Economie sociale
40 000 suppressions d’emplois en 2014 : ce plan social invisible qui frappe le secteur associatif
Les
associations ont souffert sous la présidence Sarkozy. Vont-elles
expirer avec Hollande ? 30 000 à 40 000 emplois devraient être supprimés
en 2014, dans un secteur associatif qui en compte 1,8 million. Les
raisons de cette gigantesque vague de licenciements : la baisse des
budgets des collectivités locales, qui n’ont plus les moyens de soutenir
les associations. Et la politique de l’État qui oriente ses subventions
et ses appels d’offre vers les plus grosses structures, transformées en
prestataires de services. Une politique jugée « aveugle et suicidaire »
par nombre de représentants du secteur. Enquête.
Le
1er janvier 2014, il n’y aura plus aucun éducateur dans les rues
d’Orléans, de Montargis ou de Pithiviers pour aller à la rencontre des
collégiens et des ados. Le département du Loiret a annoncé cet été qu’il
ne financerait plus la prévention spécialisée, jugée inefficace par ses
services. L’enveloppe départementale représente 80% du budget des deux
associations en charge de cette prévention : 50 éducateurs, dont 40
équivalents temps plein viendront donc gonfler les effectifs de Pôle
emploi.
En Seine-Maritime, même processus. Le nombre d’éducateurs de rue est
divisé par deux suite à la décision du conseil général de réduire les
subventions de 6,8 millions d’euros à 3,5 millions d’euros. Cette coupe
budgétaire a un impact immédiat sur les associations de prévention,
financées à 90% par le département : 74 emplois supprimés sur les 140
que compte le secteur. Une rallonge de 500 000 euros du conseil général
servira à solder les licenciements.
La prévention spécialisée n’est pas la seule touchée. En Isère, le
Planning familial est dans une situation très difficile depuis l’annonce
par le conseil général d’une diminution des subventions de 98 000
euros. Plus de la moitié des centres sont concernés, avec à la clé la
fermeture du centre d’Eybens, près de Grenoble.
Un plan social invisible
On ne compte plus les associations dont les comptes virent au rouge,
plombés par les mesures d’austérité. Décidées au niveau national, ces
coupes dégringolent en cascade jusqu’aux finances locales. Au bout de la
chaîne, des associations mettent la clé sous la porte ou se séparent de
leurs permanents.
« Entre 2010 et 2012, le secteur associatif a
perdu 11 000 emplois alors qu’il représente aujourd’hui un emploi sur
dix du secteur privé », confirme Valérie Fourneyron, ministre des Sports, de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative.
Ce n’est que le début. L’année 2014 s’annonce très rude.
« Compte
tenu des 14 milliards d’économie annoncée par le gouvernement, dont 1,5
milliard de baisse de la dotation des collectivités locales, le monde
associatif subira un plan social invisible de 30 000 à 40 000 emplois
l’année prochaine », s’alarme Didier Minot
[1], du collectif des associations citoyennes (
CAC).
La lutte contre le déficit public oblige les collectivités à se
recentrer sur leurs compétences obligatoires au détriment des actions en
faveur de la vie associative en général, de l’environnement, de
l’éducation populaire, de la défense des droits, de la culture et du
sport. Une restructuration économique qui demeurera invisible. Les
petites associations étant majoritairement concernées, il n’y aura pas
de plan social massif mais une multitude de licenciements épars, dans un
secteur qui emploie 1,8 million de salariés à temps plein ou partiel,
en plus des 16 millions de bénévoles actifs.
Ministre contre ministre
Créé en 2010, le CAC multiplie les actions, les rendez-vous, et
recense les associations en difficulté. Un appel à mobilisation a été
lancé (voir
ici).
Il a recueilli 7 500 signatures dont une centaine de réseaux nationaux,
200 associations régionales et départementales, et plus de 700
associations locales. Nouvelle preuve que le secteur est sinistré, les
signatures continuent d’affluer.
« Il y a deux langages au sein de l’État, constate Didier Minot.
Un
discours de dialogue porté par Valérie Fourneyron. Et un autre
discours, porté par le ministère des Finances ou par Matignon, qui tend à
accroître la complexité des procédures, à considérer toujours plus les
associations comme des entreprises. Et surtout à diminuer les
financements associatifs. Quand on regarde sur plusieurs années, cela
s’apparente à une strangulation. »
Politique « aveugle et suicidaire »
À Saumur (Maine-et-Loire), la Maison des jeunes et de la culture
(MJC) s’est vue refuser une subvention de l’État de 7 000 euros. Du coup
la Ville, qui subordonnait son financement à celui de l’État, refuse de
mettre la main au portefeuille. Les 7 000 euros en font 15 000 de
moins. Cette situation met en déséquilibre le poste de directeur qui va
être supprimé.
« Pour 7 000 euros, on va envoyer au chômage une
personne qui coûtera bien plus cher aux comptes sociaux. Et on met en
péril le fonctionnement d’une MJC », s’indigne Didier Minot.
