Des nouvelles de Patrick Viveret
On
se souvient de la charge confiée à Mario Monti de former un nouveau
gouvernement, en Italie, a été effective dès un dimanche soir pour permettre
une ouverture sereine des bourses européennes le lundi matin. Pour Patrick Viveret,
philosophe, ancien conseiller honoraire à la Cour des comptes, et auteur de
Reconsidérer la richesse, cette manière de «rassurer les marchés» est à la fois
inefficace et dangereuse.( photo C.V. : Ce 8 juillet, Patrick Viveret à Dialogues en humanité à Lyon)
Elle
revient, d’un côté, à vouloir «rassurer des robots», puisque la majorité des
transactions financières, de par le monde, sont désormais opérées par des
automates.
Elle
avalise, de l’autre, une logique financière qui menace les valeurs cardinales
sur lesquelles l’Europe s’est construite: la démocratie et la paix. Cette
logique ne tolère pas, en effet, deux composantes essentielles du
fonctionnement démocratique : le temps et la divergence.
Pistes pour une politique alternative sous forme d'entretien. MCD.
Quelles leçons tirer du renversement de deux gouvernements élus démocratiquement,
en Grèce et en Italie, sous la pression des marchés financiers ?
La
démocratie et la paix, c’est-à-dire les deux valeurs cardinales sur lesquelles
s’est construite l’Europe, sont aujourd’hui menacées. Nous sommes entrés dans
une situation d’urgence démocratique, précisément par ce fait que la logique
financière elle-même ne supporte plus deux caractéristiques majeures de la
démocratie : le temps d’une part, la pluralité et la divergence des
orientations de l’autre.
Les
marchés financiers fonctionnent aujourd’hui à la seconde, ou à la nanoseconde,
et ne supportent plus le temps démocratique, qui ne va jamais assez vite pour
eux. Un phénomène permis et aggravé par le fait que 70% des transactions
financières aux Etats-Unis, et près de la moitié en Europe, sont réalisées par
des automates, à travers le trading algorithmique. On ne cesse de dire qu’il
faut rassurer les marchés, parce que ça ne passerait pas si on disait qu’il
faut «rassurer les robots». D’où le développement de cette novlangue jargonnante
de l’économie financière, qui, par son opacité, joue un rôle structurant dans
le déni de démocratie.
Il
y a un formidable travail de déconstruction et d’éducation populaire à faire
pour savoir qui sont ces fameux marchés financiers à rassurer.
Le seul fait de se poser la question du «qui?» permet de saisir à la fois le
rôle considérable des automates et la psychose maniaco-dépressive dans laquelle
les financiers sont engagés.
Le
Wall Street Journal, qui n’est pas l’incarnation d’une pensée alternative,
écrivait, au moment du krach de 1987, mais cela reste valable aujourd’hui, que
les marchés ne connaissent que deux sentiments : l’euphorie ou la panique.
C’est exactement ce qui caractérise la psychose maniaco-dépressive.
C’est-à-dire un état où les personnes perdent le contact avec le réel,
notamment économique, et peuvent dilapider l’argent. C’est une des raisons pour
lesquelles on préconise tutelle et curatelle. Il ne s’agit donc pas seulement
de réguler les marchés financiers, mais aussi de les soigner. Les marchés
financiers constituent aujourd’hui un problème de santé internationale.
L’autre
fondement de la démocratie que les marchés ne supportent plus est la division
ou la pluralité des orientations, pourtant inhérente au processus démocratique.
Ils exigent donc, partout, des règles d’or et des gouvernements d’union
nationale, dirigés par des techniciens. On l’avait déjà senti cet été, aux
Etats-Unis, lors du désaccord entre républicains et démocrates sur le plafond
d’endettement. La gestion dynamique de la divergence, qui est un fondement
démocratique, n’est plus compatible avec la logique financière.
