Entretien avec Claudia Serna, défenseure colombienne des droits à l’eau, lauréate du prix Danielle Mitterrand 2013.
Claudia Serna a accepté notre interview pour faire connaître de première main le travail effectué avec les Desconectados (déconnectés) vis-à-vis de l’accès à l’eau, à l’électricité et un logement décent.
EntreTodos : 2013 semble être marqué par un regain de mobilisation sociale en Colombie. Les luttes agraires, contre la locomotive énergétique du président Santos, voire contre les projets d’extraction minière ainsi que pour la protection de l’eau, sont quelques-uns des bannières les plus connues. Comment vous insérez-vous dans ce contexte ? Qu’est-ce que la Corporation Juridique Liberté ?
CS La Corporation Juridique Liberté (Corporacion Juridica Libertad) est une organisation des droits de l’homme travaillant à Medellin depuis 1993 en mettant l’accent sur la protection et la défense des droits de l’homme : l’accès à l’eau potable, les droits civils et politiques, en particulier la liberté des prisonniers politiques et la défense de la vie des victimes de conflits armés et des exécutions extrajudiciaires, font partie de nos combats.
Depuis quelques années, la Corporation Juridique Liberté a également commencé à travailler sur la question des droits sociaux, économiques et culturels, comme étant des droits de l’homme d’une portée collective. Dans ce cadre, il ne s’agit plus des droits des individus, mais de la défense de groupes humains, et dans cette voie nos priorités sont l’accès à l’eau potable, à un logement décent et à l’électricité.
Logo de la Mesa Interbarrial de Desconectados de Medellin
ET : Dans le contexte européen, la lutte pour l’eau peut sembler un peu ambiguë. Que signifie de ne pas avoir accès à l’eau ?
CS. Il faut tout d’abord comprendre que l’eau est un bien public qui appartient à tous mais qui, paradoxalement, semble n’appartenir à personne. Nous savons qu’il y a de l’eau et que l’Etat peut répondre aux besoins en eau de la population dans le respect et la protection de l’environnement. Cependant, même dans cette circonstance il y a certaines populations qui ne peuvent pas y accéder. La question à se poser est pourquoi. Dans la pratique, ceux qui n’ont pas assez d’argent pour payer l’eau potable ou qui sont situés dans les zones périphériques des villes n’ont pas les réseaux d’approvisionnement et n’ont pas d’accès économique réel aux ressources en eau.
ET : Pourquoi des gens n’ont pas accès à cette ressource dans une ville comme Medellin, une des plus grandes et les plus industrialisées de la Colombie ? Pouvez-vous nous donner quelques chiffres sur ces réalités ?
CS. Medellin a perdu beaucoup d’industries au cours des dernières décennies ce qui a accru la pauvreté et le chômage, et ce sont parmi les raisons pour lesquelles beaucoup de gens ne peuvent pas payer l’accès à l’eau potable ou à un logement décent, pour ne pas mentionner l’éducation et les services de santé. A l’heure actuelle, en Colombie, s’est mis en place un modèle où les droits sociaux ne peuvent être garantis que par l’argent. Donc, nous avons beaucoup de droits sur le papier, mais si votre famille n’a pas d’argent pour payer pour l’eau ou pour payer un logement, elle va vivre en situation nomade permanente à l’intérieur de la ville, sans logement définitif. Si votre famille n’a pas de quoi payer la santé, elle devra subir la précarité du système. Dans tous les cas, le manque d’argent empêche l’accès effectif aux droits sociaux.
A Medellin, il y a au moins 20 000 familles, soit entre 100 000 et 130 000 personnes, qui n’ont pas l’électricité chez eux. Ces familles, en pleine modernité et au milieu du XXIème siècle, doivent cuisiner au feu de bois et s’éclairer avec de bougies ou en utilisant d’autres formes artisanales d’éclairage. Environ 32 000 familles, soit près de 150 000 personnes, sont sans accès à l’eau potable et doivent demander à leurs voisins pour des dons d’eau et se ’débrouiller’ pour trouver de l’eau potable chaque jour. En revanche, et le plus aberrant, Entreprises publiques de Medellín (EPM) est connue comme l’entreprise la plus « efficace et rentable en Amérique latine ». Nous parlons d’une entreprise publique qui génère des bénéfices suffisants pour se soutenir, pour investir sur le long terme et même pour exporter de l’électricité aux pays tiers comme le Salvador, le Panama, le Honduras, l’Equateur ... Mais en même temps, cette Entreprise ne répond pas à la demande intérieure des propres citoyens et en particulier ceux de la ville de Medellín qui font vivre l’entreprise. C’est la grande contradiction que l’on trouve à Medellin.
ET : À quel moment et pourquoi la lutte pour l’eau comme un droit humain devient un pilier de la mobilisation sociale à Medellin ?
