Un 11 septembre à ne pas oublier…
Le 11 septembre 1973, le gouvernement du président Salvador Allende est renversé par un coup d’Etat militaire.
Trois ans plus tôt, Salvador Allende avait été élu à la présidence du Chili comme candidat de l’Unité populaire, un rassemblement des principaux partis gauche.
Le nouveau gouvernement s’emploie à mettre en œuvre son programme politique et économique : une augmentation des salaires de 40 à 60%, l'extension de la sécurité sociale, la nationalisation des mines de cuivre, de neufs banques sur dix, une tentative de réforme agraire.
Mais, les partis de droite tentent par tous les moyens de faire obstruction à la plupart de ces mesures.
La main de Washington
Quant aux Etats-Unis - traditionnellement impliqués dans le financement des partis chiliens à leur dévotion - ils n’ont de cesse de précipiter la chute du gouvernement démocratiquement élu du Chili.
Richard Nixon, alors président, demande à la CIA "d’empêcher Allende d’accéder au pouvoir ou de le destituer" et débloque à cette fin "un budget allant jusqu’à 10 millions de dollars".
Deux documents déclassifiés de la CIA montrent que, dès 1970, Nixon souhaitait qu’Allende soit renversé, en étranglant l'économie et en déclenchant un coup d'État.
Tout ce que compte le Chili de privilégiés se lance alors dans une tentative de sabotage de l’économie : en octobre 1972, le patronat des transports, soutenu financièrement par la CIA, paralyse le pays, tandis que, sous prétexte de protester contre l’inflation, les dirigeants des organisations de commerçants mobilisent leurs adhérents dans la rue.
Une grande multinationale américaine, International Telegraph & Telephone (ITT), est impliquée dans cette stratégie de la tension.L’unité populaire se renforce
Mais, en 1973, se tiennent des élections législatives. Contre toute attente, elles renforcent l’Unité populaire et lui donnent une majorité suffisante pour que l’opposition ne puisse destituer légalement le président Allende.
En juin, le gouvernement doit affronter une première tentative de putsch : un régiment de chars tente d’assiéger le palais présidentiel à Santiago. Salavador Allende nomme le général Pinochet à la tête de l’armée et croit nécessaire de faire entrer deux militaires dans le gouvernement. Mais, ceux-ci démissionnent immédiatement.
Le coup d’état
Le 9 septembre 1973, les marines, chilienne et américaine, organisent des manœuvres communes au large de Valparaiso qui serviront d’alibi à la concentration de troupes destinée au coup d’Etat. Le 11 septembre, la rébellion militaire commence à Valparaiso puis s’étend à tout le pays.
A Santiago, le palais de la présidence est assiégé par l'armée de terre sous le commandement du général Pinochet.
Salvador Allende refuse de quitter le palais arguant que "le président de la République élu par le peuple ne se rend pas".
Des chasseurs de l’armée bombardent alors le palais par des roquettes puis des tirs de chars suivent peu après. Le palais est envahi. Salvador Allende est tué dans un échange de coups de feux avec les assaillants.
11 septembre 1973 : L'attaque du palais présidentiel par les troupes commandées par le général Pinochet. Dès sa prise de pouvoir, la junte, conduite par Pinochet, dissout le congrès, suspend la Constitution et interdit les partis politiques ; les libertés publiques sont supprimées ; l’Etat d’urgence proclamé et le couvre-feu instauré ; la liberté de la presse est abolie.
La répression est particulièrement féroce.
Selon une retranscription d'écoutes publiée par le National Security Archive, le 16 septembre 1973, Henry Kissinger téléphone à Nixon à propos du coup d'Etat au Chili : "Nous les avons aidés à créer les conditions, au mieux".
"Quatre mois après le putsch, le bilan était atroce : près de 20.000 personnes assassinées, 30.000 prisonniers politiques soumis à de sauvages tortures, 25.000 étudiants expulsés et plus de 200.000 ouvriers licenciés. Mais le plus dur n'était pas encore arrivé." (Gabriel Garcia Marquez). La dictature du général Pinochet allait sévir pendant 17 années.
Un socialisme libertaire et pluraliste
La mentalité triomphaliste des années 1960, une période optimiste due à l’actualité de la révolution, empêche les partis et les intellectuels marxistes de se poser les questions essentielles pour la construction du socialisme au Chili par la voie institutionnelle. Durant cette intense période de l’Unité populaire (étape de bonheur pour la construction de l’avenir mais tragédie en germe), Allende va plus loin que quiconque dans la définition de l’horizon stratégique. Dans son discours du 21 mai 1971, parlant du but et pas seulement de l’étape, il définit le socialisme chilien comme libertaire, démocratique et pluripartite. Cette conception fait de lui le précurseur des thèses de l’eurocommunisme.