Si
on laisse cette logique s’imposer, on en arrive donc à ce qu’a décrit le prix
Nobel hétérodoxe Paul Krugman. Pour lui, nos programmes d’austérité sont
l’équivalent des sacrifices humains chez les Mayas. Il faut
analyser la crise actuelle à travers les catégories d’une crise de foi, donc
d’une crise religieuse, pas seulement d’une crise de confiance. Nous sommes
dominés par un socle de croyances et de crédulités conduisant à penser que,
face à ces nouveaux dieux courroucés que sont les marchés financiers, nous
n’avons d’autres choix que les rassurer avec des sacrifices ! Et des sacrifices
humains. Chaque annonce d’un plan d’austérité implique plus de chômage, moins
d’infirmières, moins d’éducation…
C’est
pourtant une destruction de richesse réelle et humaine aussi absurde que les
sacrifices mayas, qui ne parvenaient pas à arrêter les éclipses de soleil et
n’ont pas empêché la civilisation maya de s’effondrer. On voit bien que c’est
inefficace, mais on nous explique que c’est lié au fait qu’on n’a pas été assez
loin dans le sacrifice ! Or, cette logique sacrificielle, si on la
laisse aller jusqu’au bout, met en cause non seulement la démocratie, mais, ensuite,
la paix elle-même.
Une
économie entièrement autonome vis-à-vis du politique et de toute éthique
engendre des formes de guerres civiles intérieures : on en a perçu les germes
lors des émeutes britanniques de l’été. Mais elle porte aussi en elle les germes
de guerres internationales. Les éléments de révolte sociale sont déjà présents
et le seront plus encore avec les programmes d’austérité.
Et
la meilleure façon de canaliser des révoltes, c’est toujours de construire des
logiques de boucs émissaires. Soit des boucs émissaires intérieurs, comme les
Juifs hier ou les Roms aujourd’hui. Soit des boucs émissaires extérieurs. Les
révoltes sociales qui montent en Chine face à la classe des nouveaux riches
pourraient bien faire que Taiwan devienne un enjeu de conflit majeur. Et, pour
Israël, une bonne façon de détourner les puissantes revendications de leurs
indignés, c’est un conflit avec l’Iran. Les politiques économiques actuelles
sont autant de bombes à retardement planétaires.
Mais
l’envolée des dettes est tout de même une préoccupation légitime...
La menace qui pèse
aujourd’hui, en Europe, sur les valeurs cardinales de la paix et de démocratie
me semble nettement plus importante que la dette financière. D’autant
que celle-ci doit être replacée dans la compréhension des «trois dettes» : la
dette écologique, la dette sociale et la dette financière, qui ne vient qu’en
troisième position.
La dette écologique,
qui se mesure par l’empreinte écologique, permet aux pays riches, et à leurs
classes possédantes, de se permettre un mode de vie écologiquement
insoutenable, parce qu’il continue à y avoir trois milliards d’êtres humains
qui vivent, eux, en dessous de l’empreinte écologique possible pour la planète.
Mais quand les Indiens ou les Chinois se mettent à dépasser les seuils et à
rattraper l’Occident, cela devient insoutenable. La dette la plus urgente est,
pour le monde issu du modèle industriel occidental grand consommateur de gaz à
effet de serre, de se reconvertir et d’aider à la réorientation du Sud vers des
modes de développement écologiques.
La dette sociale désigne, elle, le transfert d’une part
considérable de la rémunération du travail vers la rémunération du capital,
depuis les années 1980. Pierre Larrouturou a avancé le chiffre de 35 000
milliards de dollars en 30 ans. Ce transfert n’a pas de légitimité
démocratique, et la dette financière est, en réalité, très fortement constituée
par cette dette sociale.
Même si les chiffres généraux sont délicats à manier, ce qui est sûr c’est que,
quand j’étais à la Cour des comptes, le travail qu’on avait effectué sur la
séquence 2000-2010 mettait en évidence 100 milliards d’euros d’exonérations
fiscales de toute nature. Or, ils constituent une double peine pour les uns et
un double bénéfice pour les autres.
Les bénéficiaires de ces 100 milliards payent moins d’impôts et de cotisations
sociales, et, avec ce surplus, ils peuvent se permettre de prêter, notamment
aux Etats, et de recevoir donc, en plus, les intérêts de leurs prêts. Du côté
des gens modestes, c’est une double peine. Ils reçoivent moins en services
publics ou en prestations sociales, et, de l’autre côté, on leur demande aussi
de payer l’austérité, au titre de citoyens contributeurs. On a donc transformé
une dette sociale due aux gens modestes en une dette financière due, d’abord,
aux plus riches.
