L’individu contemporain, pas moins citoyen qu’hier
Vivons-nous dans une
société de fieffés individualistes ? C’est ce que nous répètent à l’envi de
nombreux commentateurs face à la crise de l’ainsi nommé «vivre ensemble»
politique. Vieille antienne longtemps portée par la droite réactionnaire
attachée à une société de corps et d’Etats, aujourd’hui reprise de tous
bords, invoquant pêle-mêle la dévalorisation de l’intérêt général,
la faillite de l’éducation morale ou carrément «l’esprit 68» ! Nous
sommes pourtant, depuis plus de deux siècles, dans une société
d’individus… et l’individu contemporain n’est pas moins citoyen qu’hier.
Certes depuis quelques décennies, l’heure est au
projet individuel comme à la réalisation de soi. Mais cette injonction n’est que la conséquence
d’un processus qui, mobilités obligent, fait que l’individu est de moins en
moins défini par son statut et ses appartenances (familiales,
géographique, professionnelles, religieuse, etc.) et se voit ainsi
contraint de s’autodéfinir pour faire reconnaître sa place dans le monde
social, et dans cette entreprise les armes dont chacun dispose sont très
inégales. L’individu contemporain est-il pour autant devenu égoïste ?
Réaffirmons d’abord qu’il reste un individu social, même si se transforment les
modalités selon lesquelles il se trouve attaché aux autres individus.
Les liens horizontaux prennent peu à peu le
pas sur les liens verticaux, les relations consenties sur celles
imposées. Jeunes et femmes notamment l’expérimentent quotidiennement.
Mais, pour être davantage
autonome, l’individu n’est pas forcément devenu plus égoïste. Toutes les études
montrent plutôt un développement important du bénévolat et plus souvent de la
vie associative. Plus encore, s’engager pour défendre et promouvoir des causes
reste plus que jamais à l’ordre du jour, même si les façons dont on le fait se
transforment. L’engagement se fait circonstancié, voire éphémère, soucieux
des règles démocratiques, mobilisant souvent davantage qu’hier passions et
affects. Il relève plus du choix personnel. Les jeunes se mobilisent
à l’écart des adultes et des grands mouvements d’éducation populaire qui
naguère encadraient massivement la jeunesse. Les femmes ne sont plus
cantonnées dans le secteur social, longtemps leur endroit réservé, et
interviennent à l’écart des associations cornaquées hier par des adultes mâles.
Les grandes fédérations hiérarchisées perdent de leur pouvoir et, à l’instar
des syndicats, sont de moins en moins sous le contrôle des organisations
idéopolitiques.
Du même coup, les assemblées élues recrutent moins
dans le vivier associatif ; le débouché politique est de moins en moins le
terme d’une carrière militante hors les partis. Et, surtout, plus on s’éloigne du niveau local,
moins les instances représentatives se trouvent ainsi innervées par les
expressions et revendications issues directement du monde social. L’écart se
creuse entre ce qui se passe dans la vie réelle et des institutions
politiques recrutant en milieu de plus en plus clos.
Si la déconnexion de la
représentation politique et du monde associatif est lourde de conséquence pour
la première, elle ne signifie pas forcément dépolitisation des revendications
dans la seconde. Il faut penser l’action dans l’espace public dans une
société d’individus déliés au moins partiellement de leurs appartenances, et
vivant au rythme des communications numériques horizontales et instantanées. Et
repenser les termes de la socialisation politique : dit rapidement, elle se
construisait hier à travers la transmission familiale et les réseaux
militants d’appartenance ; elle tend plus aujourd’hui à passer par les épreuves
des parcours personnels et l’expérimentation au jour le jour de divers
engagements. Même ces NIMBY [Not In My
Back Yard, «pas dans mon jardin», ndlr] tant décriés, ces
groupements de défense qui seraient le symbole du triomphe des intérêts
particuliers sur l’intérêt général ne sont point forcément gouffres d’égoïsme.
A travers ces engagements défensifs se fait la confrontation des langages
avec des voisins parfois fort différents, s’apprennent les circuits de la
décision politique et le labyrinthe des administrations, se questionnent les
choix d’aménagement et peuvent s’élaborer une vision de l’avenir commun.
Comment imaginer qu’une expérience militante, même ténue, laisse celle ou celui
qui s’y engage indemne lorsqu’il s’en défait !
Comment surtout ne pas rappeler, à la suite de
Claude Lefort, qu’en démocratie, le pouvoir ne tire sa légitimité d’aucun
garant extérieur au monde social, qu’il est donc forcément provisoire,
susceptible d’être contesté entre deux élections. Quand les donneurs de leçon crient à l’égoïsme au
nom du «vivre ensemble», comment ne pas rappeler que cette vie est faite de
contradictions, que le monde est traversé de tensions permanentes, que
le conflit est la nature du social. Ainsi
le propre de la démocratie, ce n’est pas seulement l’Etat de droit et la
libre élection des représentants, mais c’est d’abord l’exigence que ces
tensions puissent se faire jour et constamment s’exprimer sur la scène publique.
Si crise du politique il y a aujourd’hui, c’est sans doute plus une crise
de la représentation qu’une absence d’intérêt pour la Res publica de la part de l’individu
contemporain.
JACQUES ION Sociologue,
directeur de recherches honoraires au CNRS. Dernier ouvrage paru : «S’engager dans une société d’individus»,
Armand Colin, 2012.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire