Mobilisation et plainte des habitants d’un quartier populaire grenoblois contre le président de France Télévisions
À la suite de la
diffusion, dans l’émission « Envoyé Spécial » du 26 septembre, d’un
reportage intitulé « La Villeneuve le rêve brisé », reprenant tous les
stéréotypes médiatiques, misérabilistes et obnubilés par « la
violence », sur les quartiers populaires, nous avions relayé
la pétition et les réactions indignées d’habitants du quartier en
question, La Villeneuve, à Grenoble. Après que leur demande de droit de
réponse (adressée au président et au médiateur de France 2, ainsi qu’à
la rédactrice en chef d’Envoyé Spécial) est restée lettre morte, le
collectif d’habitants et l’Association des habitants de la Crique sud sont restés mobilisés et ont décidé de porter plainte pour diffamation publique contre le président de France Télévisions.
Afin de
faire connaître leur action et de dénoncer l’atteinte portée à l’image
et à la réputation de leur quartier, les initiateurs de la mobilisation
ont réalisé le dossier disponible ci-dessous en format pdf et dont sont
extraits les passages qui suivent. Il comprend « la citation à prévenu »
et un ensemble de témoignages et d’analyses démontrant que le film
diffusé par France 2, non seulement ne reflète pas la réalité, mais la
met en scène, la tronque et la déforme.
Voilà en premier lieu comment la citation à comparaître devant la 2e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Grenoble adressée à Rémy Pflimlin, présente les griefs et le préjudice des habitants de La Villeneuve au nom desquels agit l’Association des habitants de la Crique sud. Extraits :
« La partie civile, naturellement, à travers cette action ne poursuit pas un but lucratif. Elle entend simplement démontrer que le reportage dévalorise de manière durable l’image, la réputation et la considération du quartier La Villeneuve, et plus particulièrement la partie L’Arlequin, où la majeure partie des images a été tournée.
Par la diffusion de ce reportage, il est porté atteinte à l’honneur et à la considération des habitants de La Villeneuve dont l’association entend défendre les intérêts.
L’objet social de cette association est de valoriser le quartier dont la réputation a dans le passé, été dégradée. Les propose rapportés en eux-mêmes ainsi qu’au regard du contexte dans lesquels ils sont tenus, contreviennent à cet objectif et remettent en cause ce travail de valorisation qu’elle entreprend à travers les activités sportives, culturelles ainsi que les partenariats qu’elle su mettre en place avec d’autres acteurs sociaux.
En 26 minutes, France 2 démontre que l’action de cette association est vaine, vouée à l’échec face à ces maux qu’elle égrène sans recul, sans volonté de comprendre et analyser. Amandine Chambelland est restée quatre semaines à La Villeneuve : elle n’a pas mené une enquête approfondie, sérieuse et objective, se contentant de rechercher tout ce qui pouvait conforter la vision qu’elle avait de ce quartier avant même d’y aller, cette vision qui est dominante dans plusieurs médias, et alimente un sentiment d’insécurité, de peur et partant, nombre de fantasmes sur ce qu’on appelle « la banlieue », où règnent les hordes, les seules lois du trafic et de la violence.
Par ce reportage, la chaîne de service public France 2, contribue volontairement à cette dévalorisation, confortant dans l’esprit du téléspectateur des préconçus, des préjugés qui sont bien éloignés de la réalité. »
Concernées au premier chef, deux des personnes apparaissant dans le reportage disent leur amertume d’avoir accepté de participer à ce qui s’est révélé être une construction journalistique instrumentalisant leur témoignage. Extraits :
- « Nous avons été très surprises en regardant le reportage du 26 septembre 2013 d’Envoyé Spécial que vous avez réalisé sur La Villeneuve, car nous n’avons pas retrouvé nos propos et même certains montages ont transformé nos discours. [...] Nous avons passé un grand moment avec vous et rien de notre entretien qui montrait aussi du positif à La Villeneuve n’est apparu. Pourtant c’était dans ce sens "étant nouvelle à La Villeneuve" qu’on m’avait contactée. Je me sens trahie. [...] Ce reportage a eu aussi des effets négatifs sur nos relations actuelles dans le quartier. [...] Nous avons la certitude d’avoir été manipulées. Tous les intervenants dans le reportage ont eu le même sentiment. [...] Ma famille de l’Aveyron depuis qu’elle a vu le reportage ne veut pas mettre les pieds dans le quartier. Vous avez caché vos vraies intentions même dans les questions. L’effet miroir dont vous parlez ne correspond vraiment pas à la vérité. Vous m’avez fait passer pour une menteuse car certains qui me connaissent depuis longtemps (sur un autre quartier) m’ont reproché de m’être fait passer pour une femme seule alors que ce n’est pas ce que je vous ai dit. »
- « Mais quel naïf ai-je donc été de vous faire confiance lorsque vous m’avez sollicité pour participer à votre reportage objectif sur La Villeneuve qui s’est révélé être, jeudi 26, une "entreprise de démolition". Lors de notre premier entretien je vous ai dit toute ma réticence à me livrer en pâture à une certaine gente journalistique, eu égard aux déconvenues précédentes dans ma vie professionnelle et associative. Mais je ne fais pas dans l’amalgame : tous vos confrères et consœurs ne sont pas du même acabit et obéissent à une déontologie digne de ce nom : le moins de partialité possible dans l’exposé des faits.
