Nous publions l’intervention de Mohammed Taleb à Die aux Rencontres Régionale de l’ Ecologie le 17 janvier 2004. Pendant deux ans le philosophe allait proposer ses formations aux Dioises et Diois. Un saut conscientisant pour beaucoup il y a 7 ans. ( photo : AnneTesson)
Economie Sociale et Solidaire, Imaginaire, Coopération et Territoire
Le propos que nous voulons poser veut l'être dans une perspective philosophique. Questionner l'économie sociale et solidaire (ESS) philosophiquement revient à questionner les valeurs au nom desquelles nous pratiquons ce type d'économie. Par ailleurs, si notre philosophie se fait anthropologie, ce questionnement demande que l'on interroge la figure de l'humain qui émerge ou que nous souhaitons voir émerger de cette économie nouvelle.
La philosophie, un enjeu
Si notre approche entend être d'abord philosophique, c'est également pour approfondir cette conscience d'un dévoiement, d'une manipulation, d'une captation, toujours possible, de l'ESS et de ses potentialités émancipatrices.
Comme Guy Debord et les situationnistes l'avaient montré dans les années 60, la société marchande dispose de ressources énormes pour dévoyer des aspirations qui viennent de la société civile et pour intégrer les critiques qui lui sont faites. Nous le voyons, par exemple, avec l'agriculture biologique qui correspond vraiment à une aspiration émergente de la société civile, et cela à la faveur des prises de conscience de la crise écologique. Nous assistons aujourd'hui à un déploiement de ce qu'on appelle la "bioindustrie", qui constitue une captation par le système marchand (par le biais notamment de la grande distribution) de cette quête d'aliments sains. Nous pouvons prendre aussi l'exemple du commerce équitable qui est aussi une belle aspiration civile, liée à la prise de conscience de l'injustice flagrante qui existe entre les pays occidentaux et le Sud de la planète. "D'intégrée", la filière du commerce équitable tend à devenir "labélisée" (nous faisons référence à Max Havelaar). D'ailleurs, encore une fois, c'est la grande distribution qui assume cette fonction de captation.
Cette capacité du système marchand à capter et dévoyer des aspirations qui viennent de la société civile provient, en partie, du fait que le travail proprement intellectuel, notamment philosophique, a été souvent disqualifié dans les dynamiques alternatives. On veut du concret ! C'est encore une sorte de "Que faire ?" qui prédomine. L'une des raisons qui explique cela est qu'il y a des urgences multiples à prendre en charge: sociales, écologiques, politiques. Face aux urgences, il faut tout de suite agir pour éviter le pire. Or dans cette précipitation un petit peu activiste, on peut oublier de poser la question du sens. On court alors le risque que dans la dynamique générale de cet activisme, légitime par ailleurs, le système marchand ne "profite" (au sens propre et au sens figuré) de cette éclosion de valeurs nouvelles.
L'ESS est une alternative de fond à l'économie libérale de marché
Dans notre optique, l'ESS est une véritable alternative à l'économie libérale de marché, et certainement pas une "niche éthique" au sens de cette dernière. La différence entre les deux est une différence de nature, pas seulement de degré. Et le fait de poser la question, philosophique, du sens et des valeurs permet d'établir cette différence fondamentale. Dans l'économie libérale de marché, l'horizon final est la création (prise sur les peuples et la Terre) d'une plus-value, une accumulation du capital afin d'en accumuler encore plus. Dans cet horizon, la société tout entière doit être dominée par les valeurs marchandes et un esprit de boutiquier (esprit de calcul, logique de l'intérêt, quantification de toutes les réalités). Dans l'ESS, l'horizon, à l'inverse, est la création/consolidation du lien socialécologique et l'émergence d'une société qui place l'humain et la Nature au centre de nos attentions et préoccupations.
Le philosophe peut approfondir la question : quel est levisage de l'humain qui se dessine à travers ces deux types d'économie? L'anthropologue Louis Dumont a forgé un concept pour définir l'humain qui triomphe avec la modernité occidentale : l'homo oeconomicus. Autrement dit, un individu réduit à sa fonction marchande. Le sociologue Herbert Marcuse, figure marquante de l'effervescence contestatrice des années 1960, parle de ce même individu mutilé et l'appelle homme unidimensionnel. Ce sera d'ailleurs le titre de l'un de ses livres fameux. C'est là une nouveauté historique que le capitalisme introduit (et qui reprend, en quelque sorte, la logique esclavagiste de certaines sociétés de l'Antiquité) : un humain réduit à une seule dimension, son statut dans le processus économique marchand. C'est bien évidemment cet humain-là qui triomphe avec l'économie libérale de marché.
