La réforme territoriale, une contre-révolution culturelle
« UNE REMISE EN CAUSE DES STRUCTURES REPUBLICAINES »
- Dans un récent article, vous avez déclaré que la réforme des collectivités territoriales est une véritable contre-révolution culturelle. Pouvez-vous expliciter ce propos ?
- Anicet le Pors : C’est au fil des siècles que la fonction publique s’est bâtie. Tout d’abord au service de la royauté, de ses seigneurs et des ses courtisans. Il a fallu se battre, verser du sang parfois, pour qu’elle se transforme afin que l’intérêt général prenne le pas en se distinguant nettement de la somme des intérêts particuliers. C’est dans cet esprit qu’a été élaboré à la Libération le premier statut démocratique des fonctionnaires, institué par une loi du 19 octobre 1946. J’ai pour ma part œuvré de 1983 à 1984 pour, d’une part mettre sur pied et unifier une fonction publique à trois versants (Etat, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers) et d’autre part faire en sorte que les 5 200 000 agents publics de l’époque soient tous placés dans une position statutaire, réglementaire et non contractuelle.
Trois grands principes ont présidé à cette construction.
- Tout d’abord l’accès à la fonction publique par voie de concours. Ce qui est tout à fait conforme à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 stipulant que tous les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics ».
- Ensuite le principe d’indépendance, visant notamment à protéger l’agent public, qui sert l’intérêt général, de l’arbitraire administratif, des pressions politiques partisanes ou des lobbies. C’est ce que l’on nomme le système de la carrière, un système opposé à celui de l’emploi ou du contrat qui, en œuvre dans nombre de pays anglo-saxons, ne protège quasiment pas les fonctionnaires de ces « aléas ».
- Enfin le principe de la responsabilité. Fondé lui aussi sur la Déclaration de 1789, il dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». S’ensuit alors que le fonctionnaire, qui est soumis à des obligations de service pour le bien commun, doit avoir la plénitude des droits et devoirs des citoyens et non être regardé comme un rouage impersonnel de la machine administrative, ou comme un sujet du pouvoir politique.
C’est cette histoire et cette conception du service public et de la fonction publique qui font qu’en France la corruption y est quasi inexistante et que son efficacité est reconnue et enviée dans le monde. Dépourvu de cette culture, Nicolas Sarkozy a d’évidence entrepris de la mettre à bas. Nos concitoyen(ne)s ne lui en ont pas donné le mandat en l’élisant à la présidence de la République en 2007.
- Mais sa réforme ne touche pas au statut des agents de la fonction publique territoriale...
Disons plutôt qu’elle ne s’y attaque pas de front. Mais en réduisant considérablement le nombre de collectivités territoriales, elle le condamne à disparaître. A titre indicatif, la privatisation de France Télécom n’a-t-elle pas entraîné le remplacement des fonctionnaires qui y travaillaient par des salariés de droit commun ou des contractuels ? Et depuis les exemples ne manquent pas pour montrer que les services rendus aux usagers, devenus clients, ne cessent de se dégrader et de leur coûter de plus en plus cher. Il est à redouter que les citoyens aient à subir des effets identiques si cette réforme n’est pas mise à bas.
- Que pensez-vous du « mille-feuilles » administratif qu’invoque le président de la République pour mettre en œuvre sa réforme ?
A l’intérieur du « millefeuille administratif », il y a de la bonne crème. C’est curieux, le président de la République n’en parle pratiquement jamais. Et pourtant c’est elle qui l’intéresse le plus. Cette crème, c’est l’argent que les collectivités investissent dans des services sociaux, des équipements sportifs et culturels, dans l’entretien des voiries.... Cette crème, c’est plus de 70 % des dépenses d’investissement public que ses amis, à savoir ceux qui évoluent dans le grand monde des affaires, voudraient bien s’accaparer.
Comment mettre la main dessus ? En éliminant un maximum de feuilles, soit des communes et des départements. Et avec elles des élus. Ceux-ci, bénévoles pour la plupart et vivant au plus près de leurs administrés, travaillent généralement pour le bien commun. Ce qui les amène parfois à prendre le contre-pied des politiques libérales de casse des services publics et des acquis sociaux initiées bien avant 2007, et considérablement accélérées depuis. Il lui faut donc en élimer un maximum. D’où l’idée nocive des conseils territoriaux, constituant une remise en cause des structures républicaines actuelles qui, Sarkozy le reconnaît lui-même, jouent un rôle d’amortisseur social dans la crise que nous connaissons actuellement.
- En quoi cette idée vous semble-t-elle nocive ?
Je redoute que les conseillers élus pour siéger dans les conseils territoriaux soient très éloignés, voire complètement détournés des missions qu’ils accomplissent aujourd’hui dans l’intérêt de leurs communes et départements. Et qu’ils soient contraints de se plier à la volonté de suprématie des grands pôles métropolitains pointant ostensiblement le bout de leur nez dans cette réforme. Mes craintes sont d’autant plus fortes que ces pôles et les autres grands pôles européens seront mis en concurrence, en conformité avec les dogmes libéraux qui guident l’Union européenne. Ce qui est très loin de la coopération et de l’âge d’or des collectivités et des services publics nécessaires et possibles en ce début de 21e siècle.
