiales).

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