Pourquoi les marchés financiers n'ont-ils rien vu à Fukushima ?
Fukushima est-il un événement, un point d'inflexion dans notre perception du nucléaire, et dans notre modèle de croissance ? Ou un simple accident, tant bien que mal contenu ? Il existe au moins une instance qui, une semaine après la catastrophe, avait tranché et classé le dossier une fois pour toutes : ce sont les marchés financiers.
Il va falloir remiser les clichés. Moutonniers, les investisseurs ? Paniquards, les marchés ? Pas du tout. Le lundi 14 mars, premier jour de Bourse "post-Fukushima", les indices ne perdaient que 1 %. Dans les jours qui ont suivi, les notes d'analystes appelaient à relativiser l'impact des "tragiques événements japonais".
Parmi les arguments invoqués alors : le Japon ne pèse que 0,1 % dans la croissance mondiale ; le précédent du séisme de Kobe montre que la reconstruction a un impact positif sur la croissance ; la zone concernée par les événements ne représente pas plus de 3 % du PIB japonais (rappelons qu'au même moment, la presse titrait sur "le scénario du pire" et les foules chinoises ou californiennes se précipitaient sur l'iode ou le sel).
Pas de panique ? Juste un frisson. En milieu de semaine, les indices perdaient environ 6 % par rapport à l'avant-séisme. Asoka Wöhrmann, gérant chez Deutsche Bank, expliquait alors dans Les Echos que le marché surestimait les événements japonais, "une réaction normale face à une catastrophe naturelle et humaine dont on nous livre les moindres détails". Prémonitoire, il concluait : "Attendons-nous cependant à ce que beaucoup d'intervenants deviennent insensibles aux événements après avoir visionné durant trois à quatre semaines les images provenant du Japon." Il en fallut beaucoup moins. Dès le 21 mars, les indices avaient regagné le terrain perdu. Depuis lors, le problème nucléaire est sorti de l'agenda boursier.
Tout se passe comme si les financiers voulaient rejouer, à l'envers, le scénario de 2008, lorsqu'ils avaient eux-mêmes cédé à la panique et "capitulé", pour être sauvés par l'argent public. Cette fois, ils semblent nous dire "à vous, simples mortels, les passions tristes, la peur, le catastrophisme, la décroissance. Pendant ce temps, nous calculons, projetons, assurons". "No stress", disent les marchés, au moment même où l'un des mots-clés de 2008, le "stress test", migre du domaine bancaire vers le nucléaire.
Que dire d'une telle déconnexion entre l'opinion citoyenne et le monde économique ? On pourrait ironiser, déplorer que l'une ou l'autre vive dans une bulle. On pourrait se réjouir qu'une crise boursière ne soit pas venue s'ajouter à la crise sanitaire et écologique venue du Japon. On pourrait s'indigner du cynisme des financiers, au moment où les liquidateurs risquent leur vie pour un salaire modeste - et ce faisant, démentent l'axiome fondateur de la théorie financière, selon lequel chacun maximise son utilité personnelle.
Mais il y a une autre question, plus troublante peut-être : hors de tout jugement moral, comment expliquer qu'un milieu hyperinformé, hyperrationnel, dont la fonction économique et sociale est de traiter l'information disponible de façon efficiente, ignore un événement aussi considérable que Fukushima ? Nassim Nicholas Taleb a montré pourquoi les marchés tendaient à sous-estimer les "cygnes noirs", les événements à probabilité infime ; mais Fukushima, depuis l'accident, est plutôt un "cygne gris", un événement bien réel, porteur de conséquences encore inconnues mais probabilisables, pour lui-même mais aussi pour l'ensemble du nucléaire. Par quel biais le marché occulte-t-il ce qui est sous nos yeux ? Voici trois hypothèses.
1 - L'éloignement. C'est l'hypothèse la plus triviale, mais pas forcément la moins réaliste. Les attaques du 11-Septembre et la faillite de Lehman Brothers avaient touché le marché en son centre névralgique. Le Japon est has been, il n'intéresse plus les investisseurs depuis longtemps, il désespère par son manque de croissance, son incapacité à résoudre ses problèmes structurels, la faiblesse de sa classe politique, bref il ne compte plus. On oublie au passage qu'il représente encore 9 % du PIB mondial.
2 - Le mythe de la destruction créatrice, c'est-à-dire l'idée qu'une catastrophe est en fin de compte positive pour la croissance. Ce sophisme était déjà dénoncé par Frédéric Bastiat dans Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas (Harmonies économiques). En outre, il repose sur une aberration comptable : lors d'une catastrophe, les destructions subies ne sont pas comptabilisées dans le PIB, mais les reconstructions le sont. Il y a donc, en apparence, création de richesse, quand il y a appauvrissement réel.
3 - Le paradoxe du déni rationnel : je veux dire par là, le fait que dans toute situation binaire - qui met en jeu sa survie ou simplement le maintien de son emploi - l'investisseur rationnel a intérêt à ignorer l'existence du scénario pessimiste. Pourquoi ? Prenons l'exemple le plus extrême : imaginons un investisseur, au plus fort de la crise des missiles de Cuba en 1962. L'avenir se joue aux dés : soit demain, les Etats-Unis, l'URSS, et une bonne partie du monde, sont détruits ; soit tout revient à la normale. Selon les modèles classiques, l'investisseur devrait déterminer des scénarios (A : destruction, B : rien ne change), leur attribuer des probabilités (mettons, A : 30 %, B : 70 %), en déduire une espérance de valeur compte tenu de l'information disponible (dans l'exemple, la valeur "moyenne" devrait baisser de 30 %), et donc une ligne de conduite (vendre en catastrophe). Or, un tel comportement n'aurait rien de rationnel : si le monde est détruit, tous les investisseurs sont perdants, si on peut dire, mais qu'importe ? Si le monde est sauvé, l'investisseur qui n'a rien vendu est gagnant. Conclusion : le comportement le plus "rationnel" est d'ignorer l'existence des risques extrêmes. Rationnel en tant qu'investisseur, mais absurde si l'on demande au marché d'offrir une évaluation correcte des risques. Le nucléaire est l'univers par excellence des probabilités faibles et des risques infinis. Pas étonnant que le marché préfère ne pas trop y penser.
Dans Le Monde du 2 avril, Fatih Birol, économiste à l'Agence internationale de l'énergie, disait en substance ceci : après Fukushima, les programmes nucléaires seront revus à la baisse. Aussi, il est désormais improbable de contenir le réchauffement climatique sous la fameuse limite des 2 °C, au-delà duquel il devient incontrôlable. Improbable, sauf à imposer "une sobriété mondiale sans précédent" à laquelle M. Birol "ne croit pas vraiment".
M. Birol a raison : aucun gouvernement démocratiquement élu, aucun G20, aucun sursaut moral, aucun parlement des scientifiques ne parviendra à nous imposer la "sobriété" nécessaire à notre survie. La seule instance qui en ait le pouvoir, dont la volonté s'impose à tous, par-delà les frontières, ce sont les marchés. Ils ont pour cela des instruments redoutables : ils fixent le prix des actifs (et de l'énergie), ils influent sur la croissance, ils allouent l'épargne du monde. C'est pourquoi il faut s'intéresser aux marchés, à leurs mécanismes, et à leurs points aveugles.
Fabrice Gerschel, ancien banquier, directeur de "Philosophie Magazine"
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