Il faut donc certes penser et résoudre la dette financière, mais en rapport avec la dette
sociale et écologique. On peut alors prétendre commencer à
rembourser la dette, mais sur la base de critères de justice sociale. Une
mesure d’un gouvernement de gauche élu en 2012 pourrait être de faire passer
d’abord une loi sur un plafond maximal d’inégalités de revenus, en définissant
un seuil maximal d’inégalités acceptables dans une république dont la devise est,
après tout, «Liberté, Egalité, Fraternité». Par exemple de 1 à 10… Cela aurait
pour effet de déterminer une élévation des minima sociaux, mais aussi de créer
l’équivalent d’un revenu maximal.
Si on a ce plafond de revenus, lorsqu’on rembourse la dette, comme ce sont,
mécaniquement, les plus riches qui ont eu les moyens de prêter, cela va
rapidement dépasser leur plafond de revenus… Il sera donc légitime que cet
excès de revenus soit repris au titre de la fiscalité liée au plafonnement des
revenus. Pour la dette de la France, même si une partie est détenue par des
fonds étrangers, cela concerne déjà le tiers de la dette, qui est détenu par
des résidents français. Et ce serait déjà une transformation majeure, puisque
cette première tranche de remboursement limiterait d’autant le coût colossal
des intérêts.
On peut aussi envisager une façon plus libérale d’utiliser ce remboursement en
réinvestissant cet excès d’argent dans des formes collectives d’investissement
écologique et social, à travers des fondations dont la collectivité publique
serait partie prenante et par le biais de l’instauration d’une monnaie
écologique et sociale. Pour cela, il faut aussi repenser la monnaie,
dont on voit qu’elle est au cœur de nos dysfonctionnements actuels.
Un bon exemple, donné par Bernard Lietaer, un des anciens responsables de la
Banque centrale de Belgique, est celui de la construction des cathédrales. Cela
n’a été possible que si la valeur du bien que l’on construit à long terme
paraît plus intéressante que la valeur de la monnaie qu’on utilise à court
terme. Chartres bénéficie encore de cet investissement à long terme de la
collectivité, parce qu’on a considéré que cet investissement de long terme
avait plus de valeur que celle de son équivalent monétaire immédiat, parce que
la détention de monnaie liquide n’était pas aussi importante et intéressante à
court terme qu’elle ne l’est aujourd’hui. Si, à l’époque, la ville de Chartres
avait pu avoir des placements financiers qui lui rapportaient 15% en un an,
elle aurait joué la carte des placements financiers plutôt que des cathédrales.
Si on se pose les questions en termes de développement soutenable, ou de grands
investissements sociaux, il s’agit d’investissements lourds, de long terme,
sans rentabilité immédiate. Ou, plutôt, leur seule rentabilité immédiate est
que ça commence à éviter le pire… Mais il faut d’abord sortir du
court-termisme, donc faire en sorte que le placement strictement financier
n’ait pas d’intérêt, voire qu’il suscite du désintérêt… Pour cela, on peut
transformer la nature de la monnaie ou instaurer une taxe sur les transactions
financières, mais qui soit costaud, de l’ordre de 2% plus que de 0,05 %.
Les
contraintes monétaires sont effectivement au cœur de la crise actuelle. Mais
peut-on créer une monnaie mondiale qui interdise la spéculation, sur le modèle
de ce qui existe dans les systèmes d’échange locaux ? Est-ce que, plus
généralement, la solution à la crise actuelle peut vraiment se trouver dans
l’élargissement des principes de l’économie sociale et solidaire ?
Les monnaies sociales, face à la crise des monnaies officielles, que ce
soit l’euro ou le dollar, offrent une perspective transformatrice ambitieuse de
réappropriation démocratique de la monnaie, qui valorise les circuits citoyens,
écologiques, sociaux. Elles proposent des modes d’échanges alternatifs,
soucieux du développement humain collectif, et non de l’enrichissement
spéculatif de quelques-uns. On a des exemples qui fonctionnent très bien, par
exemple, dans une ville comme Toulouse, le Sol violet, qui a le soutien
d’institutions comme la Macif ou le Crédit coopératif. Ces monnaies sociales
sont anti-spéculatives. Si elles ne sont pas utilisées, elles perdent de la
valeur au fil du temps, car elles sont pensées comme des «monnaies fondantes»,
qui ne peuvent donc pas servir à la spéculation ou à la thésaurisation.
