Gare à la dislocation sociale
Comment faire plus de social en dépensant moins ? C'est l'équation-clé de l'élection présidentielle de 2012. Plus de social ? Les besoins sont immenses. Si, en 1995, on pouvait parler de "fracture sociale", le risque aujourd'hui est celui de la "dislocation sociale". Un quart des assurés sociaux qui renoncent à des soins pour des raisons financières. 20 % de chaque génération qui sort du système scolaire sans diplôme. Une personne sur sept qui vit sous le seuil de pauvreté. Un chômage qui persiste autour de 10 % de la population active. A système inchangé, ce sont des dizaines de milliards qu'il faudrait injecter dans les années qui viennent pour ne pas régresser. Les services publics sociaux chargés de l'emploi, de la famille et de l'éducation sont eux-mêmes à bout de souffle et leurs agents surchargés par les demandes.
Or, ni les milliards ni les dizaines de milliers de postes ne seront disponibles pour répondre à cette demande. Etat, collectivités territoriales, organismes de la Sécurité sociale n'ont plus de marge de manoeuvre. La méthode Coué ne produira pas de recettes miracles : la confiance rétablie qui restaure la croissance qui remplit les caisses publiques, ce n'est pas une perspective sérieuse pour les prochaines années.
Sommes-nous condamnés à voir notre système social se dégrader ? Oui, si on croit les promesses ou si on laisse s'installer un discours défaitiste et culpabilisant sur le social. Non, si l'on obtient des candidats qu'ils inscrivent à leur programme des réformes permettant un progrès social à coût nul. Ces réformes existent. Dans un pays où les dépenses sociales sont déjà élevées, avec un rendement faible, il est concevable de prévoir au moins le maintien de la protection sociale, sans le subordonner à des dépenses supplémentaires illusoires. Voilà dix pistes de réforme. Aucune d'entre elles n'est facile. Toutes ont des inconvénients. Mais toutes sont réalisables et aucune ne creuse les déficits publics.
1. Le bouclier sanitaire. Aujourd'hui, on rogne la couverture maladie tout en voyant la proportion de renoncement aux soins augmenter. Le bouclier sanitaire consiste à plafonner ce qui reste à la charge du malade, en fonction de son revenu. Il remplace la couverture maladie universelle et il met fin à la prise en charge à 100 % des affections de longue durée. Il met fin à ces situations où certains assurés paient en une année plus d'un mois de salaire, entre franchises, forfaits hospitaliers et autres tickets modérateurs.
C'est une réforme lourde, mais dont la faisabilité a été démontrée. Elle ne coûte rien. L'essentiel de l'augmentation des dépenses d'assurance-maladie est lié aux affections de longue durée. Ceux qui sont atteints de telles affections se verraient demander une contribution lorsque leurs revenus sont élevés. En contrepartie, le plafonnement de leur participation s'appliquerait aussi aux autres soins que ceux directement liés à la maladie classée "affection de longue durée".
2. Une restriction de la pharmacopée prise en charge par l'assurance-maladie. Nous sommes champions du monde de la consommation de médicaments. Le nombre de médicaments remboursés et leur prix est bien supérieur à ce qu'il est dans d'autres pays. On peut réduire le nombre de médicaments pris en charge par l'assurance-maladie, sans détériorer la prise en charge sanitaire. C'est l'industrie pharmaceutique qui souffrira, si elle ne se réoriente pas, et, dans une moindre mesure, les pharmaciens. Pour ces derniers, on peut atténuer en les rémunérant pour des services médicaux rendus, ce qui permet de répondre aux problèmes de déserts médicaux. Les pharmaciens pourraient, par exemple, faire le travail d'orthoptiste qui est en France un monopole d'ophtalmologiste, pour lequel il y a désormais parfois six mois d'attente !
3. La réduction des coûts des services pour les personnes aux revenus les plus modestes. Paradoxalement, les personnes qui ont les revenus les plus faibles paient plus cher que les autres les différents services. La minute de téléphone par carte prépayée est plus chère que la minute par forfait. Les loyers des petites surfaces sont plus chers au mètre carré. Assurance, énergie, alimentation, crédit, sont au nombre de ces postes de dépenses pour lesquels les pauvres paient un surcoût.