Le grand problème, dans notre esprit, n'est pas l'économie de marché en tant que pratique économique, que technique (même si elle n'est pas neutre car elle pose un problème quand elle tend à briser les autres logiques de l'économie, comme le don par exemple) ; c'est plus exactement le fait que les valeurs marchandes pénètrent toutes les sphères de l'existence humaine. C'est ce qu'on appelle la marchandisation du monde. La marchandisation de la santé, de l'éducation, des espaces publics, etc., montrent que le débat n'est pas simplement technique. Il ne se limite pas à savoir quelle est la forme technique la plus intéressante entre l'économie libérale ou l'économie publique par exemple. Le débat est aussi au niveau philosophique et se situe aussi sur le plan des valeurs. Nous avons une diffusion massive des valeurs marchandes dans les sphères non marchandes de la réalité sociétale. Une grande partie des mécanismes de diffusion des valeurs marchandes ne sont pas des mécanismes strictement économiques, ils sont aussi culturels, éducatifs,
ludiques.
Cet après-midi, on a parlé, dans les débats, de l'exigence de " communiquer pour coopérer ", ou encore de " coopérer pour communiquer ", etc., sans se poser la question, qui n'est pas neutre, ni mineure, de savoir ce qui doit être communiqué. Et la chose ne va pas de soi. On était davantage dans les modalités techniques de diffusion de l'information que dans la réflexion sur ses contenus.
On ne dira jamais à quel point l'un des obstacles principaux à la consolidation de valeurs non-marchandes, sociales, culturelles, écologiques, et à leurs cristallisations politiques et économiques, est constitué par un objet technique aux pouvoirs effrayants : la télévision. Cet objet, ce canal représente une interface fondamentale dans les rapports entre société / économie / politique / culture. Le philosophe, Jean-Jacques Wunenburger soulignait qu'autour de la télévision on assistait à une véritable laïcisation d'un rituel religieux. Le grand rendezvous du JT a remplacé la messe du dimanche matin. Des millions de personnes se rassemblent à 20 heures devant un cube, avec tout un rituel en termes de son, d'image, de lumière, et une levée de la salle à partir de 20h30. Avec cette ritualisation, la télévision est vraiment un obstacle à une véritable communication et à la diffusion d'une information citoyenne et participative.
Une partie de la réflexion devrait se focaliser sur cet obstacle télévisuel et, d'une façon plus générale, sur les mécanismes de soumission qui existent et qui empêchent la sortie massive de l'univers dominant des valeurs marchandes. Nous reprendrons ici le titre d'un livre du sociologue Serge Latouche : La décolonisation de l'imaginaire.
C'est l'un des impératifs majeurs afin que les sociétés contemporaines dépassent les crises qu'elles traversent, crises qui sont intimement liées (de Marx à Morin, toute une lignée de penseurs l'ont montré) au phénomène de l'aliénation. Pourquoi? Parce que les valeurs marchandes ont pénétré l'intériorité des gens. En parlant de valeurs marchandes, nous avons en tête aussi une gamme de valeurs qui pénètrent les mouvances des alternatifs, des mouvements sociaux et même dans l'ESS: l'efficacité, le progrès, le travail, l'expertise...
Paul Nicholson, l'un des responsables de Via Campesina (mouvement syndicaliste international paysan) préférerait parler, dans une réunion militante, de fécondité plus que d'efficacité. Nous avons besoin d'actions fertiles et non pas d'actions efficaces, parce que dans l'idée d'efficacité,
il y a toute une thématique qui est celle d'un rationalisme volontariste, prométhéen. Or, cette valeur est l'une des valeurs phares de l'idéologie marchande occidentale.
A la Renaissance, Léonard de Vinci a dessiné un humain comme étant à l'image du Cosmos. Le dessin d'un humain qui se déploie dans cinq directions. Aujourd'hui, c'est le symbole de Manpower ! Belle et tragique captation marchande des symboles. Quand Léonard de Vinci a dessiné cet humain-là, il est en harmonie avec un thème humaniste de cette Renaissance, le thème de l'homo universalis. L'homme universel est un humain qui récapitule en lui la totalité du monde, il porte en lui une infinitude, il est microcosmos. On pourrait parler légitimement d'un humanisme cosmique. Notre thèse est que l'homo universalis et l'homo oeconomicus, constituent les deux figures de deux humanismes radicalement différents.