Bernard Lietaer a démissionné de la Banque centrale de Belgique sur le constat
que les banques centrales accéléraient la crise financière au lieu de la
contrer. Il a, alors, proposé une monnaie mondiale, la «Terra», en partant du
principe que le dollar ne pourra pas rester dans ce double jeu d’être à la fois
la monnaie des Etats-Unis et la monnaie mondiale : une ambiguïté qui est au
cœur du système monétaire mondial défini après guerre, à Breton Woods. La crise
du dollar cet été a rouvert le débat sur la création d’une monnaie mondiale,
et, tant qu’à en faire une, il faut faire en sorte qu’elle soit une monnaie
mondiale, au service d’un développement soutenable. Il propose donc que la
«Terra» perde de la valeur si on ne l’utilise pas, pour empêcher la
spéculation.
Il est
temps que les pouvoirs publics reprennent le contrôle de la création monétaire,
qu’on a laissé filer, et la monnaie sociale me paraît être un bon outil pour ça.
Il est donc possible d’utiliser à l’échelle mondiale des approches aujourd’hui
locales ou expérimentales et de réincorporer, dans le cadre d’une crise de
l’euro et du dollar, des expériences de la finance solidaire ou des monnaies
sociales dans une perspective macro. Il ne s’agit pas seulement d’une extension
du champ de l’économie sociale et solidaire.
Cela s’inscrit dans une économie plurielle, où le marché a toute sa place, mais
rien que sa place. L’économie publique y a aussi sa place, comme l’économie
solidaire. On serait alors dans une économie «avec marché», et non dans une
économie «de» marché. Une économie seulement publique
engendre, à l’inverse, le risque d’une économie bureaucratique et administrée. Il faut donc pluraliser
l’économie.
Quelles formes de gouvernance pourraient permettre cette transformation
?
L’émergence
d’un mouvement des droits civiques mondiaux, avec le printemps arabe, le
printemps espagnol et le mouvement Occupy, dont l’altermondialisme avait posé
les prémices, est le socle d’une citoyenneté terrienne et, à terme, d’une
gouvernance démocratique mondiale. Il existe, de fait, une gouvernance
mondiale, mais qui est, c’est selon, oligarchique, technique, parfois
despotique. En tout cas, elle fait la preuve, aujourd’hui, de son inefficacité.
C’est logique : vous ne pouvez pas prendre des décisions qui engagent des
milliards de citoyens si celles-ci sont élaborées dans des cénacles coupés du
reste de la planète, surtout si ces décisions demandent des sacrifices ou des
efforts à répétition. Il y a des sacrifices à consentir et des efforts à faire,
mais si on veut réussir les grands défis, comme la soutenabilité écologique, il
faut faire en sorte que cette citoyenneté mondiale ne constitue plus une
vieille utopie, mais devienne un objectif fondamental.
Mais une gouvernance mondiale n’est pas une super-bureaucratie mondiale. Elle
devrait appliquer le principe de subsidiarité. On traiterait au niveau
planétaire ce qui relève du planétaire, comme la question du climat ou des
armes de destruction massive, et le reste à des niveaux continentaux ou
nationaux. Mais le grand enjeu du XXIe siècle, c’est effectivement celui-ci.
Est-ce qu’on va vers une logique de plus en plus oligarchique, qui ne supporte
pas le fait démocratique et devient, comme on le voit actuellement, une source
de chaos à l’échelle des nations, voire au-delà ? Ou est-ce qu’on se donne les
moyens de transformer les défis en opportunités ?
L’humanité s’est donné
un destin commun : le positif de tous ces risques qui nous menacent, de toutes
ces crises systémiques, c’est que l’humanité peut devenir le sujet de sa propre
histoire. Elle a commencé, avec Hiroshima, à comprendre
qu’elle était le sujet négatif de son histoire. Elle pourrait, à l’heure de
Fukushima, devenir le sujet positif de son histoire.
Quand on parle de gouvernance, on tient toujours à y mettre la fonction de
défense, qui fait partie de la souveraineté. Or, que serait un ministère de la
défense de l’humanité ? Le propre d’un ministère de la défense, c’est d’analyser
les menaces et d’y répondre. Existe-t-il des menaces lourdes qui pèsent sur
l’humanité ? La réponse est oui. Mais ces menaces ne viennent pas de
l'extérieur. La barbarie n'est pas extérieure, elle est intérieure, et l'Europe
a payé un prix assez lourd pour avoir conscience que la barbarie peut naître au
cœur des civilisations.