Naïvement, j’ai cru pouvoir faire confiance à une journaliste dépêchée par une chaîne publique dont la prétention est de faire des investigations approfondies sur les questions de société. Je vous ai dit pourquoi je vis à La Villeneuve, mes engagements actuels. Sans nier les problèmes de société qui ne sont pas propres à notre beau quartier, je vous ai demandé de prêter attention aux magnifiques aspects de La Villeneuve. Vous sembliez partager ma vision.
Lorsque vous m’avez demandé de recevoir chez moi des militants du quartier que VOUS inviteriez pour une interview collective, j’ai d’abord exprimé ma réserve en vous disant que la ville met à notre disposition des "locaux collectifs résidentiels" faits pour cela. Vous avez insisté et j’ai malheureusement cédé. La séquence tournée dans mon appartement est d’un ridicule absolu : les cinq habitants réunis par vous, vous les présentez comme un club de vieux copains autour d’un "apéro". Dans la mise en forme de cette minute, vous n’avez cure de reprendre nos propos. Pire encore ! Comme nous ne vous avions pas livré le lot de noirceurs que vous attendiez de cette rencontre, vous avez inséré dans cette séquence le récit de l’agression dont a été victime l’un d’entre nous, que vous êtes allée recueillir chez lui. [...] »
Si ce reportage est un exemple symptomatique du naufrage que connaît le journalisme d’enquête sociale, la réaction de certains confrères ou futurs confrères de la journaliste d’Envoyé Spécial permet de ne pas totalement désespérer…
- Avec d’abord ce témoignage d’un journaliste de France 3 Grenoble :
« Je ne suis pas le seul journaliste de la rédaction de France 3 Alpes à être choqué par votre reportage sur La Villeneuve de Grenoble. Votre émission, pourtant fleuron de l’information sur le service public, a jeté en pâture aux téléspectateurs un quartier où seul transparaît le négatif, la violence, la peur, la haine, la misère. Prétextant un tragique fait divers, le lynchage il y a un an de Kevin et Sofiane, par des jeunes du quartier, dont il ne sera jamais vraiment question dans le reportage, votre journaliste a multiplié les clichés, montré des jeunes assoiffés de haine, une police prête à en découdre, instrumentalisé les rares habitants qui ont accepté de se confier. De la femme de ménage qui veut protéger ses enfants au médecin qui console une vieille dame abandonnée par ses enfants, jusqu’au groupe d’anciens, eux-mêmes victimes d’agressions... Quant au jeune angolais totalement désocialisé, il n’est même pas habitant du quartier… Par ailleurs ceux qui font leur show devant la caméra et prétendent qu’ils n’ont jamais mis les pieds en montagne ni chaussé les skis… connaissent bien les associations locales, les MJC qui organisent chaque année avec la municipalité des sorties montagne et escalade, nous en avons filmé plusieurs ces dernières années… accompagnant même ces jeunes jusqu’au mont Blanc ou au dôme des Écrins !
L’allusion au passé et à l’utopie fondatrice de ce quartier né il y a quarante ans, élude complètement les raisons politiques et sociales qui ont progressivement fait disparaître la mixité sociale qui caractérisait La Villeneuve.
