Retrouver sa tortue intérieure
Selon le journaliste canadien Carl Honoré, nous assistons à une véritable révolution de nos modes de vie. Démonstration.
''Il faut retrouver sa tortue intérieure ''
Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir lever le pied et en finir avec l'obsession de la vitesse... C'est ce qu'affirme Carl Honoré ( photo) dans Eloge de la lenteur, déjà publié dans 23 pays.
De votre propre aveu, vous avez longtemps été un «accro de la vitesse», et vous voici devenu le nouvel apôtre de la lenteur. Pourquoi un tel revirement ?
Une révélation ! Il y a quatre ans, j'attendais un avion à l'aéroport de Rome en lisant un journal, quand mes yeux sont tombés sur un article qui vantait les mérites de contes pour enfants présentés en version condensée. Imaginez Hans Christian Andersen passé au crible du management ! A l'époque, j'étais sans cesse débordé et je me battais chaque soir avec mon fils de 2 ans, qui me réclamait des histoires toujours plus longues alors que je ne pensais qu'à finir ce qui me restait à faire: lire mes mails, terminer un article... Je le confesse, l'idée d'écourter ce moment m'a d'abord enchanté. Je me demandais même dans quels délais Amazon allait m'expédier le volume quand, tout à coup, j'ai pris conscience de l'ineptie de la situation.
Ce fut le déclic ?
Absolument. Je me suis demandé si je n'étais pas en train de devenir fou! Et, dans l'avion, je commençais déjà à me poser les questions qui sont aujourd'hui au cœur de mon livre : pourquoi sommes-nous si pressés ? Comment guérir de cette obsession du temps ? Est-ce possible, et seulement désirable, d'aller moins vite ?
Selon vous, nous sommes tous contaminés...
En Occident, personne, ou presque, n'échappe au virus. Je suis journaliste, je voyage souvent et j'écoute beaucoup les gens: tous se plaignent de manquer de temps. Sans doute parce que nous vivons dans une culture de consommation et que nous brûlons d'accumuler autant de biens et d'expériences que possible. Nous voulons faire une carrière honorable, nous occuper de nos enfants, sortir avec nos amis, pratiquer un sport, aller au cinéma, jouir d'une vie sexuelle harmonieuse... Il en résulte un constant décalage entre ce que nous attendons de la vie et ce que nous en obtenons, lequel nourrit le sentiment que nous n'avons jamais assez de temps. Du coup, la tentation d'aller plus vite, de courir contre la montre devient irrésistible. Nous sommes devenus des drogués de l'activité. Selon une étude menée en 2003 auprès de 5 000 travailleurs britanniques, 60% des personnes interrogées déclaraient ne pas envisager de prendre toutes leurs vacances. Et savez-vous qu'en moyenne les Américains délaissent chaque année un cinquième de leurs congés?
Mais il y a aussi une jubilation à vivre vite...
Dans une nouvelle baptisée La Lenteur, Milan Kundera parle de la vitesse comme d'une extase. Bien sûr, la rapidité est très stimulante, très excitante. Comprenons-nous, ce livre n'est pas une déclaration de guerre à la vitesse. Le problème est que notre amour de la vitesse, notre obsession d'en faire toujours plus en moins de temps a passé les bornes. Elle s'est transformée en dépendance. Nous ne savons plus lever le pied, changer de rythme. Aujourd'hui, nous privilégions la quantité au détriment de la qualité.
Quelle est la solution ?
Il s'agit de trouver un meilleur équilibre entre activité et repos, travail et temps libre. Chercher à vivre ce que les musiciens appellent tempo giusto, la bonne cadence, en allant vite lorsque notre activité l'exige et en se ménageant des pauses dès qu'on le peut. Cette philosophie, très simple, est en train de gagner du terrain un peu partout dans le monde. Sur le plan individuel, les gens sont de plus en plus nombreux à réfléchir sur leur rapport au temps et son impact sur leur qualité de vie. Sur le plan collectif, de multiples initiatives voient le jour via les municipalités, les associations.
