«On n’attaque pas la presse», disait François
Mitterrand, qui dénonça tout de même les «chiens». Ces jours-ci on attaque
beaucoup la presse. Depuis la dernière campagne présidentielle, et plus encore
depuis quelques semaines avec les «affaires», on lui assène des coups verbaux
avec une violence inédite. Nicolas Sarkozy, dans sa tribune au Figaro,
s’emporte contre «les milliers d’articles rédigés à charge» contre lui, une
«boue complaisamment répandue». A droite, c’est une litanie d’accusations.
Jean-François Copé dénonce les «Tartuffes bouffis d’orgueil», Rachida Dati les
«vrais tocards». Pas tous, mais quand même. N’en jetez plus…
La campagne pour les élections municipales a donné
lieu à des attaques en règle qui traduisent une curieuse conception de la
démocratie. A l’extrême droite,
Marine Le Pen invective Canal + : des «bobos horribles, pleins de morgue». A
Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet accuse une journaliste du Monde d’être «la
21e tête de liste du PS». Nicolas Dupont-Aignan accuse untel d’être «une
merde intégrale». Le dirigeant du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon lance sur
son blog un appel à la vindicte : «N’ayez aucun scrupule à dire très haut ce
que vous pensez de cette caste partout où vous le pouvez, de manière à créer
une ambiance qui leur soit partout contraire et méprisante. Et consolez-vous :
ils ne valent pas plus cher.» Faut-il se féliciter de ce que les femmes et les
hommes politiques se libèrent, cessant ainsi d’être les «valets des
journalistes», selon l’expression de Régis Debray ? L’on pourrait répondre
«oui». Oui, la médiacratie est une forme dégénérée de la démocratie. Oui, les
journalistes ne sauraient s’étonner des retours de bâtons s’ils s’érigent en
«cléricature», en tribunal du bien et du mal, voire en tribunal tout court. Oui
il arrive que la prétention, la mauvaise foi, l’absence de rigueur et les
«emballements médiatiques» agacent les responsables politiques, les citoyens et
jusqu’aux journalistes eux-mêmes, loin d’être aveuglés par un supposé
corporatisme…
Comme tous les citoyens, les politiques sont fondés
à critiquer la «presse». Pendant
longtemps, en dehors des cercles restreints de l’université ou de la «critique
médias», cette «fonction sociale» qu’est le journalisme échappait au discours
politique, comme s’il s’agissait d’un exercice neutre, hors du champ de la
contestation. On peut se réjouir que les questions du pluralisme, de
l’indépendance du journalisme, et pourquoi pas de sa qualité, sa pertinence, redeviennent
d’intérêt public. Sauf qu’à quelques exceptions près les responsables
politiques ne prennent pas d’initiatives pour que la France se retrouve à une
meilleure place que la 39e, qu’elle occupe au classement mondial de la liberté
de la presse publié par Reporters sans frontières.
La vitupération traduit-elle une exigence pour le
journalisme ou représente-elle un danger ? Quiconque ne se reconnaît pas dans un discours journalistique, dans
une présentation de faits, préfère tomber dans l’insulte ou le mépris. On ne
saurait ignorer la haine montante de l’altérité, le dégoût croissant des
représentations contraires, des sentiments nourris par de trop nombreux
Français sur lesquels les politiques auraient tort de souffler. Même les deux
journalistes de RFI tués à Kidal dans l’ouest du Mali en novembre 2013 ont
fait l’objet de jugements lapidaires fréquents. «Ils seraient restés chez eux à
s’occuper de leur cul, cela ne serait pas arrivé», écrivait un aimable lecteur
sur le site de Sud-Ouest, à l’unisson d’autres gracieusetés.
Ne nous trompons pas. Nonobstant leur caractère
«trop humain», nombre de journalistes font preuve d’une indépendance d’esprit,
d’une curiosité et d’une intégrité intellectuelle très supérieure à nombre de
ceux qui les critiquent. Ceux qui
s’attachent à traquer les débordements journalistiques peuvent-ils reconnaître
que les rédactions sont remplies de journalistes qui collectent et rapportent
les informations en se fondant sur une «subjectivité désintéressée» ?
S’attacher à dévoiler et comprendre le réel, avec honnêteté et doute, est un
facteur d’apaisement. Il serait pertinent que les politiques fassent preuve
d’un sens de la «complexité» et, plutôt que s’attacher à des polémiques
fugaces, à des déclarations démagogiques, nous donnent matière à réfléchir et
débattre sur la divergence des intérêts et sur la nécessité de leur juste et
libre représentation.
Ce climat de dénonciation est attentatoire à la
liberté de la presse, en ce qu’il procède de l’intimidation. Pour sortir d’un système de «servitude
réciproque», il est urgent d’en finir avec le mélange des genres et que chacun
fasse son travail. Celui des journalistes consiste à rapporter des faits. Celui
des responsables politiques est de nous préparer un monde correspondant le plus
possible à nos choix collectifs.
Or que serait un monde sans journalistes ? Un
paradis débarrassé de prismes inutiles ? A l’évidence, ce serait tout au contraire un monde saturé de messages
de communication, de propagande, envoyés par des structures publiques et
privées, parfois des individus, sans qu’il soit possible de distinguer le vrai
du faux, la manipulation de l’information imparfaite mais honnête. Les
journalistes ne sont pas toujours à la hauteur de l’idéal, peut-être, mais
lorsqu’on leur tape trop fort dessus, quand on porte atteinte à la confiance
dans une fonction sociale en soi, on restreint les libertés de tous les
citoyens.
Christophe DELOIRE Secrétaire général de Reporters
sans frontières
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