Il va plus loin que les communistes chiliens : ces derniers n’abandonnent pas la conception orthodoxe du socialisme à construire et sont enfermés dans la logique du moment décisif où il faudra prendre « tout le pouvoir ». Il est clair pour Allende qu’il n’y a pas de transition institutionnelle sans la création d’une alliance stratégique avec tous les secteurs progressistes pour générer une solide majorité. Mais sa lucidité est vaine, il ne parvient pas à imposer cette politique au bon moment.
Arrivé au pouvoir, jamais il n’envisagera d’abandonner son éthique humaniste ni de recourir à l’autoritarisme du pouvoir, comme l’ont fait presque tous les présidents depuis 1932. Cette attitude a certes empêché sa « révolution » de faire peur à ses ennemis. Mais le degré de développement de la crise au début de l’année 1973 l’aurait obligé non seulement à poursuivre légalement certains secteurs de l’opposition, mais aussi les groupes de gauche qui s’opposaient à sa politique ; il se serait alors retrouvé dans une impasse. Ce fut un démocrate, même dans les périodes de constantes menaces contre le gouvernement, d’interventions étrangères ostensibles et de pratiques terroristes de l’extrême droite.
Allende n’a pas cherché à créer un nouveau réformisme ni un chemin socialdémocrate. Il s’agissait de faire de la démocratisation radicale de toutes les sphères de la vie sociale l’axe de la transformation sociétale. Là était son caractère révolutionnaire, et non dans l’usage de la violence pour résoudre le problème du pouvoir.
Le jour du coup d’Etat, Salvador Allende se suicide. Pourquoi avoir occulté cette réalité durant tant d’années ? Son suicide est un acte de combat. Lors de cette terrible matinée du 11 septembre, le président passe de la douleur à la lucidité. Quelle a été cette douleur ? Jules César a dit à Brutus : « Toi aussi, mon fils ? » Une plainte de stupéfaction face à la bassesse dans laquelle est tombé l’ami. La question représentant la douleur la plus intense qui soit face au sentiment de frustration. Allende se l’est certainement posée à plusieurs reprises au cours de la matinée.
Mais à un moment donné il atteint la maîtrise ascétique de lui-même. Il contrôle la douleur pour la mettre au service de la politique. En effet, il n’a jamais envisagé de sortir vivant du palais de la Moneda. Sans doute pressentait-il qu’il mourrait en combattant. Il pensait à la résistance, aux militaires capables d’honorer leurs serments et à des partis capables de transformer leurs paroles en actes, donc en affrontements. Il ne s’imaginait pas seul, abandonné, entouré uniquement de ses fidèles, tandis que l’Unité populaire décrétait le cessez-le feu.
C’est le geste du suicide. Cet acte qui éclabousse le général Pinochet de son sang restera pour toujours une trace indélébile.
Au moment même où il va triompher, le général commence à marcher vers l’endroit où il finira, comme un soldat sans honneur qui fuit ses responsabilités, qui survit grâce à des fourberies légales. Triomphant certes, car il a modelé la société chilienne actuelle. Mais il ne pourra jamais atteindre le piédestal du héros, car le héros peut être Agamemnon mais pas Egisthe.
Pourquoi le général Pinochet a-t-il agi ainsi ? Parce qu’il était avide d’un pouvoir qui ne proviendrait pas du « père », de celui qui l’avait désigné comme chef. Cette impulsion inconsciente et incontrôlable l’a conduit à une erreur : craindre davantage Allende vivant qu’Allende mort. Ce parricide symbolique est la marque qu’Allende lui imposa comme destin. Il n’a même pas pu le tuer, car Allende a choisi lui-même sa propre mort.
Comme dans le drame de Sartre, Pinochet est déjà entouré de mouches. C’est pourquoi ses disciples et ses favoris le renient désormais. Ses lieutenants militaires répudient ouvertement ses violations des droits humains. Ils doivent le faire pour conserver la légitimité du modèle. Ils veulent qu’on oublie que cela fut le produit de la force machiavélique du pouvoir sans entraves, d’une terreur dont le général Pinochet fut le responsable à leurs côtés. Salvador Allende a perdu la première bataille pour un nouveau socialisme. Mais il n’est pas un fantôme épuisé. Il demeure le drapeau d’une lutte à reprendre pour le socialisme de demain.
