Pour vivre peureux, vivons fichés
A l’initiative du Conseil de l’Europe, le 28 janvier est devenu la journée de la protection des données à caractère personnel. On pourrait sourire devant ces appellations thématiques s’il n’en allait de la protection de notre vie privée.
On pourrait sourire s’il n’y avait de quoi s’inquiéter devant la collecte des données personnelles dans des fichiers de police si nombreux qu’on ne parvient plus à les énumérer.
La création du Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques (FNAEG) est l’illustration parfaite d’une loi qui dégénère. Crée en 1998 pour identifier les auteurs de crimes et délits sexuels, il n’avait reçu que peu d’opposition. Après tout, nous ne sommes pas des agresseurs sexuels.
Le fichier était d’abord réservé aux personnes condamnées. Nul n’a trouvé à redire, nous ne sommes pas condamnés.
Puis le fichier s’est étendu aux personnes simplement soupçonnées d’avoir commis une infraction. Ainsi, un policier peut décider de collecter l’ADN « d’office », donc sans l’aval d’un magistrat, et simplement en présence d’indices. Voilà comment des innocents se retrouvent dans un fichier de coupables.Toujours peu de monde pour contester, mais finalement, sommes-nous vraiment innocents ? Aujourd’hui, 137 infractions, soit quasiment la totalité des crimes et délits, y compris les plus petits, entraînent une inscription au FNAEG. A l’exception des délits financiers, évidemment, parce que tout fait exception dans la délinquance en col blanc.
Contre ces extensions successives de la loi et du fichier, personne n’a protesté. Comment être entendu alors que ces lois répondent à des faits divers ? Comment être entendu sans avoir l’air d’avoir quelque chose à cacher ? Pourquoi protester alors qu’après tout, nous n’avons rien à nous reprocher ? Seulement a-t-il quelque chose à se reprocher le million de ceux qui ont juste été soupçonnés sans jamais avoir été jugés mais qui se retrouvent fichés? En tout, près de 2 millions d’entre nous sont fichés au FNAEG. Ce n’est pas encore inscrit sur eux mais vous les fréquentez forcément, les fichés. En proportion, ils sont pratiquement un par classe, deux par salle de cinéma, 400spectateurs du Palais Omnisport de Paris-Bercy et, statistiquement au moins un au gouvernement… On est bien loin du fichage des agresseurs sexuels.
A coup de fait divers, les politiques jouent sur nos peurs et ont étendu le FNAEG : pour vivre peureux, vivons fichés. Que font-ils des données ? Elles seront conservées 40 ans pour les personnes condamnées et 25 ans pour les mises en causes. Ces durées sont sans commune mesure avec les durées de prescriptions des infractions ou des peines, voire de la récidive. On se demande bien pour quelle raison une telle disproportion. 2 millions, c’est aussi le nombre de lecteurs français du petit livre Indignez-vous de Stéphane Hessel. Peut-on être indigné et fiché ? Qui refuse le prélèvement de son ADN ? Les lecteurs de Stéphane Hessel? Qui s’indigne pour faire respecter ses libertés fondamentales? Pas grand monde en fait car la loi fait payer le prix fort. Le refus est sanctionné par une condamnation pénale : 1 an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende. Voilà qui fait reculer même les plus indignés. Le refus est d’ailleurs souvent vain, car si la loi prévoit le consentement de la personne pour prélever son ADN, elle permet aussi à l’officier de police judiciaire de passer outre le refus et de prendre l’ADN s’il se détache naturellement du corps. Méfiez-vous de la cigarette ou du verre d’eau qui vous sont proposés en garde à vue…ils pourraient parler pour (ou contre ?) vous. C’est une certaine idée du consentement que la loi propose: le refus est sanctionné et la prise est faite quand même. Une idée à ne pas mettre entre toutes les mains… Parmi les opposants réguliers à la prise de l’ADN, on trouve des militants. Moins attendu, trouverait-on des magistrats ? On attend en effet la décision de la Cour d’appel d’Amiens qui a jugé le délégué CGT des ex-salariés de Continental (les Contis), poursuivi pour avoir refusé de se soumettre au prélèvement de ses empreintes génétiques, après sa condamnation pour dégradation de biens à la sous-préfecture de Compiègne.
Dans leur jugement, les premiers jugesavaient relevé que les faits«s’inscrivent dans une logique parfaitement lisible de combat syndical et non dans une démarche à vocation purement délinquante et antisociale». Ils en avaient conclu que«le recueil d’ADN du prévenu en vue de son identification et de sa recherche était inadéquat, non pertinent, inutile et excessif et il ne saurait être fait grief au prévenu de s’y refuser».
Les magistrats ne pouvaient être plus clairs : la loi ne dit pas toujours ce qui est juste et les hommes doivent conserver cet espace de réflexion qui empêche la soumission.
Le Parquet a fait appel. Faut-il s’en étonner puisqu’il est aux ordres ? On attend donc de savoir si la Cour dira cet appel inadéquat, non pertinent, inutile, excessif et faisant au surplus grief à la société. Parce que vouloir faire respecter une loi comme on se met au garde à vous, c’est faire grief à la société. On attend que les magistrats disent, comme des remparts de la société, que respecter une loi c’est en respecter l’esprit et non y être soumis. Souhaite-t-on vraiment constituer des fichiers c’est-à-dire bientôt des cartes très détaillées de qui l’on est et d’où l’on vient ? N’y-a-t-il vraiment aucune raison de craindre que ces fichiers passent entre de mauvaises mains ? Après tout, nous sommes capables de 21 avril… On attend aussi, avec la Ligue des Droits de l’Homme qui alerte sur ces fichiers qui pèsent sur nos libertés: que ne figure plus dans le FNAEG que les personnes condamnées ; que le nombre d’infractions motivant l’inscription soit réduit ; que les délais de conservation des profils soient mieux adaptés et que toute forme de réhabilitation emporte retrait du fichier.
Un retour à l’esprit de la loi en somme.
A l’heure où le gouvernement stigmatise des populations et distingue les Français entre eux, à l’heure où le risque pénal est évalué à titre prédictif, l’on s’interroge surtout sur l’utilisation de fichiers qui vont finir par tous nous recenser. Il y a 1000 personnes supplémentaires fichées au FNAEG tous les jours. Ils parlent de vivre ensemble mais font de nous de la chair à données.
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