CS . Dans Medellin, depuis de nombreuses années, il y a eu beaucoup de mobilisation pour l’accès aux services publics. Le travail de la Table Inter-Quartier est l’héritage d’autres organisations qui se sont articulées autour de ces luttes. Il est important de noter que quand la ville a commencé à s’urbaniser et à édifier les premières maisons et les premiers quartiers, la première forme de gestion des services publics a été la gestion communautaire. Donc, il y a toujours eu un intérêt de la population pour accéder à des services vitaux tels que l’eau et l’électricité.
D’autre part, à Medellin, en particulier à partir des années 90, il y a eu des organisations sociales fortes qui ont favorisé l’accès aux services publics générant la mobilisation, la sensibilisation et propagation de la conscience citoyenne face au besoin que nous avons tous d’accès aux services publics. Nous sommes convaincus que nous ne nous battons pas pour une marchandise ; nous ne luttons pas pour des garanties superflues, nous parlons de besoins fondamentaux qui ne sont pas substituables.
ET : Quel est la portée et l’impact de vos actions d’organisation sociale et mobilisation ?
CS. Nous sommes engagés dans cette lutte. Je ne peux pas vous dire où elle va finir. Depuis la Corporation Juridique Liberté, nous avons eu l’occasion d’influencer les changements du point de vue juridique : la Cour Constitutionnelle colombienne, le gardien de la Constitution et le garant de l’adaptation du service public au respect des droits de l’homme, a fait écho, par exemple, à une de nos actions déposées en 2009 (affaire T-546/09) en créant un précédent juridique fondamental. En effet, la Cour a interdit aux entreprises publiques (prestataires de services) de débrancher les ménages où il y a des mineurs même s’ils ne peuvent pas payer leur consommation. Cela a été une de nos victoires. Cependant, nous avons une tâche fondamentale d’information auprès des habitants des quartiers pauvres et dans la défense de leurs droits : là est notre priorité.
On ne défend pas les droits que l’on ne connaît pas. Si vous ne savez pas que vous avez un droit à l’eau potable même lorsque vous ne pouvez pas la payer, vous ne pourrez jamais défendre votre droit. Pour cela, la mobilisation est un de nos plus importants piliers. Nous essayons de nous rapprocher de plus en plus des arrondissements, des organisations, des quartiers, des gens, pour leur parler de nos propositions pour renforcer l’appropriation des droits au sein des communautés et leur défense par la suite.
ET : Finalement, nous aimerions parler un peu de ce qui se passe en Colombie en ce moment. Les négociations de paix entre le gouvernement colombien et les FARC ont été instaurées à Oslo en 2012 et sont actuellement en cours à La Havane depuis 1 an. Comment vivez-vous la défense des droits de l’homme et la mobilisation sociale depuis le processus de paix ?
CS. Le processus de paix en Colombie est pour tous une urgence et une nécessité. Nous vivons dans un conflit qui a duré longtemps et a été déshumanisé au point d’utiliser des méthodes et moyens de guerre qui nuisent à la plupart des civils. Pour la société, il est essentiel qu’un accord de paix puisse être réalisé.
À cet égard, nous, dans la Corporation Juridique Libertés et d’autres organisations à Medellin, sommes d’accord avec une solution politique et négociée au conflit. Mais nous croyons que plus que la remise des armes, il doit y avoir un accord minimum pour rétablir les droits qui ont été refusés pendant des décennies aux populations les plus vulnérables. Donc, nous ne pouvons pas simplement parler d’accord de paix entre la guérilla et le gouvernement, avec soit les FARC soit l’ELN s’il est décidé qu’ils font partie d’un processus de négociation.
Ce qui est requis de toute urgence est la mise en place de politiques sociales en accord avec les besoins de la population. Des politiques foncières : comme une véritable restitution qui permette aux familles de retourner à leur territoires et cultiver leurs aliments ; une politique de souveraineté alimentaire, d’éducation pour tous les enfants indépendamment de leur capacité économique, et une politique de santé publique, sont des prémisses fondamentales. Nous sommes conscients que de telles garanties sociales ne seront pas le produit d’un accord de paix. Dans la pratique, la société civile en tant que moteur de ces luttes doit continuer à se battre pour que ces droits soient rétablis et que s’opèrent des changements plus structurels au sein de l’Etat pour permettre une véritable paix. Il ne suffit pas qu’il y ait un accord de paix, si nous n’arrivons pas à faire valoir d’autres besoins pour le progrès de la population. La Colombie est un pays appauvri avec de nombreux besoins. S’il y a une négociation entre la guérilla et l’état sans plus, des enfants continueront à naître au milieu de difficultés et par la suite, d’une manière ou d’une autre, continueront à se battre pour protéger leurs droits. En ce sens, nous nous félicitons vivement du processus de paix, mais nous pensons que cela devrait aller au-delà de l’abandon des armes.
Entretien réalisé par Claudia Barrantes (Entretodos France) le 23 Novembre 2013
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