Dit autrement, l'humanisme qui est centré sur l'homo oeconomicus aboutit à ce que Max Weber appelait le "désenchantement du monde". Il a utilisé ce terme pour décrire un aspect fondamental du capitalisme. Le capitalisme n'est pas simplement un " mode de production économique " qui génère de la misère sociale et de l'exploitation économique, mais c'est bien plus un système historique global qui désenchante, qui organise la coupure au sein des communautés humaines (la dissolution du lien social), ainsi qu'entre les communautés humaines et la Nature (crise écologique).
La dissolution du lien social ou la crise écologique sont deux expressions de cette logique de rupture que le capitalisme organise dans son élan, depuis maintenant 400 ans.
Nous serons nécessairement très schématique, mais nous pouvons néanmoins relever quelques éléments. Ce processus se développe à travers une méthode, qui remonte à Descartes, le "réductionnisme méthodologique" (cf. Le Discours sur la Méthode, point 4) : décomposez un problème complexe en problèmes simples, apportez une solution à chacun des problèmes simples, et vous aurez résolu le problème complexe ! L'adage lié à cette approche est " le tout se réduit à la somme de ses parties. " Le vivant se réduit à un paquet de gènes, un arbre se réduit à un amas de molécules carbonées, la conscience à un paquet de neurones. Cette logique de la réduction est à l'oeuvre dans ce scénario historique qui s'appelle le capitalisme. Dans cette réduction, l'individu, la nature sont réduits à leur dimension marchande.
Mais depuis quelques décennies, dans les sciences sociales et même dans les sciences dures, nous assistons à l'émergence de nouvelles façons d'interroger la réalité. Nous sortons du réductionnisme méthodologique. Et vous connaissez certainement le nouvel adage qui dit que " le tout est plus que la somme de ses parties " ; c'est une révolution scientifique majeure et elle se donne comme une révolution de paradigme.
Cela a des applications concrètes pour un territoire donné, comme ici dans le Val de Drôme ou le Diois ! Dans le livre Habiter la Terre, publié par le GREF (Groupe de Recherche sur l'Eco-Formation), la terre est non seulement le territoire, donc la terre locale, celle à aménager (on parle souvent dans les politiques territoriales, d'aménagement du territoire), mais c'est aussi la terre "à ménager". Nous avons aussi besoin de ménager cette terre-là, non pas de l'aménager de façon prométhéenne, extérieure. Le GREF évoque également le beau thème de la terre intérieure…
Un des enjeux majeurs lorsqu'on parle d'ESS dans un espace territorial donné est de compter avec la mémoire des lieux, sans toutefois en être prisonnier. Si nous n'avons pas en tête cette mémoire, nous risquons d'être dans une modernité sans référence, hors sol : c'est la modernité capitaliste par excellence, celle qui abolit la mémoire, et notamment la mémoire des lieux. Dans l'imaginaire médiéval, la mémoire des lieux signifiait aussi les génies des lieux. On parlait également de l'âme du monde, l'Anima Mundi : les lieux que nous habitons sont habités. Je le vois aussi dans la tradition arabo-musulmane à laquelle je suis lié : mon père me disait : "Mohammed, même quand tu rentres dans une maison où il n'y a personne, tu dois quand même dire Assalem'alikoum, car il y a toujours quelqu'un, les Anges, les djinns." L'imaginaire, au sens noble du terme (dans le sens donné par Gilbert Durand, ou Cornélius Castoriadis, ou Edgar Morin) est ce qui, dans la réalité phénoménale, résiste
à ce qu'on appelle en philosophie l'objectivation ou la chosification, autrement dit le fait de réduire à l'état d'objet les diverses composantes de cette réalité.
Le viol de l'imaginaire
L'ancienne Ministre de la Culture du Mali, Aminata Traoré, l'une des principales figures en Afrique Noire de la résistance contre l'OMC et la mondialisation néolibérale, a écrit un livre intitulé Le viol de l'Imaginaire. Ce livre aborde une question souvent méconnue, y compris dans les dynamiques de résistance de la mouvance altermondialiste, la question culturelle. L'enjeu est d'avoir une lecture systémique, holistique, multidimensionnelle de cette mondialisation. Celle-ci n'est pas réductible à une simple histoire de néolibéralisation économique. Il y a aussi une restructuration technologique des agricultures. On peut prendre l'exemple de l'émergence d'agro-industries transgéniques qui proviennent d'Occident et qui se manifestent partout dans le monde, en Inde, au Brésil par exemple.
