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jeudi 18 avril 2013

Citoyen ...moins qu' hier ?



L’individu contemporain, pas moins citoyen qu’hier
Vivons-nous dans une société de fieffés individualistes ? C’est ce que nous répètent à l’envi de nombreux commentateurs face à la crise de l’ainsi nommé «vivre ensemble» politique. Vieille antienne longtemps portée par la droite réactionnaire attachée à une société de corps et d’Etats, aujourd’hui reprise de tous bords, invoquant pêle-mêle la dévalorisation de l’intérêt général, la faillite de l’éducation morale ou carrément «l’esprit 68» ! Nous sommes pourtant, depuis plus de deux siècles, dans une société d’individus… et l’individu contemporain n’est pas moins citoyen qu’hier.
Certes depuis quelques décennies, l’heure est au projet individuel comme à la réalisation de soi. Mais cette injonction n’est que la conséquence d’un processus qui, mobilités obligent, fait que l’individu est de moins en moins défini par son statut et ses appartenances (familiales, géographique, professionnelles, religieuse, etc.) et se voit ainsi contraint de s’autodéfinir pour faire reconnaître sa place dans le monde social, et dans cette entreprise les armes dont chacun dispose sont très inégales. L’individu contemporain est-il pour autant devenu égoïste ? Réaffirmons d’abord qu’il reste un individu social, même si se transforment les modalités selon lesquelles il se trouve attaché aux autres individus.
Les liens horizontaux prennent peu à peu le pas sur les liens verticaux, les relations consenties sur celles imposées. Jeunes et femmes notamment l’expérimentent quotidiennement.
Mais, pour être davantage autonome, l’individu n’est pas forcément devenu plus égoïste. Toutes les études montrent plutôt un développement important du bénévolat et plus souvent de la vie associative. Plus encore, s’engager pour défendre et promouvoir des causes reste plus que jamais à l’ordre du jour, même si les façons dont on le fait se transforment. L’engagement se fait circonstancié, voire éphémère, soucieux des règles démocratiques, mobilisant souvent davantage qu’hier passions et affects. Il relève plus du choix personnel. Les jeunes se mobilisent à l’écart des adultes et des grands mouvements d’éducation populaire qui naguère encadraient massivement la jeunesse. Les femmes ne sont plus cantonnées dans le secteur social, longtemps leur endroit réservé, et interviennent à l’écart des associations cornaquées hier par des adultes mâles. Les grandes fédérations hiérarchisées perdent de leur pouvoir et, à l’instar des syndicats, sont de moins en moins sous le contrôle des organisations idéopolitiques.
Du même coup, les assemblées élues recrutent moins dans le vivier associatif ; le débouché politique est de moins en moins le terme d’une carrière militante hors les partis. Et, surtout, plus on s’éloigne du niveau local, moins les instances représentatives se trouvent ainsi innervées par les expressions et revendications issues directement du monde social. L’écart se creuse entre ce qui se passe dans la vie réelle et des institutions politiques recrutant en milieu de plus en plus clos.
Si la déconnexion de la représentation politique et du monde associatif est lourde de conséquence pour la première, elle ne signifie pas forcément dépolitisation des revendications dans la seconde. Il faut penser l’action dans l’espace public dans une société d’individus déliés au moins partiellement de leurs appartenances, et vivant au rythme des communications numériques horizontales et instantanées. Et repenser les termes de la socialisation politique : dit rapidement, elle se construisait hier à travers la transmission familiale et les réseaux militants d’appartenance ; elle tend plus aujourd’hui à passer par les épreuves des parcours personnels et l’expérimentation au jour le jour de divers engagements. Même ces NIMBY [Not In My Back Yard, «pas dans mon jardin», ndlr] tant décriés, ces groupements de défense qui seraient le symbole du triomphe des intérêts particuliers sur l’intérêt général ne sont point forcément gouffres d’égoïsme. A travers ces engagements défensifs se fait la confrontation des langages avec des voisins parfois fort différents, s’apprennent les circuits de la décision politique et le labyrinthe des administrations, se questionnent les choix d’aménagement et peuvent s’élaborer une vision de l’avenir commun. Comment imaginer qu’une expérience militante, même ténue, laisse celle ou celui qui s’y engage indemne lorsqu’il s’en défait !
Comment surtout ne pas rappeler, à la suite de Claude Lefort, qu’en démocratie, le pouvoir ne tire sa légitimité d’aucun garant extérieur au monde social, qu’il est donc forcément provisoire, susceptible d’être contesté entre deux élections. Quand les donneurs de leçon crient à l’égoïsme au nom du «vivre ensemble», comment ne pas rappeler que cette vie est faite de contradictions, que le monde est traversé de tensions permanentes, que le conflit est la nature du social. Ainsi le propre de la démocratie, ce n’est pas seulement l’Etat de droit et la libre élection des représentants, mais c’est d’abord l’exigence que ces tensions puissent se faire jour et constamment s’exprimer sur la scène publique. Si crise du politique il y a aujourd’hui, c’est sans doute plus une crise de la représentation qu’une absence d’intérêt pour la Res publica de la part de l’individu contemporain.
JACQUES ION Sociologue, directeur de recherches honoraires au CNRS. Dernier ouvrage paru : «S’engager dans une société d’individus», Armand Colin, 2012.

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