De quand date cette prise de conscience ?
La réflexion sur la lenteur ne date pas d'hier, mais l'émergence du Slow Food en Italie, il y a une quinzaine d'années, a incontestablement accéléré les choses. Ce mouvement, créé en réaction aux fast-foods, prône cette notion très civilisée selon laquelle tout ce que nous mangeons devrait être cultivé, cuisiné et consommé tranquillement. Donc lentement. Comme son nom l'indique, Slow Food promeut tout ce que le fast-food bannit: des produits frais, locaux et de saison, des recettes transmises de génération en génération, une forme d'agriculture viable et des repas tranquilles en famille ou entre amis. De fait, le Slow Food prône une forme d' «écogastronomie»: la notion selon laquelle manger bien doit aller de pair avec la protection de l'environnement.
Quelles sont les actions concrètes du Slow Food ?
En Italie, il regroupe plus de 1 500 restaurateurs qui travaillent selon ces principes et le mouvement fait école chez les cuisiniers du monde entier. L'association est également à l'origine de l'instauration d'une Semaine du goût dans la péninsule et de la création d'une Université des sciences gastronomiques, à Pollenzo, en 2003. Avec ce message très moderne, bien manger et sauver la planète, Slow Food réunit aujourd'hui près de 100 000 membres à travers le monde, y compris au Japon et aux Etats-Unis. Et, en 2001, le New York Times a classé l'initiative parmi les 80 idées qui ont ébranlé le monde ou, du moins, qui l'ont un petit peu bousculé.
Cette philosophie s'étend-elle à d'autres domaines ?
Pour Carlo Petrini, son fondateur, le mouvement est un refus de la vitesse sous toutes ses formes. Dans ce sillage, plus de 80 municipalités italiennes (Orvieto, Bra, Greve in Chianti, Positano...) ont signé le manifeste Cittaslow, qui privilégie un développement plus respectueux des rythmes de leurs habitants. Et donc une meilleure qualité de vie. Connaissez-vous leur logo ? Un escargot portant une ville sur sa coquille. Rien n'est plus clair.
Comment vivent ces «villes lentes» ?
Elles adhèrent toutes à une philosophie : elles rejettent le culte de la vitesse et affirment que la lenteur a une valeur positive dans le monde moderne. Concrètement, elles suivent les principes de la charte Cittaslow, qui comporte 55 engagements, notamment la réduction du bruit et de la circulation en ville, l'augmentation des espaces verts et des zones piétonnes, la préservation des traditions esthétiques et culinaires locales et l'adoption d'un esprit d'hospitalité et de bon voisinage. Après l'adhésion d'Orvieto au mouvement, des bus électriques et silencieux ont été mis en service dans la vieille ville. A Bra, la mairie subventionne désormais les réhabilitations optant pour les matériaux traditionnels typiques de la région. Les cantines scolaires servent des plats à base de fruits et de légumes bio au lieu de repas préparés industriellement.
Ces initiatives sont-elles toujours bien reçues ?
Elles suscitent partout l'enthousiasme. D'ailleurs, le concept, né en 2002, fédère aujourd'hui plus d'une centaine de communes, en Europe - principalement en Allemagne et en Grande-Bretagne - mais aussi au Brésil ou aux Etats-Unis. Et même au Japon: le quartier de Shiodome, à Tokyo, qui sera achevé en 2006, a été imaginé comme une oasis urbaine en mode slow, avec des galeries marchandes bordées de sièges invitant à une petite pause et, bien sûr, des rues piétonnes.
Les préconisations concernent-elles aussi un meilleur usage de la voiture ?
Parallèlement aux campagnes nationales, souvent répressives, de nombreuses associations et municipalités se mobilisent pour susciter une prise de conscience. Après l'Australie, plusieurs villes américaines adhèrent au programme Vitesse de quartier. Le message ? Respecter les limitations dans chaque rue comme s'il s'agissait de la sienne, avec ses propres enfants rentrant de l'école. En Angleterre, le comté du Lancashire vient de mettre en place un programme apparenté à celui des Alcooliques anonymes pour aider les gens à décrocher de la vitesse.
