Pour des états généraux vraiment «généraux»
Dans son dernier numéro, la revue Sciences humaines propose un dossier consistant dans lequel ses auteurs tentent de répondre à cette question : «Et si on repensait tout ?». En effet, dans les rapports sociopolitiques et les équilibres planétaires comme dans le «royaume des idées», «un monde craque, un autre accouche».
Nous avons plus que jamais besoin, pour construire les vérités à venir, de ceux dont c’est la spécialité et le métier : les intellectuels, les savants, les chercheurs. Nous, le peuple, attendons d’eux qu’ils nous éclairent et nous rendent aptes à moins subir les transformations, à mieux les comprendre pour mieux les anticiper et les dominer. Cette fonction à la fois épistémologique, éducative et politique n’est pas nouvelle. Elle remonte à l’affaire Dreyfus, au siècle des Lumières et, peut-être, à l’Antiquité grecque avec les sophistes, Socrate et Platon.
Mais, en même temps, des savoirs nouveaux et critiques, aussi pertinents et opérants soient-ils, ne peuvent descendre d’un ciel des intelligibles seulement occupé par ceux dont c’est la spécialité de penser juste. Une telle séparation se traduirait par un dangereux et injuste divorce entre les victimes d’un monde qui craque et les heureux élus de cet autre qui accouche, ou encore, comme le disait déjà Condorcet dans son projet d’Instruction publique de 1792, «le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves».
Alors, comment faire ? Il faut imaginer de nouvelles procédures de construction des savoirs mettant en mouvement de nouvelles relations entre les intellectuels et le peuple qui consisteraient à ce que les premiers ne se contentent pas, avec bonne conscience, de venir faire magistralement la leçon à ceux qui doivent apprendre pour leur bien et leur salut.
Voici quelques pistes de travail qui, pour certaines, ne sont pas entièrement nouvelles mais restent souvent négligées pour ne pas dire méprisées :
- Il faut d’abord se convaincre et convaincre ceux, souvent les intellectuels, qui y sont réticents, que les savoirs ne sont pas que savants, qu’ils soient académiques ou critiques, mais qu’ils sont aussi sociaux, d’action, pratiques, d’engagement, de prise de conscience, d’expression ; qu’ils peuvent être modestes mais décisifs pour les individus et les transformations qu’ils engendrent. Pensons aux Cahiers de doléances de 1789 et mesurons comment des savoirs du quotidien jusque-là «inouïs» (Pierre Roche) parce qu’«assujettis» (Michel Foucault) peuvent déclencher l’un des bouleversements les plus importants de l’Histoire.
- Il faut aussi expérimenter et mettre en œuvre de nouvelles procédures de construction des savoirs comme nous en propose une éducation populaire inventive mettant l’individu dans une posture d’auteur-acteur de ce qui fait sens pour lui, là où il travaille, vit, souffre, résiste, espère. Nous pensons en particulier au processus «paroles, savoirs, œuvre, pouvoir, émancipation», initié par Pierre Roche, sociologue au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (1). Nous pensons aussi à l’Université populaire - Laboratoire social de la MJC de Ris-Orangis qui, accompagnée par Miguel Benasayag, part de ce qui affecte les gens, quelques fois les indigne, les pousse à réfléchir collectivement, à se mobiliser et à construire des alternatives.
- Sans pour autant réduire les savoirs à leur dimension pragmatique et utilitaire, il faut considérer qu’ils ne prennent sens que lorsqu’ils augmentent notre puissance d’agir et, en l’occurrence, nous rendent aptes à comprendre, à écrire et à faire l’Histoire, celle de chacun d’entre nous comme celle qui doit nous être commune.
Dans toutes ces manières de faire, les intellectuels sont présents avec des postures nouvelles : non en surplomb en venant éclairer les paysages d’une lumière souvent éblouissante et étrangère mais en accompagnant les individus sur les chemins qu’ils dessinent eux-mêmes et sans rien concéder sur l’exigence de vérité. Après la question du «comment ?», vient la question du «avec qui ?». Spontanément, on a envie de répondre : «Avec tout le monde». Mais l’histoire du moment nous pousse à penser qu’il faut avoir une attention particulière pour cette «France des invisibles, la France d’à côté, celle que l’on n’entend pas et qui se sent de moins en moins représentée» (le Monde du 7 décembre). On se sentira sûrement désemparé de constater que cette France-là est celle de la «colère sourde», de ceux qui se sentent exclus des pratiques de consommation ostentatoire des nantis et de la sécurité des derniers biens qu’ils possèdent et que, par conséquent, il apparaît bien difficile de construire avec eux les savoirs utiles à des changements qui pourtant s’imposent. Relevons le défi en refusant de faire d’eux une improbable part du marché électoral qui se prépare et ainsi de vouloir les ramener de force dans le giron d’une France prétendument démocratique. Partons de cette colère sourde pour qu’elle trouve son expression, se traduise en savoirs et en une œuvre d’émancipation qui conduirait courageusement et avec détermination à une salutaire transformation des rapports sociaux. Pour cela, il faudrait oser la convocation d’états généraux «vraiment généraux» et abandonner ces consultations d’appareils qui laissent sans voix ceux que l’on n’entend pas alors que l’on prétend les organiser pour eux. Faisons le pari de l’humain et soyons convaincus, comme le pense Pierre Roche «que ce par quoi un individu est assujetti est précisément ce par quoi il peut trouver son devenir-sujet». A condition de l’accompagner sur ce chemin exigeant. Ce serait un grand signe de courage et de maturité politique.
CHRISTIAN MAUREL
(1) «Approche clinique et éducation populaire» dans les Cahiers du Laboratoire de Changement social numéro 7, l’Harmattan.
Dernier ouvrage paru : «Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation», l’Harmattan 2010.
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