Au total, une étude du Boston Consulting Group chiffre cet effet, que l'on peut qualifier de "double peine", à 6 % de leurs revenus, soit 2 milliards d'euros par an ! Comme si les personnes les plus modestes payaient une TVA supplémentaire, en grande partie financée par des prestations sociales improductives. Les tarifs sociaux ne corrigent que très peu cet effet et les pouvoirs publics n'ont jamais vraiment traité ce problème. Des initiatives commencent à être prises par quelques entreprises. Il serait temps de passer à une grande échelle. Protéger les plus faibles, ce n'est pas seulement augmenter leurs ressources, c'est aussi réduire leurs coûts.
4. Une assurance obligatoire pour le logement. Les différents mécanismes de garantie du risque locatif sont restés des échecs. Il faut instituer une assurance obligatoire de tous les propriétaires contre les loyers impayés. Mais cette assurance ne couvrirait le propriétaire que s'il pratiquait un loyer raisonnable, par rapport à des loyers de référence.
Pour un loyer ne respectant pas des normes, le propriétaire paierait la même cotisation, mais serait moins bien couvert. Un taux de 3 % rapporterait 3 milliards d'euros dont la moitié pourrait être consacrée à indemniser les propriétaires contre les non-paiements de loyers et l'autre moitié à financer des travaux de lutte contre l'habitat insalubre et de mise aux normes. Des mécanismes dissuasifs peuvent être trouvés pour éviter les abus de la part de locataires qui se trouveraient débiteurs du fonds de garantie.
5. La dotation d'autonomie financée par les droits de succession. Le verdict de l'Insee est sans appel : les inégalités de patrimoine ont augmenté entre 2004 et 2010. L'écart entre les 10 % les plus riches et les 20 % les plus modestes s'est accru de 30 % en sept ans, 10 % de la population détient la moitié des richesses. Une moitié des ménages se partage les miettes : 7 %.
Ce faisant, l'Insee montre le caractère héréditaire de la richesse. On ne rebat pas les cartes à chaque génération. Certains naissent dotés d'un solide patrimoine, d'autres ne reçoivent que "la pauvreté en héritage". Cela renforce les difficultés des jeunes qui n'ont pas la chance de pouvoir bénéficier de la transmission d'un patrimoine familial et qui ne peuvent pas compter sur un marché de l'emploi qui les attend bras ouverts. La gauche fait progressivement marche arrière sur l'allocation d'autonomie et annonce qu'elle attendra des jours meilleurs.
Il y a pourtant une manière simple, juste et rapide de traiter deux problèmes en même temps : la question des inégalités et celle de la jeunesse : en utilisant les droits de succession pour financer une dotation d'autonomie, pour briser la chaîne de transmission héréditaire de la pauvreté.
La dotation d'autonomie, c'est ce que nous proposions dans le Livre vert sur la jeunesse, en alternative à une allocation : un capital versé au moment de la majorité. Dans le Livre vert, nous suggérions qu'il soit décroissant en fonction des ressources de la famille, pour lui donner un fort caractère redistributif, et nous avions laissé ouvertes deux options : celle d'une dotation libre d'emploi pour le jeune ou celle d'une dotation fléchée, ne pouvant être utilisée que pour un projet de formation ou d'emploi. Nous savions que la dotation d'autonomie, pour être efficace, doit coûter 4 à 5 milliards d'euros. Le plus logique serait de la financer par un rétablissement des droits de succession. En prélevant au moment de la transmission et en dotant au moment de la majorité, on rebat les cartes.
Faire de la jeunesse et de la réduction des inégalités une seule et même priorité passe par financer une dotation d'autonomie par un impôt sur les successions.
6. La réduction des plus hauts revenus. L'explosion des plus hauts revenus au cours des vingt dernières années est l'un des motifs d'accroissement des écarts de patrimoine. La répartition très inégale des revenus, au moment de la distribution initiale, est aussi une source de coûts pour les politiques sociales, qui s'efforcent partiellement d'atténuer ces inégalités. On rappellera que, en vingt ans, les 10 % des salaires les plus élevés ont capté les trois quarts de la richesse produite, quand 80 % des salariés voyaient leur situation se dégrader et que les 10 % les plus modestes ont vu leur situation dépendre de l'évolution du smic et des prestations sociales. Une politique déterminée pour ramener les plus hauts revenus vers des niveaux moins déraisonnables est une manière de faire du social sans coût pour les dépenses publiques.