Les entreprises sont-elles également réceptives ?
Les rythmes de travail sont évidemment les principaux enjeux des apôtres de la lenteur. Et, là aussi, les choses changent. Dans de nombreux pays d'Europe, le monde de l'entreprise a déjà beaucoup évolué. Les Français vivent au rythme des 35 heures (même si ce choix pose question), les Néerlandais à celui des 38 heures et les Allemands ont vu leur temps de travail diminuer d'environ 15% depuis 1980. Mais le mouvement touche aussi le Japon et même les Etats-Unis, qui comptabilisent aujourd'hui le plus grand nombre d'heures travaillées par an. Des aménagements se mettent en place, sous la pression des salariés mais aussi à l'initiative des sociétés, inquiètes des effets du stress sur leur personnel. La chaîne d'hôtels Marriott, par exemple, a décidé de lutter contre le «présentéisme» en proposant à ses salariés de quitter l'entreprise une fois leur tâche terminée, et cela quelle que soit l'heure.
Autre témoin de cette révolution, la journée annuelle d'action baptisée Take Back Your Time (Regagnez votre temps), instaurée dans une dizaine d'Etats américains. Durant la dernière édition, les organisateurs ont notamment écrit une proposition de loi prévoyant un minimum de trois semaines de congés et une semaine de maladie payés. La journée, largement relayée par les médias, est aussi l'occasion de nombreux séminaires rappelant les dangers du surmenage et informant sur les différentes façons d'organiser son temps et de décompresser.
La sieste commence aussi à faire son retour...
Absolument. Au Portugal, une Association des amis de la sieste vient de se créer. En Espagne, un réseau national de cafés-salons propose de faire une petite pause à toute heure de la journée. Au Japon, le Club de la paresse, qui prône un mode de vie plus calme et moins agressif pour l'environnement, a ouvert un café à Tokyo proposant de la nourriture bio, des concerts à la bougie, des tables espacées pour permettre aux gens de se détendre et un espace repos. Ce club, largement médiatisé, a contribué à mettre la paresse à la mode au Japon, comme en témoigne aussi le succès de l'ouvrage de l'anthropologue Keibo Oiwa Vive la lenteur ! Son enquête sur les différentes campagnes internationales en faveur de la lenteur en est déjà à sa vingtième réédition !
Depuis sa parution, en avril 2004, votre livre a déjà été traduit en 23 langues. Vous sentez-vous partie prenante au mouvement ?
Une chose est sûre, la révolution lente est aujourd'hui en marche et si mon livre accentue la prise de conscience générale, j'en suis très heureux. Depuis sa parution, je suis très souvent invité à des séminaires pour évoquer les différentes expériences observées au cours de cette enquête. J'avais d'abord imaginé que je serais seulement sollicité par des associations marginales, adeptes de yoga ou de gym douce. Au contraire. Ce sont les cadres et les chefs d'entreprise hyperactifs qui sont les plus intéressés.
Et, pour vous, qu'est-ce que cette prise de conscience a changé ?
Jadis, j'adorais la vitesse, mais je vivais dans une prison de vitesse. Je ne savais pas m'arrêter, je cherchais à remplir chaque moment. Aujourd'hui, ma vie est transformée. Je joue toujours au hockey sur glace, qui est le sport le plus rapide du monde; j'aime toujours travailler dans les médias, écrire vite; j'adore Londres, qui est une ville volcanique, d'une énergie incroyable. Mais, d'un autre côté, j'organise ma vie différemment, j'établis des priorités. Je fais des pauses, je pratique chaque jour dix minutes de méditation. J'ai renoncé à regarder la télévision pour passer davantage de moments avec ma femme et mes enfants. Nous avons retrouvé le plaisir de dîner chaque soir en famille. Mes relations affectives, amicales sont plus harmonieuses. En fait, j'ai trouvé mon point d'équilibre, ma «tortue intérieure».
Eloge de la lenteur. Carl Honoré chez Marabout.
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