- Un missile destructeur des acquis de la décentralisation
C’est la guerre. Le chef de l’UMP (qui occupe le fauteuil du chef de l’Etat) a décidé de frapper fort, très fort. Ces projets de loi ont été pensés par un chef de guerre qui n’aime la démocratie que si elle lui profite, à lui et à la classe possédante et dominante, bénéficiaire de privilèges inacceptables.
- La réforme territoriale est, en réalité, un missile à têtes multiples.
Réduction populiste du nombre des élus, laminage de l’organisation institutionnelle territoriale, régression démocratique, mise sous tutelle et purge fiscale, la droite a décidé de reprendre avec une brutalité sans nom le pouvoir de proximité que la démocratie lui interdit de contrôler. A défaut de convaincre les citoyens de lui confier les pouvoirs locaux, la droite préfère les réduire.
La confusion des institutions par le biais du « conseiller territorial » risque de pervertir la finalité des conseils régionaux. Elus « hors sol », les conseillers régionaux ont au moins la vertu d’être - relativement - détachés des égoïsmes locaux pour s’attacher à la conception stratégique de l’aménagement de leur territoire.
L’encadrement nécessaire de l’action des collectivités locales ne peut se réduire à un travail de casse.
Enfin, mais c’est là l’objectif de fond des politiques menées par la droite, le dessein ultime est bien de réduire toujours plus la puissance publique, ses services et ses capacités d’intervention. Comme l’a clairement fait comprendre le président de la République lors de sa présentation de la réforme territoriale, il s’agit de contraindre et réduire la dépense publique locale, comme l’a été celle de l’Etat dans le cadre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP). - La Gazette des communes a décrypté les projets de loi réformant les collectivités locales (4 novembre 2009).
Après de multiples retards dus notamment à des complications constitutionnelles autour du volet électoral, le gouvernement a fini par présenter ses quatre projets de loi de réforme des collectivités lors du conseil des ministres du 21 octobre. Les sénateurs commenceront leur examen la mi-décembre. Et devront éclaircir de nombreuses questions, notamment celles liées au mode de scrutin des nouveaux conseillers territoriaux, qui remplaceront les conseillers généraux et régionaux.
Le principal de ces textes, dédié aux questions institutionnelles ressemble fort à une synthèse entre les rapports «Balladur» et «Belot», les positions arrêtées de l’UMP et l’esprit de consensus propre au Sénat.
- Passage en revue de principales mesures :
- Des conseillers territoriaux siégeant à la fois au conseil général et au conseil régional à partir de 2014 figurent bien au menu. 80 % d’entre eux sont élus au scrutin majoritaire à un tour dans le cadre de cantons agrandis et rénovés. Les 20 % restant relèvent de la proportionnelle au plus fort reste. L’Assemblée des départements de France et l’Association des régions de France dénoncent une manipulation électorale.
- Une répartition des sièges dans les intercommunalités, en fonction de critères démographiques fixés par la loi. Une mini-révolution. Dans beaucoup de communautés, les petites communes se révèlent aujourd’hui surreprésentées.
- Les compétences des départements et des régions « en principe exclusives ». Elles ne peuvent être exercées par une autre collectivité. Quand, « à titre exceptionnel », sont admises des dérogations, un chef de file est alors désigné. Au-delà de ces principes, le chantier de la répartition entre échelons débutera un an après l’adoption définitive du projet de loi-cadre.
- Pour limiter les multiples financements croisés des projets le texte prévoit qu’une « part significative » des crédits soit apportée par le maître d’ouvrage. La notion est jugée un peu floue par beaucoup d’acteurs territoriaux. La, première ébauche du projet de loi prévoyait, elle, un seuil précis de 50 %.
- Des métropoles, facultatives, pour les bassins de plus de 450 000 habitants. Ces nouveaux établissements publics de coopération intercommunale sont dotés de toutes les compétences des communautés urbaines. Elles reçoivent des conseils généraux les transports scolaires et la gestion des voiries départementales ; de la commune, l’intégralité de la voirie, les autorisations et les actes relatifs à l’occupation et l’utilisation du sol. A défaut d’accord avec le département et la région, elles se voient transférer de leur part un « socle de compétences économiques ».
- Un achèvement de la carte intercommunale fin 2014. Cette date est retenue à la fois pour intégrer à une communauté les dernières communes récalcitrantes et terminer le grand chantier de la rationalisation des périmètres. Une échéance que l’Association des maires de France (AMF) et l’Assemblée des communautés de France (ADCF) jugent trop rapprochée du scrutin municipal.
Anicet Le Pors
Membre du Conseil d’Etat.
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