Nous
sommes dans des mécanismes complètement incompréhensibles. Creuser le
déficit public, alors qu’on prétend le combler, est une position aveugle
et suicidaire ! »
D’où vient cette restructuration ? En juin 2008, le rapport « Pour un
partenariat renouvelé entre l’État et les associations » est remis à
Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, de la Jeunesse, des
Sports et de la Vie associative.
« Ce dernier propose de rompre avec
la culture de la subvention et suggère que la distribution des
subventions laisse désormais la place à un système de commande
publique », expliquent Viviane Tchernonog et Jean-Pierre Vercamer, auteurs d’une étude sur le sujet
[2].
En janvier 2010, la circulaire Fillon enfonce le clou : elle affirme
que la grande majorité des activités exercées par les associations
peuvent être considérées comme des « activités économiques » et entrent
donc dans le champ concurrentiel. En clair, une association devient une
banale entreprise, prestataire de services.
Fini le collectif, place au Social Business
Après la « modernisation » de l’État, qui s’inspire des modèles de
gestion pratiqués au sein des grandes entreprises privées (et dont la
révision générale des politiques publiques – RGPP – a marqué le
commencement), c’est au tour des associations de devoir se convertir au
modèle de gestion anglo-saxon, au « lean management » et à la
performance chiffrable.
« C’est l’idée selon laquelle les associations sont certes sympathiques, mais souffrent d’amateurisme, analyse le chercheur Jean-Louis Laville.
Elles
doivent donc moderniser leur fonctionnement en empruntant les formes de
management des grandes entreprises privées. Pour être modernes, les
associations doivent se convertir en ce que Mohamed Yunus a désigné
comme “Social business”, c’est-à-dire des entreprises à but social
fonctionnant comme des entreprises, adossées à de grands groupes privés
qui vont leur permettre de gagner en performance. »
Le modèle concurrentiel introduit par les appels d’offre fait déjà de
gros dégâts. Car ce sont les associations les plus grosses et les plus
institutionnalisées qui raflent les marchés. La fédération Leo Lagrange,
issue de l’éducation populaire, est forte de 8 000 salariés dont 3 000
équivalents temps plein. 150 millions d’euros de chiffres d’affaires,
13% de croissance en 2012, avec de plus en plus de demande de services
sur la petite enfance !
« On est en train de devenir le premier opérateur de berceaux, on commence à gérer de plus en plus de crèches »,
déclarait fièrement Bruno Le Roux, président de Léo Lagrange, lors
d’une visite de Michel Sapin, ministre du Travail, au siège de la
fédération. Léo Lagrange s’est engagée à embaucher 150 emplois d’avenir
sur les trois prochaines années. Bruno Le Roux est par ailleurs député
PS et président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale...
Économie « sociale » : les gros écrasent les petits
Avant, les dirigeants venaient du métier ou de l’association
elle-même. Aujourd’hui, une partie des structures sont administrées par
des gestionnaires professionnels. Elles sont munies de services très
performants qui épluchent les appels d’offre publics. Leur taille leur
permet de réaliser des économies d’échelle dans un contexte où la
commande publique se contente souvent du moins-disant. Résultat, les
petites associations locales ne font plus le poids et mettent la clé
sous la porte.
« Je connais une fédération de la Ligue de
l’enseignement en région parisienne qui fait du marketing auprès de
toutes les communes pour gagner des parts de marché sur les autres
organisations d’éducation populaire. Ils ont maintenant un quasi
monopole sur toute la vie scolaire », illustre Didier Minot.
Le centre social Accueil Goutte d’Or, dans le 18ème arrondissement de
Paris, en sait quelque chose. En 2012, il a perdu le suivi
socioprofessionnel d’une centaine d’allocataires du RSA, qu’il assurait
depuis 1996. Les critères de sélection des financeurs donnaient la part
belle aux structures intervenant sur plusieurs territoires.
« Ces
critères ne sont pas adaptés à une petite association comme la nôtre,
dont l’efficacité vient de sa proximité au quartier et de sa
connaissance proche de ses habitants », déplore Christine Ledésert, directrice du centre social.
67 millions pour les associations... du ministère des Finances !
L’État préfère les grosses structures associatives. En 2011, il a
consacré 1,2 milliard d’euros aux associations, par des subventions
directes. Deux tiers de ces aides sont allées à seulement 342 structures
(sur les 21 119 subventions répertoriées). Et 3,5% des associations
subventionnées reçoivent les trois quarts de l’appui public.
« De
très grosses associations sont très fortement financées et une poussière
de petites associations reçoivent une poussière de petites aides, qui
sont néanmoins vitales pour elles », commente un observateur.
D’autre part, 42% de ces financements sont destinées à des organisations
para-publiques : centres de formation, établissements d’enseignement
supérieur, fondations politiques, musées, grandes institutions
culturelles, de la Croix-Rouge aux instituts techniques agricoles, en
passant par les orchestres nationaux.
Un comble : les structures associatives les plus subventionnées en
France se trouvent... au ministère des Finances ! À quelques étages sous
le bureau du ministre de l’Economie Pierre Moscovici ! La cantine de
Bercy est une association. Le comité des œuvres sociales du ministère
est une association. Et le total des aides qui leur sont versées atteint
67 millions d’euros ! Si l’on retire le demi-milliard d’euros ainsi
consacré à des organismes para-publics ou de cogestion, il reste 700
millions pour les associations, orientés en priorité vers les plus
grosses, les mieux à même de répondre à un appel d’offre.