Journaliste local, je suis amené avec mes collègues à faire régulièrement des reportages dans ce quartier fragile mais où le lien social existe encore : la semaine dernière, nous avons tourné un sujet sur l’implication d’habitants dans une pièce de théâtre qui a même été jouée à la Cartoucherie de Vincennes cet été à l’invitation d’Ariane Mnouchkine. Votre journaliste était au courant de cette aventure humaine et aurait pu sans problème rencontrer ces jeunes… pas assez vendeur pour Envoyé Spécial peut-être ! Sachez aussi que de tels reportages (voir le Pièces à conviction de France 3 sur le même quartier à l’automne 2010) nous expose, nous journalistes locaux, à de réels risques et compromet le lien que nous tentons de maintenir avec la majorité des habitants.
Nous sommes comme vous journalistes de France Télévisions, un groupe de chaînes de service public… avec le souci d’enquêter, d’informer et de relater des faits et non pas de transformer ou de noircir volontairement une situation dans le seul but de faire de l’info spectacle ! »
- Mais aussi, le dossier réalisé par des étudiants en journalisme de l’Institut d’études politiques de Grenoble, intitulé « La Villeneuve sous l’œil noir d’Envoyé Spécial », qui comprend deux articles d’analyse dont quelques extraits suivent, une contre-enquête sur les conditions de réalisation du sujet d’Envoyé Spécial, et un reportage sur… la mobilisation des habitants de La Villeneuve :
« “Villeneuve, le rêve brisé : scènes de guerre” », de Myriam Lahouari
Pourquoi ce reportage a-t-il autant choqué ? Que montre-t-il ? Comment a-t-il été construit ? Les principaux éléments du reportage décryptés avec l’expertise de Marcel Trillat, documentariste de renom, ancien grand reporter, correspondant à l’étranger et chef du service société à France 2.
Indigestion de commentaires, interviews courtes, plans rapides et « tremblés » : « il y a une cohérence entre la manière de tourner et le discours de fond, on est soi-disant dans la vraie vie mais c’est complètement fabriqué [...] La journaliste insiste davantage sur tout ce qu’il y a de négatif et d’insupportable », déplore Marcel Trillat, auteur, entre autres, de « Les enfants de la dalle », un documentaire sur les banlieues diffusé en 1998 dans Envoyé Spécial justement. Images sensationnelles et course à l’audimat. Raccourcis et clichés. Le quartier n’est pas épargné. La plupart des jeunes sont réduits à l’image de « racailles ». À en croire ce reportage, la cité ne peut échapper à la violence. [...]
Mise en scène
Des bandes de jeunes difficiles à approcher ? Heureusement que Nabil, « une des figures de la cité » (partie 1 : 08:52), joue le rôle de « fixeur », c’est-à-dire d’interprète et d’éclaireur du reporter. Caméra embarquée sur son scooter, le jeune homme nous entraîne dans les méandres de béton du quartier de La Villeneuve. Les fixeurs ? Marcel Trillat s’y oppose : « autant dans une guerre, à l’autre bout du monde, on a besoin d’un fixeur mais en France, non. » [...]
Deux semaines de repérage et deux semaines de tournage ne sont pas suffisantes sur un tel sujet selon Marcel Trillat : « Malheureusement, les journalistes sont aujourd’hui obligés de travailler plus rapidement », regrette-t-il. Envoyé Spécial a commandé son reportage à une société de production privée, Ligne de Mire, qui a souvent collaboré à l’émission Enquête exclusive de M6 : « les reportages que nous voyons à la télé finissent par tous se ressembler. Du temps où je travaillais à Envoyé Spécial, il y avait une patte, cela ne ressemblait pas à ce que faisaient les autres, observe le documentariste. Cela me fait de la peine, c’est une émission à laquelle je suis attaché et qui vient par exemple de diffuser ce jeudi 14 novembre un excellent reportage sur la Russie (« Au cœur du goulag moderne », ndlr) avec une vraie enquête. » [...]