Mais en lien avec ces deux composantes économiques et technoscientifiques, Aminata Traoré (mais aussi Serge Latouche) insiste pour que l'on n'oublie pas un troisième volet qui est justement l'occidentalisation du monde ou le "viol de l'imaginaire". Aminata Traoré regrettait qu'au Nord, dans les mouvements d'opposition à la mondialisation néolibérale, on se concentrait uniquement sur les deux premiers volets, c'est-à-dire les ravages économiques et technologiques de la machine OMC, sans voir que cette OMC engendre également des ravages culturels, écologique, etc.
Les enjeux du Val de Drôme et du Diois
L'un des enjeux pour le Val de Drôme et du Diois, comme d'ailleurs pour de nombreux territoires, est de réussir une sorte d'alchimie entre trois groupes différents : les néo-ruraux, qui ont souvent revitalisé des lieux, les étrangers et l'autochtonie locale. Cette alchimie suppose d'abord, de la part des néo-ruraux, un rapport d'humilité par rapport au territoire, mais surtout ce qu'on appelle aujourd'hui la transdisciplinarité. Relativement à ce qui nous préoccupe ici, on peut la voir comme un dialogue entre les savoirs que l'on peut acquérir de façon rationnelle à l'université et les savoir-faire qui viennent de la mémoire rurale.
On a souvent vu des frictions entre des néo-ruraux qui venaient avec des savoirs et les anciens dont les savoir-faire étaient méprisés. L'une des pistes pour ré-enchanter un territoire, c'est de réhabiliter la dimension culturelle de l'économique, la dimension culturelle de l'agriculture, la dimension culturelle de la science, parce que c'est en réhabilitant ces dimensions culturelles qu'on évite que l'économie, l'agriculture ou la science ne soient réduites à des techniques. On peut considérer que la disqualification de l'imaginaire, des savoir-faire, du sacré, des us et coutumes ruraux a largement profité à un rationalisme bureaucratique, administratif, centraliste, peu soucieux, au fond, du Bien commun et des " gens de peu ". Le monde rural a été une grande victime de ce déracinement. Il faudrait relire sur cette question notamment les belles pages de la philosophe Simone Weil qui figurent dans L'Enracinement.
En 50 ans de mutations du monde rural, on est passé du "paysan", avec tout ce que cela signifie en termes d'imaginaire (pays, paysage, païen), à l'"exploitant agricole", avec tous les sens du mot (exploiter, exploitation, mais aussi exploit, qui est une autre valeur de l'idéologie marchande). Un grand mérite de la Confédération Paysanne avec son inlassable militance est d'avoir réhabilité le terme de paysan, d'avoir d'une certaine manière, redonné droit à la culture des lieux.
Décroissance ou développement durable ?
Ce travail de réhabilitation de la dimension culturelle, philosophique et sociale de l'agriculture, doit aussi être fait dans le champ de l'économie. Dans notre esprit, l'ESS est vraiment une alternative à l'économie libérale de marché.
Mais il nous faut, à ce moment de notre réflexion, poser ici la question du fameux Développement Durable (DD). Dans le réseau des militants alternatifs, il y a une malheureuse confrontation entre les tenants de la Décroissance et ceux du Développement Durable. A gros traits, on pourra dire que la devise de la Décroissance est : "faire mieux avec moins". L'enjeu est cette nécessaire diminution quantitative de nos consommations et de nos productions, et des déchets qui vont avec. Les "Décroissants" ont incontestablement raison en insistant sur cette exigence. Elle est d'ailleurs renforcée par cet indicateur élaboré par le WWF, l'Empreinte écologique. Les "Décroissants" ont également raison en demandant de tous une vigilance concernant l'usages des termes, et notamment celui de Développement Durable. Il est vrai que dans plusieurs milieux économicomédiatiques le DD ne correspond pas à autre chose qu'à un réaménagement plus ou moins formel du capitalisme.
En revanche, nous pensons qu'il est possible d'articuler Décroissance et DD en différenciant radicalement leurs sites, leur espace de sens, leur temporalité. Nous estimons que la Décroissance correspond à une perspective relativement lointaine (sauf pour quelques milliers ou même quelques dizaines de milliers d'individus), tandis que le DD, lui, est une dynamique à court terme. Proposer massivement aux dizaines de millions de personnes, notamment dans les grandes villes, de décroître, d'abandonner leur voiture, de sortir du système bancaire, de quitter leur travail, etc., est une proposition non seulement incapacitante, mais aussi et surtout inhumaine. Les "Décroissants" ont absolument raison de dire que le train, c'est-à-dire la société de marché dans laquelle nous sommes et son modèle de développement, est un train qui va droit dans le mur. Le modèle de civilisation marchand n'est pas tenable à l'échelle planétaire.