Albert Idelon
idelonalbert.vercors@laposte.net
Le 11 septembre 1973, le gouvernement du président Salvador Allende est renversé par un coup d’Etat militaire.
Trois ans plus tôt, Salvador Allende avait été élu à la présidence du Chili comme candidat de l’Unité populaire, un rassemblement des principaux partis gauche.
Le nouveau gouvernement s’emploie à mettre en œuvre son programme politique et économique : une augmentation des salaires de 40 à 60%, l'extension de la sécurité sociale, la nationalisation des mines de cuivre, de neufs banques sur dix, une tentative de réforme agraire.
Mais, les partis de droite tentent par tous les moyens de faire obstruction à la plupart de ces mesures.
La main de Washington
Quant aux Etats-Unis - traditionnellement impliqués dans le financement des partis chiliens à leur dévotion - ils n’ont de cesse de précipiter la chute du gouvernement démocratiquement élu du Chili.
Richard Nixon, alors président, demande à la CIA "d’empêcher Allende d’accéder au pouvoir ou de le destituer" et débloque à cette fin "un budget allant jusqu’à 10 millions de dollars".
Deux documents déclassifiés de la CIA montrent que, dès 1970, Nixon souhaitait qu’Allende soit renversé, en étranglant l'économie et en déclenchant un coup d'État.
Tout ce que compte le Chili de privilégiés se lance alors dans une tentative de sabotage de l’économie : en octobre 1972, le patronat des transports, soutenu financièrement par la CIA, paralyse le pays, tandis que, sous prétexte de protester contre l’inflation, les dirigeants des organisations de commerçants mobilisent leurs adhérents dans la rue.
Une grande multinationale américaine, International Telegraph & Telephone (ITT), est impliquée dans cette stratégie de la tension.L’unité populaire se renforce
Mais, en 1973, se tiennent des élections législatives. Contre toute attente, elles renforcent l’Unité populaire et lui donnent une majorité suffisante pour que l’opposition ne puisse destituer légalement le président Allende.
En juin, le gouvernement doit affronter une première tentative de putsch : un régiment de chars tente d’assiéger le palais présidentiel à Santiago. Salavador Allende nomme le général Pinochet à la tête de l’armée et croit nécessaire de faire entrer deux militaires dans le gouvernement. Mais, ceux-ci démissionnent immédiatement.
Le coup d’état
Le 9 septembre 1973, les marines, chilienne et américaine, organisent des manœuvres communes au large de Valparaiso qui serviront d’alibi à la concentration de troupes destinée au coup d’Etat. Le 11 septembre, la rébellion militaire commence à Valparaiso puis s’étend à tout le pays.
A Santiago, le palais de la présidence est assiégé par l'armée de terre sous le commandement du général Pinochet.
Salvador Allende refuse de quitter le palais arguant que "le président de la République élu par le peuple ne se rend pas".
Des chasseurs de l’armée bombardent alors le palais par des roquettes puis des tirs de chars suivent peu après. Le palais est envahi. Salvador Allende est tué dans un échange de coups de feux avec les assaillants.
11 septembre 1973 : L'attaque du palais présidentiel par les troupes commandées par le général Pinochet. Dès sa prise de pouvoir, la junte, conduite par Pinochet, dissout le congrès, suspend la Constitution et interdit les partis politiques ; les libertés publiques sont supprimées ; l’Etat d’urgence proclamé et le couvre-feu instauré ; la liberté de la presse est abolie.
La répression est particulièrement féroce.
Selon une retranscription d'écoutes publiée par le National Security Archive, le 16 septembre 1973, Henry Kissinger téléphone à Nixon à propos du coup d'Etat au Chili : "Nous les avons aidés à créer les conditions, au mieux".
"Quatre mois après le putsch, le bilan était atroce : près de 20.000 personnes assassinées, 30.000 prisonniers politiques soumis à de sauvages tortures, 25.000 étudiants expulsés et plus de 200.000 ouvriers licenciés. Mais le plus dur n'était pas encore arrivé." (Gabriel Garcia Marquez). La dictature du général Pinochet allait sévir pendant 17 années.
Un socialisme libertaire et pluraliste
La mentalité triomphaliste des années 1960, une période optimiste due à l’actualité de la révolution, empêche les partis et les intellectuels marxistes de se poser les questions essentielles pour la construction du socialisme au Chili par la voie institutionnelle. Durant cette intense période de l’Unité populaire (étape de bonheur pour la construction de l’avenir mais tragédie en germe), Allende va plus loin que quiconque dans la définition de l’horizon stratégique. Dans son discours du 21 mai 1971, parlant du but et pas seulement de l’étape, il définit le socialisme chilien comme libertaire, démocratique et pluripartite. Cette conception fait de lui le précurseur des thèses de l’eurocommunisme.