« Médias et banlieues : les stéréotypes ont la vie dure », de Bonnehorgne Xavier
Une fois de plus, l’histoire se répète. Délinquance, trafics de stupéfiants, affrontements avec la police : « Le rêve brisé », comme beaucoup d’autres reportages, accumule les stéréotypes médiatiques sur la banlieue. Explications avec Erwan Ruty, directeur de Ressources Urbaines qui se présente comme l’agence des quartiers et Jérôme Berthaut, sociologue des médias et auteur de La Banlieue du 20 heures. Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique (Éditions Agone, 2013).
Pour Jérôme Berthaut, ce reportage « perpétue les standards journalistiques ». « Les quartiers populaires sont toujours présentés comme des îlots coupés du monde, qui génèrent leurs propres problèmes. Si les réalisateurs avaient voulu sortir des clichés, peut-être auraient-ils pu chercher à replacer l’évolution du quartier dans les transformations économiques et sociales qu’ont connu l’agglomération grenobloise et la région », analyse-t-il.
« Ce n’est ni le premier, ni le dernier », lâche Erwan Ruty au sujet du reportage d’Envoyé Spécial. Depuis près de vingt ans, ce journaliste qui a travaillé à la fin des années 90 pour le premier magazine consacré aux banlieues, Pote à Pote, organe de SOS Racisme, avant de fonder l’agence de presse Ressources Urbaines, consacre tout son temps à donner une meilleure image des quartiers. Lorsqu’il voit ce type de reportage, Erwan Ruty s’exaspère tout en rappelant, un peu lassé : « Déjà en 1998, un reportage de Paris Match sur les quartiers à Grigny, intitulé "J’ai vécu dans la cité qui fait peur", avait provoqué un grand débat. Le vrai problème c’est que, de plus en plus, ce genre de reportage sur les quartiers à caractère sensationnel se reproduit ».
Depuis la série a en effet continué. En 2008, le reportage « Un été dans la cité », diffusé par la chaîne M6 dans l’émission « 66 minutes » et consacré aux quartiers de Sarcelles (95), crée la polémique par l’image qu’il donne de la cité. Deux ans plus tard, le documentaire « La cité du mâle » diffusé par Arte provoque un tollé. [...]
Jérôme Berthaut tient d’ailleurs à « nuancer la responsabilité individuelle de la journaliste » qui a réalisé ce reportage : « Il est probable que la rédaction de France 2 ou la société de production Ligne de mire aient pu imposer à la journaliste un angle très précis comme cela se fait souvent pour les reportages du journal télévisé. Dans ces cas-là, s’en tenir aux stéréotypes, pour la journaliste, permet de collecter rapidement des images et des propos qui vont satisfaire la commande des chefs. » [...]
Les médias influencent l’esprit des téléspectateurs sur la banlieue mais celui des journalistes aussi. Guilaine Chenu, aujourd’hui présentatrice de l’émission Envoyé Spécial avec François Joly a fait ses armes dans le magazine « Le Droit de savoir », émission phare d’investigation de TF1, notamment durant la décennie 1990. « À ses débuts, elle a collaboré à la production de cette émission. Elle a reçu une formation particulière et a baigné dans un univers médiatique commercial tourné vers la médiatisation des déviances. Tout comme certains de ses collègues tels que Benoît Duquesne, aujourd’hui présentateur de l’émission "Complément d’Enquête" et David Pujadas, présentateur du 20h sur France 2 », prend soin de démontrer le sociologue, Jérôme Berthaut. « Aujourd’hui, tous les trois se retrouvent à la tête des principales émissions d’information et de reportage de France 2 et cela a des effets sur la façon dont ils traitent des quartiers populaires dans leurs émissions respectives », ajoute-t-il. [...]
« Contre-enquête sur un reportage biaisé », de Xavier Bonnehorgne et Romain Lantheaume (avec Sidonie Hadoux)
Propos déformés, témoins désabusés, confiance rompue. En privilégiant le sensationnel à l’information sur le quartier, le reportage « Villeneuve : le rêve brisé » d’Amandine Chambelland, réalisatrice et journaliste, interroge la déontologie journalistique. Comme elle nous avons mené l’enquête… sur les étapes d’un reportage très contesté. [...]
« La Villeneuve contre-attaque », de Romain Lantheaume et Sidonie Hadoux
Dépasser l’indignation. À peine passé l’émoi suscité par la diffusion du reportage d’Envoyé Spécial sur la Villeneuve de Grenoble, le 26 septembre, les habitants du quartier ripostent. Ils ne manquent pas d’idées pour redorer l’image de leur cité. Retour sur un mois de mobilisations. [...]