Destruction du projet associatif
De nombreux responsables d’associations sont convaincus que le
système des appels d’offre détruit les projets associatifs. Avec les
appels d’offre, les besoins ne sont pas définis par rapport à une
situation réelle rencontrée localement, mais à partir d’un cahier des
charges élaboré par le financeur, souvent en décalage avec les réalités
du terrain. Exemple au nord de Paris, à la Porte Montmartre, où s’est
installé un marché informel « légalisé », le Carré des biffins.
Des personnes très démunies et vivant dans une précarité extrême y
vendent objets de récupération et vêtements le plus souvent récoltés
dans les poubelles. La mairie de Paris a lancé en octobre 2009 un appel
d’offre afin de répondre aux besoins d’insertion et d’accès aux droits
de ces personnes. Mais le cahier des charges comporte une bizarrerie
relevée par Pascal Nicolle, président de la section locale de la Ligue
des droits de l’Homme :
« Ce sont les travailleurs sociaux qui font à
la fois le travail de placiers, pour placer les pauvres derrière leur
stand, et le travail d’accompagnement social. Certains matins, cela
tourne vite à la bagarre entre les inscrits, les non inscrits et les
biffins qui se remplacent. Et c’est aux éducateurs d’appeler la police.
Comment voulez-vous, dans ces conditions, que les biffins aient
confiance en leurs travailleurs sociaux ? »
Objectifs quantitatifs contre travail de proximité
À partir du moment où il n’y a plus que des relations commerciales
avec les financeurs, la relation de confiance n’existe plus. Et qu’en
est-il de la relation entre les usagers et les travailleurs sociaux ?
« Le suivi du travail d’insertion ne se fonde plus que sur des critères quantitatifs, regrette Bernard Masséra, membre du CAC et vice-président de l’association Accueil Goutte d’Or.
Les
financeurs demandent : “Vous avez envoyé combien de convocations pour
que votre bénéficiaire vienne ? Ah, il n’est pas venu deux fois : vous
devez le rayer. » Exit le travail de proximité et l’accompagnement social véritablement personnalisé.
« Certains allocataires du RSA que nous suivions dorment dans des
voitures. On ne se contentait pas de leur envoyer une circulaire pour
leur dire de venir. Quand quelqu’un ne venait pas, on se mobilisait, on
prévenait les gens qui connaissaient cette personne. On se demandait
aussi pourquoi cette personne n’était pas venue. Ce travail-là n’est pas
possible avec une grosse structure de 1 000 salariés et un DRH qui gère
ça depuis là-haut. » Dans les associations aussi, le travail réel et ses contraintes devient invisible aux yeux des managers.
Des associations dans le secteur concurrentiel
« Nous demandons au Premier ministre d’infléchir le plan de
rigueur pour permettre aux collectivités de continuer à financer
l’action associative » , explique Didier Minot. Le CAC estime qu’il
faut sortir du champ concurrentiel un certain nombre d’activités
associatives, qui ne rendent pas le même service que les entreprises
privées, à l’exemple des crèches parentales, différentes d’une garde
privée d’enfants.
« Il faudrait en France une loi qui protège ces structures du champ de la concurrence, comme l’a fait l’Allemagne », poursuit Didier Minot. L’inverse de ce qui se passe actuellement en France.
La loi de 1901 définit l’association comme une convention par
laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, de façon
permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que
de partager des bénéfices. Cela n’implique pas l’absence d’échanges
monétaires, mais interdit toute lucrativité. On trouve ainsi dans le
champ associatif des compagnies de théâtre, des structures qui assurent
des formations professionnelles, qui gèrent des maisons de retraite,
proposent des aides à domicile ou œuvrent dans le secteur médico-social.
Intelligence collective
Autant de secteurs où elles se retrouvent désormais en concurrence
avec des entreprises privées, depuis que celles-ci ont investi ces
nouveaux « marchés », traditionnellement couverts par les associations,
comme ceux des services à la personne. Une concurrence jugée déloyale
par le privé. Les associations, y compris celles qui sont devenues des
quasi entreprises, bénéficient du régime fiscal dérogatoire des
organismes non lucratifs, comme la non soumission aux impôts
commerciaux. Et ce, quel que soit le montant de son budget ou de leur
chiffre d’affaires.
Quelle différence alors entre une association et un prestataire
privé ? Entre une régie associative de quartier qui entretient des
espaces verts et une entreprise de nettoyage ? «
Une association va
le faire avec des travailleurs en insertion, à qui elle propose des
actions de formation et d’accompagnement social, précise Didier Minot.
Sa
finalité n’est pas le profit, sa finalité se situe dans des missions
d’intérêt général reconnues, au service de la collectivité. »
Fabriquer de l’intelligence collective sans forcément vendre un business
plan sera-t-il encore possible dans un monde privé de ses
associations ?
Nadia Djabali
Photo : CC Jonathan Samu