7. La fusion du revenu de solidarité active et de la prime pour l'emploi. La création du revenu de solidarité active aurait dû s'accompagner de la disparition de la prime pour l'emploi, si des voix ne s'étaient pas élevées, à droite comme à gauche, pour s'y opposer. Résultat, notre système compte deux systèmes mal articulés de soutien aux faibles revenus pour un coût total de plus de 13 milliards d'euros. Les aides au logement constituent un troisième mode de soutien aux revenus les plus faibles pour un coût additionnel équivalent. Un seul mécanisme suffirait, évitant les incohérences et la dispersion. La droite en est convaincue, la gauche n'a pas encore de doctrine sur ce point, qui concerne quelques millions de foyers.
8. La réforme par expérimentation. Le mode d'élaboration des politiques sociales est facteur de coûts. Combien de réformes ont été a posteriori épinglées par la Cour des comptes pour avoir des coûts démesurés et des effets incertains ? Il est toujours difficile de remettre en cause ce qui a été créé : résultat, les dispositifs s'empilent et l'efficacité s'amenuise. Les gouvernements devraient s'imposer, sous le contrôle du Parlement, d'initier des réformes par des expérimentations permettant de mesurer le rapport entre le coût et l'efficacité de mesures nouvelles et de pouvoir remettre en cause des mesures anciennes, parfois obsolètes.
Une grande entreprise ne survivrait pas longtemps sans un département de recherche et développement capable de tester ses innovations avant de les introduire sur le marché. C'est pourtant ce qui manque aux politiques sociales ou seul existe le contrôle a posteriori, qui intervient pour évaluer une réforme déjà plusieurs fois réformée...
9. Le financement des associations. Les associations jouent un rôle crucial en complément de l'action des institutions publiques. Leur financement est de plus en plus fragile et leur vulnérabilité a de graves conséquences sur le tissu social. Cette situation risque de s'aggraver, les subventions aux associations étant l'une des premières cibles des coupes budgétaires. Une part de leurs ressources provient de la générosité publique. Or cette générosité est décroissante avec les revenus. Si les plus modestes donnent 1 % de leurs revenus, les plus aisés ne leur consacrent que 0,6 % des leurs, en moyenne.
Les incitations fiscales à financer le secteur ne sont pas suffisantes pour les plus fortunés. Ainsi, lorsque les assujettis à l'impôt sur la fortune pouvaient atténuer le poids de cet impôt en choisissant un investissement dans une entreprise ou un don au secteur non lucratif, seule une infime minorité a opté pour l'investissement désintéressé.
Aligner le "taux de générosité" des plus riches sur celui des plus pauvres ferait rentrer plusieurs centaines de millions dans les caisses des associations. Puisque cela ne se fait pas spontanément, il serait légitime de demander à chaque foyer fiscal, au-dessus d'un certain seuil, de justifier d'un don de 1 % à 2 % de ses revenus à des associations d'intérêt général ou, à défaut, d'abonder à un fonds pour le développement des associations à caractère social. Cela donnerait une bouffée d'oxygène aux associations et, surtout, leur permettrait de jouer leur rôle à l'égard des publics qu'elles accompagnent.
10. Des contributions écosociales. La taxe écologique est morte avant d'avoir été créée. Pourtant, il existe des mini-taxes écologiques fort utiles. Ainsi, sous l'impulsion de l'association Emmaüs, a été créée une "écocontribution textile" : quelques centimes payés sur chaque vêtement acheté, finançant la récupération et le recyclage, grand pourvoyeur d'emplois d'insertion. Ces contributions ont un double effet : elles évitent des dépenses d'incinération en augmentant la part recyclée ou réutilisée, et consolident des entreprises d'insertion, qui ont besoin de moins de subventions pour faire leur travail social, ô combien utile. De tels mécanismes pourraient être créés dans plusieurs autres domaines.
Voilà dix idées de transformations sociales. Elles ne sont peut-être pas très spectaculaires ni très "glamour". Mais elles s'attaquent à dix problèmes essentiels et ne dépendent pas d'un retour à meilleure fortune de la France, d'une croissance enfin supérieure à 2 %, ni ne creusent les déficits publics. Les candidats qui s'engageraient à faire de telles transformations ne pourraient pas s'abriter derrière la conjoncture internationale ou les contraintes européennes pour ne pas les mettre en oeuvre. Ils auraient la certitude d'avoir un impact concret sur la situation des Français qui subissent le plus le choc de la crise. Ils pourraient cesser de faire rimer le mot réforme sociale avec régression ou avec déficit. Et ils pourraient éviter ce risque de dislocation sociale dont les conséquences peuvent être ravageuses.
Martin Hirsch, haut fonctionnaire
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