***
Quatre articles rigoureux dans leur construction et pertinents dans leur propos qui montrent non seulement qu’un autre journalisme est possible, mais surtout qu’il existe déjà ou est en passe d’éclore et ne demande en tout cas qu’à trouver à s’exprimer dans les grands médias… Quant à la procédure engagée par le collectif des habitants de La Villeneuve contre France Télévisions, elle n’est qu’un élément d’une mobilisation plus large, et quel que soit son résultat, on ne peut que saluer une combativité qui représente un bel exemple de critique, en actes, des médias.
Acrimed
Voilà en premier lieu comment la citation à comparaître devant la 2e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Grenoble adressée à Rémy Pflimlin, présente les griefs et le préjudice des habitants de La Villeneuve au nom desquels agit l’Association des habitants de la Crique sud. Extraits :
« La partie civile, naturellement, à travers cette action ne poursuit pas un but lucratif. Elle entend simplement démontrer que le reportage dévalorise de manière durable l’image, la réputation et la considération du quartier La Villeneuve, et plus particulièrement la partie L’Arlequin, où la majeure partie des images a été tournée.
Par la diffusion de ce reportage, il est porté atteinte à l’honneur et à la considération des habitants de La Villeneuve dont l’association entend défendre les intérêts.
L’objet social de cette association est de valoriser le quartier dont la réputation a dans le passé, été dégradée. Les propose rapportés en eux-mêmes ainsi qu’au regard du contexte dans lesquels ils sont tenus, contreviennent à cet objectif et remettent en cause ce travail de valorisation qu’elle entreprend à travers les activités sportives, culturelles ainsi que les partenariats qu’elle su mettre en place avec d’autres acteurs sociaux.
En 26 minutes, France 2 démontre que l’action de cette association est vaine, vouée à l’échec face à ces maux qu’elle égrène sans recul, sans volonté de comprendre et analyser. Amandine Chambelland est restée quatre semaines à La Villeneuve : elle n’a pas mené une enquête approfondie, sérieuse et objective, se contentant de rechercher tout ce qui pouvait conforter la vision qu’elle avait de ce quartier avant même d’y aller, cette vision qui est dominante dans plusieurs médias, et alimente un sentiment d’insécurité, de peur et partant, nombre de fantasmes sur ce qu’on appelle « la banlieue », où règnent les hordes, les seules lois du trafic et de la violence.
Par ce reportage, la chaîne de service public France 2, contribue volontairement à cette dévalorisation, confortant dans l’esprit du téléspectateur des préconçus, des préjugés qui sont bien éloignés de la réalité. »
Concernées au premier chef, deux des personnes apparaissant dans le reportage disent leur amertume d’avoir accepté de participer à ce qui s’est révélé être une construction journalistique instrumentalisant leur témoignage. Extraits :
- « Nous avons été très surprises en regardant le reportage du 26 septembre 2013 d’Envoyé Spécial que vous avez réalisé sur La Villeneuve, car nous n’avons pas retrouvé nos propos et même certains montages ont transformé nos discours. [...] Nous avons passé un grand moment avec vous et rien de notre entretien qui montrait aussi du positif à La Villeneuve n’est apparu. Pourtant c’était dans ce sens "étant nouvelle à La Villeneuve" qu’on m’avait contactée. Je me sens trahie. [...] Ce reportage a eu aussi des effets négatifs sur nos relations actuelles dans le quartier. [...] Nous avons la certitude d’avoir été manipulées. Tous les intervenants dans le reportage ont eu le même sentiment. [...] Ma famille de l’Aveyron depuis qu’elle a vu le reportage ne veut pas mettre les pieds dans le quartier. Vous avez caché vos vraies intentions même dans les questions. L’effet miroir dont vous parlez ne correspond vraiment pas à la vérité. Vous m’avez fait passer pour une menteuse car certains qui me connaissent depuis longtemps (sur un autre quartier) m’ont reproché de m’être fait passer pour une femme seule alors que ce n’est pas ce que je vous ai dit. »
- « Mais quel naïf ai-je donc été de vous faire confiance lorsque vous m’avez sollicité pour participer à votre reportage objectif sur La Villeneuve qui s’est révélé être, jeudi 26, une "entreprise de démolition". Lors de notre premier entretien je vous ai dit toute ma réticence à me livrer en pâture à une certaine gente journalistique, eu égard aux déconvenues précédentes dans ma vie professionnelle et associative. Mais je ne fais pas dans l’amalgame : tous vos confrères et consœurs ne sont pas du même acabit et obéissent à une déontologie digne de ce nom : le moins de partialité possible dans l’exposé des faits.