Un ministère de la défense de l’humanité dirait que la
destruction des écosystèmes menace l’humanité et impose une politique
industrielle radicalement transformée. Que le cocktail explosif des misères
produites par l’augmentation vertigineuse des inégalités menace l’humanité et
impose une autre politique sociale. Que la circulation anarchique des armes de
destruction massive exige une politique de désarmement.
Je prends volontairement comme exemple le terrain classique de la posture
réaliste, qui se situe sur le terrain de la gouvernance, et donc de celui de la
défense. Mais le fait même de passer à l’échelle de la «mondialité», pour
parler comme Edouard Glissant et distinguer la mondialisation de la
globalisation financière, oblige le politique à changer de posture.
Là où le politique s’est souvent construit sur une pacification intérieure
agitant des menaces extérieures, dire que la barbarie est intérieure et non pas
extérieure aboutit à changer la nature du politique. Il doit réapprendre ses
lignes de conduite non auprès de la géopolitique, mais auprès des traditions de
sagesse, qui savent, elles, que la barbarie est intérieure.
Mais
combattre la barbarie à l’intérieur des collectivités humaines, y compris à
l’intérieur de chacun d’entre nous, doit-il nous faire négliger l’importance
des institutions, qui ont eu aussi pour vertu de permettre aux êtres humains de
se rassembler et de définir les conditions d’un être ensemble ?
L’enjeu
institutionnel est considérable, mais c’est différent d’avoir des institutions
qui favorisent la paix ou la guerre, la démocratie ou l’oligarchie. C’est ce
que disait Castoriadis sur la dynamique de l’instituant et de l’institué. Il
faut à la fois considérer que l’institution est un terrain majeur, mais que les
institutions doivent être revivifiées et questionnées, sans cesse, par la force
de l’énergie instituante. Les nouvelles formes politiques ou économiques que
nous devons promouvoir pour «faire société» sont importantes, non pour créer
des îlots de marginalité autour du système, mais pour construire des
institutions nationales, continentales ou mondiales.
Jusqu’au début des années 1980, l’Europe, dans son processus institutionnel, a
été dans cette direction et représentait un cas très intéressant, y compris
dans son mode de régulation, en construisant un modèle d’économie de marché
régulé, qui n’était pas capitaliste. Les libéraux et les marxistes confondent
le capitalisme et le marché. Le capitalisme est dans une logique de puissance,
et si on le laisse se développer sans frein, il détruit aussi les échanges et
les marchés, comme l’avait souligné l’historien Fernand Braudel.
Le capitalisme est dans une logique de trusts, industriels hier,
informationnels aujourd’hui. Mais le vrai marché est une institution qui
suppose de la régulation : il lui faut de la paix et du droit. La première
partie de l’histoire des institutions européennes était nourrie par
l’expérience des faits totalitaires, de la guerre et par les dérèglements
nocifs de la première «société de marché», décrite par Karl Polanyi.
A partir du moment où on a basculé, de plus en plus vite, vers une Europe qui
devenait le vecteur d’imposition de la logique de globalisation financière,
l’Europe a commencé à se déstructurer de l’intérieur. Au lieu d’être
protectrice, elle est devenue menaçante. Et on arrive aujourd’hui à un point
critique, où cette Europe-là est incapable de défendre ses propres avancées. Si
on reste dans cette mécanique, on risque de ne pas vivre seulement la fin de
l’Euro, mais un éclatement de l’Europe elle-même.
Il faut reprendre le chemin européen, sur les bases initiales des trente années
d’après guerre, en y ajoutant l’enjeu écologique qui était alors le grand
impensé. Mais
l’Europe ne pourra éviter sa propre destruction, qui est en route, qu’en étant
capable de lier question écologique, sociale et démocratique.
Et tout cela est non seulement possible, mais correspond à l’aspiration des
peuples européens, qui ne veulent pas du nationalisme et du souverainisme, mais
refusent seulement que la logique européenne soit le faux nez d’une régression
sociale et démocratique.
Patrick Viveret
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