Il va plus loin que les communistes chiliens : ces derniers n’abandonnent pas la conception orthodoxe du socialisme à construire et sont enfermés dans la logique du moment décisif où il faudra prendre « tout le pouvoir ». Il est clair pour Allende qu’il n’y a pas de transition institutionnelle sans la création d’une alliance stratégique avec tous les secteurs progressistes pour générer une solide majorité. Mais sa lucidité est vaine, il ne parvient pas à imposer cette politique au bon moment.
Arrivé au pouvoir, jamais il n’envisagera d’abandonner son éthique humaniste ni de recourir à l’autoritarisme du pouvoir, comme l’ont fait presque tous les présidents depuis 1932. Cette attitude a certes empêché sa « révolution » de faire peur à ses ennemis. Mais le degré de développement de la crise au début de l’année 1973 l’aurait obligé non seulement à poursuivre légalement certains secteurs de l’opposition, mais aussi les groupes de gauche qui s’opposaient à sa politique ; il se serait alors retrouvé dans une impasse. Ce fut un démocrate, même dans les périodes de constantes menaces contre le gouvernement, d’interventions étrangères ostensibles et de pratiques terroristes de l’extrême droite.
Allende n’a pas cherché à créer un nouveau réformisme ni un chemin socialdémocrate. Il s’agissait de faire de la démocratisation radicale de toutes les sphères de la vie sociale l’axe de la transformation sociétale. Là était son caractère révolutionnaire, et non dans l’usage de la violence pour résoudre le problème du pouvoir.
Le jour du coup d’Etat, Salvador Allende se suicide. Pourquoi avoir occulté cette réalité durant tant d’années ? Son suicide est un acte de combat. Lors de cette terrible matinée du 11 septembre, le président passe de la douleur à la lucidité. Quelle a été cette douleur ? Jules César a dit à Brutus : « Toi aussi, mon fils ? » Une plainte de stupéfaction face à la bassesse dans laquelle est tombé l’ami. La question représentant la douleur la plus intense qui soit face au sentiment de frustration. Allende se l’est certainement posée à plusieurs reprises au cours de la matinée.
Mais à un moment donné il atteint la maîtrise ascétique de lui-même. Il contrôle la douleur pour la mettre au service de la politique. En effet, il n’a jamais envisagé de sortir vivant du palais de la Moneda. Sans doute pressentait-il qu’il mourrait en combattant. Il pensait à la résistance, aux militaires capables d’honorer leurs serments et à des partis capables de transformer leurs paroles en actes, donc en affrontements. Il ne s’imaginait pas seul, abandonné, entouré uniquement de ses fidèles, tandis que l’Unité populaire décrétait le cessez-le feu.
C’est le geste du suicide. Cet acte qui éclabousse le général Pinochet de son sang restera pour toujours une trace indélébile.
Au moment même où il va triompher, le général commence à marcher vers l’endroit où il finira, comme un soldat sans honneur qui fuit ses responsabilités, qui survit grâce à des fourberies légales. Triomphant certes, car il a modelé la société chilienne actuelle. Mais il ne pourra jamais atteindre le piédestal du héros, car le héros peut être Agamemnon mais pas Egisthe.
Pourquoi le général Pinochet a-t-il agi ainsi ? Parce qu’il était avide d’un pouvoir qui ne proviendrait pas du « père », de celui qui l’avait désigné comme chef. Cette impulsion inconsciente et incontrôlable l’a conduit à une erreur : craindre davantage Allende vivant qu’Allende mort. Ce parricide symbolique est la marque qu’Allende lui imposa comme destin. Il n’a même pas pu le tuer, car Allende a choisi lui-même sa propre mort.
Comme dans le drame de Sartre, Pinochet est déjà entouré de mouches. C’est pourquoi ses disciples et ses favoris le renient désormais. Ses lieutenants militaires répudient ouvertement ses violations des droits humains. Ils doivent le faire pour conserver la légitimité du modèle. Ils veulent qu’on oublie que cela fut le produit de la force machiavélique du pouvoir sans entraves, d’une terreur dont le général Pinochet fut le responsable à leurs côtés. Salvador Allende a perdu la première bataille pour un nouveau socialisme. Mais il n’est pas un fantôme épuisé. Il demeure le drapeau d’une lutte à reprendre pour le socialisme de demain.
Albert Idelon
idelonalbert.vercors@laposte.net
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