Naïvement, j’ai cru pouvoir faire confiance à une journaliste dépêchée par une chaîne publique dont la prétention est de faire des investigations approfondies sur les questions de société. Je vous ai dit pourquoi je vis à La Villeneuve, mes engagements actuels. Sans nier les problèmes de société qui ne sont pas propres à notre beau quartier, je vous ai demandé de prêter attention aux magnifiques aspects de La Villeneuve. Vous sembliez partager ma vision.
Lorsque vous m’avez demandé de recevoir chez moi des militants du quartier que VOUS inviteriez pour une interview collective, j’ai d’abord exprimé ma réserve en vous disant que la ville met à notre disposition des "locaux collectifs résidentiels" faits pour cela. Vous avez insisté et j’ai malheureusement cédé. La séquence tournée dans mon appartement est d’un ridicule absolu : les cinq habitants réunis par vous, vous les présentez comme un club de vieux copains autour d’un "apéro". Dans la mise en forme de cette minute, vous n’avez cure de reprendre nos propos. Pire encore ! Comme nous ne vous avions pas livré le lot de noirceurs que vous attendiez de cette rencontre, vous avez inséré dans cette séquence le récit de l’agression dont a été victime l’un d’entre nous, que vous êtes allée recueillir chez lui. [...] »
Si ce reportage est un exemple symptomatique du naufrage que connaît le journalisme d’enquête sociale, la réaction de certains confrères ou futurs confrères de la journaliste d’Envoyé Spécial permet de ne pas totalement désespérer…
- Avec d’abord ce témoignage d’un journaliste de France 3 Grenoble :
« Je ne suis pas le seul journaliste de la rédaction de France 3 Alpes à être choqué par votre reportage sur La Villeneuve de Grenoble. Votre émission, pourtant fleuron de l’information sur le service public, a jeté en pâture aux téléspectateurs un quartier où seul transparaît le négatif, la violence, la peur, la haine, la misère. Prétextant un tragique fait divers, le lynchage il y a un an de Kevin et Sofiane, par des jeunes du quartier, dont il ne sera jamais vraiment question dans le reportage, votre journaliste a multiplié les clichés, montré des jeunes assoiffés de haine, une police prête à en découdre, instrumentalisé les rares habitants qui ont accepté de se confier. De la femme de ménage qui veut protéger ses enfants au médecin qui console une vieille dame abandonnée par ses enfants, jusqu’au groupe d’anciens, eux-mêmes victimes d’agressions... Quant au jeune angolais totalement désocialisé, il n’est même pas habitant du quartier… Par ailleurs ceux qui font leur show devant la caméra et prétendent qu’ils n’ont jamais mis les pieds en montagne ni chaussé les skis… connaissent bien les associations locales, les MJC qui organisent chaque année avec la municipalité des sorties montagne et escalade, nous en avons filmé plusieurs ces dernières années… accompagnant même ces jeunes jusqu’au mont Blanc ou au dôme des Écrins !
L’allusion au passé et à l’utopie fondatrice de ce quartier né il y a quarante ans, élude complètement les raisons politiques et sociales qui ont progressivement fait disparaître la mixité sociale qui caractérisait La Villeneuve.
Journaliste local, je suis amené avec mes collègues à faire régulièrement des reportages dans ce quartier fragile mais où le lien social existe encore : la semaine dernière, nous avons tourné un sujet sur l’implication d’habitants dans une pièce de théâtre qui a même été jouée à la Cartoucherie de Vincennes cet été à l’invitation d’Ariane Mnouchkine. Votre journaliste était au courant de cette aventure humaine et aurait pu sans problème rencontrer ces jeunes… pas assez vendeur pour Envoyé Spécial peut-être ! Sachez aussi que de tels reportages (voir le Pièces à conviction de France 3 sur le même quartier à l’automne 2010) nous expose, nous journalistes locaux, à de réels risques et compromet le lien que nous tentons de maintenir avec la majorité des habitants.