Le problème est que le train va à 300 km/h ! Il existe quelques "Décroissants" révolutionnaires et héroïques qui réussissent à sauter, pour aller vivre au coeur la Drôme, l'Ariège ou l'Ardèche. Mais ce n'est cependant pas une alternative pour le plus grand nombre.
C'est là qu'un certain Développement Durable intervient, à coup de petites mesures, de petites réformes. ….. pour freiner le train ! Les "Décroissants" répondront que le DD n'empêchera pas le choc final. Et ils ont raison ! Notre position peut sembler assez paradoxale et elle l'est jusqu'à un certain point. Mais nous croyons qu'elle est assez cohérente car les tenants du DD doivent avoir le courage de dire : "Non, le Développement Durable ne va pas empêcher le choc final, mais en freinant le train, on va permettre à un plus grand nombre de personnes de sauter du train dans de meilleures conditions". La Décroissance est l'horizon vers lequel nous devons tendre, mais il faut aussi poser les médiations concrètes pour le plus grand nombre de personnes qui sont, notamment, dans les espaces urbains, à Marseille, Lyon, Paris, etc.
Ne pas se focaliser sur les mots
Il serait intéressant que les tenants de la Décroissance ne se focalisent pas sur les mots et que dans la grande mouvance des alternatives, nous respections l'autonomie des langages de chacun. Un des dangers serait la domination d'une sémantique sur les autres. Quand quelqu'un utilise un mot, nous ne devrions pas essayer de le comprendre avec notre propre paradigme mais, à l'inverse, essayer de le saisir dans la signification qu'il possède pour son utilisateur. Par ailleurs, vous pouvez avoir des gens qui utilisent le même vocabulaire, même dans des couples, et qui s'aperçoivent après 10 ans qu'ils n'ont rien à faire ensemble car ils mettaient derrière les mêmes mots des significations différentes. L'écoute, c'est suspendre le jugement que l'on a lorsqu'on entend des mots qui détonnent par rapport à nos paradigmes langagiers. L'une des conditions de la coopération dans un couple comme dans un territoire est de ne pas réifier le vocabulaire. Le sens n'est pas dans le mot. Il est dans une perspective sémantique plus large.
Faire droit à l'imaginaire
Nous avons besoin d'une fertilisation croisée de nos vocabulaires pour une raison simple. Si le capitalisme vise à réifier, chosifier la totalité des champs d'existence humaine (économique, social, culturel, architecturale, politique, scientifique, etc...), cela signifie que l'alternative à ce capitalisme est elle-même multidimensionnelle.
Faire droit à l'imaginaire, c'est bien plus que de réhabiliter la culture, entendue souvent d'une façon élitiste. L'imaginaire, la capacité à symboliser, l'imagination active comme disent quelques psychologues et philosophes, est le propre de notre humanité. Derrière la multiplicité des crises qui secouent nos sociétés, il existe un continuum, une identité de fond.
Une belle prise de conscience serait justement de prendre conscience de cette identité qui cohère dans le même processus de mort une "chimiculture" intensive, agroindustrielle et transgénique, une architecture hors sol et purement fonctionnelle, une économie polarisée par les valeurs marchandes, une "science sans conscience" héritière du vieux scientisme du 19ème siècle…..
Il y aurait une belle plateforme alternative à faire émerger où des paysans diraient à des architectes : " Vous parlez de la crise en architecture, mais philosophiquement elle est identique à celle qui traverse l'agriculture : on a réifié, violé l'imaginaire des lieux". Cette plateforme transdisciplinaire montrerait aussi que nous sommes bien plus nombreux que ce que nous pensons. Faire droit à l'imaginaire, c'est aussi faire droit à la subjectivité, à ce qu'Edgar Morin appelle la "raison ouverte", qui dépasse cette "raison close" qui disqualifie la question du sens.
Par Mohammed Taleb
Philosophe, Mohammed Taleb poursuit des études en science de l’éducation à l’Université Paris 8. Il travaille notamment sur les questions de développement durable et d’éducation relative à l’environnement. Il est l’auteur de “Sciences et Archétypes. Fragments philosophiques pour un réenchantement du monde”, ed. Dervy, 2002.
Contact : cardabelle_taleb@yahoo.fr
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