Nous sommes comme vous journalistes de France Télévisions, un groupe de chaînes de service public… avec le souci d’enquêter, d’informer et de relater des faits et non pas de transformer ou de noircir volontairement une situation dans le seul but de faire de l’info spectacle ! »
- Mais aussi, le dossier réalisé par des étudiants en journalisme de l’Institut d’études politiques de Grenoble, intitulé « La Villeneuve sous l’œil noir d’Envoyé Spécial », qui comprend deux articles d’analyse dont quelques extraits suivent, une contre-enquête sur les conditions de réalisation du sujet d’Envoyé Spécial, et un reportage sur… la mobilisation des habitants de La Villeneuve :
« “Villeneuve, le rêve brisé : scènes de guerre” », de Myriam Lahouari
Pourquoi ce reportage a-t-il autant choqué ? Que montre-t-il ? Comment a-t-il été construit ? Les principaux éléments du reportage décryptés avec l’expertise de Marcel Trillat, documentariste de renom, ancien grand reporter, correspondant à l’étranger et chef du service société à France 2.
Indigestion de commentaires, interviews courtes, plans rapides et « tremblés » : « il y a une cohérence entre la manière de tourner et le discours de fond, on est soi-disant dans la vraie vie mais c’est complètement fabriqué [...] La journaliste insiste davantage sur tout ce qu’il y a de négatif et d’insupportable », déplore Marcel Trillat, auteur, entre autres, de « Les enfants de la dalle », un documentaire sur les banlieues diffusé en 1998 dans Envoyé Spécial justement. Images sensationnelles et course à l’audimat. Raccourcis et clichés. Le quartier n’est pas épargné. La plupart des jeunes sont réduits à l’image de « racailles ». À en croire ce reportage, la cité ne peut échapper à la violence. [...]
Mise en scène
Des bandes de jeunes difficiles à approcher ? Heureusement que Nabil, « une des figures de la cité » (partie 1 : 08:52), joue le rôle de « fixeur », c’est-à-dire d’interprète et d’éclaireur du reporter. Caméra embarquée sur son scooter, le jeune homme nous entraîne dans les méandres de béton du quartier de La Villeneuve. Les fixeurs ? Marcel Trillat s’y oppose : « autant dans une guerre, à l’autre bout du monde, on a besoin d’un fixeur mais en France, non. » [...]
Deux semaines de repérage et deux semaines de tournage ne sont pas suffisantes sur un tel sujet selon Marcel Trillat : « Malheureusement, les journalistes sont aujourd’hui obligés de travailler plus rapidement », regrette-t-il. Envoyé Spécial a commandé son reportage à une société de production privée, Ligne de Mire, qui a souvent collaboré à l’émission Enquête exclusive de M6 : « les reportages que nous voyons à la télé finissent par tous se ressembler. Du temps où je travaillais à Envoyé Spécial, il y avait une patte, cela ne ressemblait pas à ce que faisaient les autres, observe le documentariste. Cela me fait de la peine, c’est une émission à laquelle je suis attaché et qui vient par exemple de diffuser ce jeudi 14 novembre un excellent reportage sur la Russie (« Au cœur du goulag moderne », ndlr) avec une vraie enquête. » [...]
« Médias et banlieues : les stéréotypes ont la vie dure », de Bonnehorgne Xavier
Une fois de plus, l’histoire se répète. Délinquance, trafics de stupéfiants, affrontements avec la police : « Le rêve brisé », comme beaucoup d’autres reportages, accumule les stéréotypes médiatiques sur la banlieue. Explications avec Erwan Ruty, directeur de Ressources Urbaines qui se présente comme l’agence des quartiers et Jérôme Berthaut, sociologue des médias et auteur de La Banlieue du 20 heures. Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique (Éditions Agone, 2013).
Pour Jérôme Berthaut, ce reportage « perpétue les standards journalistiques ». « Les quartiers populaires sont toujours présentés comme des îlots coupés du monde, qui génèrent leurs propres problèmes. Si les réalisateurs avaient voulu sortir des clichés, peut-être auraient-ils pu chercher à replacer l’évolution du quartier dans les transformations économiques et sociales qu’ont connu l’agglomération grenobloise et la région », analyse-t-il.
« Ce n’est ni le premier, ni le dernier », lâche Erwan Ruty au sujet du reportage d’Envoyé Spécial. Depuis près de vingt ans, ce journaliste qui a travaillé à la fin des années 90 pour le premier magazine consacré aux banlieues, Pote à Pote, organe de SOS Racisme, avant de fonder l’agence de presse Ressources Urbaines, consacre tout son temps à donner une meilleure image des quartiers. Lorsqu’il voit ce type de reportage, Erwan Ruty s’exaspère tout en rappelant, un peu lassé : « Déjà en 1998, un reportage de Paris Match sur les quartiers à Grigny, intitulé "J’ai vécu dans la cité qui fait peur", avait provoqué un grand débat. Le vrai problème c’est que, de plus en plus, ce genre de reportage sur les quartiers à caractère sensationnel se reproduit ».
Depuis la série a en effet continué. En 2008, le reportage « Un été dans la cité », diffusé par la chaîne M6 dans l’émission « 66 minutes » et consacré aux quartiers de Sarcelles (95), crée la polémique par l’image qu’il donne de la cité. Deux ans plus tard, le documentaire « La cité du mâle » diffusé par Arte provoque un tollé. [...]
Jérôme Berthaut tient d’ailleurs à « nuancer la responsabilité individuelle de la journaliste » qui a réalisé ce reportage : « Il est probable que la rédaction de France 2 ou la société de production Ligne de mire aient pu imposer à la journaliste un angle très précis comme cela se fait souvent pour les reportages du journal télévisé. Dans ces cas-là, s’en tenir aux stéréotypes, pour la journaliste, permet de collecter rapidement des images et des propos qui vont satisfaire la commande des chefs. » [...]
Les médias influencent l’esprit des téléspectateurs sur la banlieue mais celui des journalistes aussi. Guilaine Chenu, aujourd’hui présentatrice de l’émission Envoyé Spécial avec François Joly a fait ses armes dans le magazine « Le Droit de savoir », émission phare d’investigation de TF1, notamment durant la décennie 1990. « À ses débuts, elle a collaboré à la production de cette émission. Elle a reçu une formation particulière et a baigné dans un univers médiatique commercial tourné vers la médiatisation des déviances. Tout comme certains de ses collègues tels que Benoît Duquesne, aujourd’hui présentateur de l’émission "Complément d’Enquête" et David Pujadas, présentateur du 20h sur France 2 », prend soin de démontrer le sociologue, Jérôme Berthaut. « Aujourd’hui, tous les trois se retrouvent à la tête des principales émissions d’information et de reportage de France 2 et cela a des effets sur la façon dont ils traitent des quartiers populaires dans leurs émissions respectives », ajoute-t-il. [...]
« Contre-enquête sur un reportage biaisé », de Xavier Bonnehorgne et Romain Lantheaume (avec Sidonie Hadoux)
Propos déformés, témoins désabusés, confiance rompue. En privilégiant le sensationnel à l’information sur le quartier, le reportage « Villeneuve : le rêve brisé » d’Amandine Chambelland, réalisatrice et journaliste, interroge la déontologie journalistique. Comme elle nous avons mené l’enquête… sur les étapes d’un reportage très contesté. [...]
« La Villeneuve contre-attaque », de Romain Lantheaume et Sidonie Hadoux
Dépasser l’indignation. À peine passé l’émoi suscité par la diffusion du reportage d’Envoyé Spécial sur la Villeneuve de Grenoble, le 26 septembre, les habitants du quartier ripostent. Ils ne manquent pas d’idées pour redorer l’image de leur cité. Retour sur un mois de mobilisations. [...]
***
Quatre articles rigoureux dans leur construction et pertinents dans leur propos qui montrent non seulement qu’un autre journalisme est possible, mais surtout qu’il existe déjà ou est en passe d’éclore et ne demande en tout cas qu’à trouver à s’exprimer dans les grands médias… Quant à la procédure engagée par le collectif des habitants de La Villeneuve contre France Télévisions, elle n’est qu’un élément d’une mobilisation plus large, et quel que soit son résultat, on ne peut que saluer une combativité qui représente un bel exemple de critique, en actes, des médias.
Acrimed
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