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mardi 12 janvier 2010

Débat : Le rôle des amortisseurs sociaux

La crise économique : en France, le rôle des amortisseurs sociaux
Or et dollar, les reliques de la barbarie capitaliste.
Parler de la France aujourd’hui contraint à évoquer les problèmes d’ensemble du capital dans le monde et la manière dont ils se traduisent au niveau de l’Union européenne avant de devenir des problèmes franco-français. Les impératifs viennent, pour la France, de l’extérieur et imposent des solutions dont le sens est le même pour des territoires ou des secteurs différents, malgré des formes et des caractères adaptés au développement économique et aux spécificités de chacun.
D’une certaine façon, un Etat comme la France se trouve dans la situation d’une entreprise qui doit définir sa politique et ses orientations en relation avec ce qui s’impose de l’extérieur : la compétition internationale sur son propre marché national, l’innovation et les nouvelles techniques de production, la marché financier maître d’un côté du crédit et de l’autre des exigences du profit.
La lutte de classe – la résistance sous toutes ses formes aux conditions d’exploitation de la force de travail – voit elle aussi ses modalités déterminées de l’extérieur, mais elle procède de façon inverse. Elle est d’abord individuelle, particulière, locale, localisée, parcellisée... Et si elle franchit ce stade d’isolement et de particularisme, si elle s’étend, cette extension se construit autour de projets plus vastes que ce qui l’a motivée au départ. Elle peut se faire de différentes façons, soit par la simultanéité de multiples luttes similaires, qui ne sont pas forcément reliées entre elles mais créent un problème global, soit par le regroupement de luttes diverses autour d’une stratégie unique, qui peut conduire à un affrontement direct avec le système d’exploitation. Dans tous les cas, le mouvement part de la base, de l’intérieur vers l’extérieur.
Dans la France d’aujourd’hui, nous retrouvons ces deux termes : d’un côté les manifestations de la crise mondiale dans le système économique français, de l’autre les luttes qui expriment les résistances de base aux effets qu’elles peuvent avoir, non seulement sur les travailleurs mais aussi sur l’ensemble de la population.
Quels que soient les problèmes nationaux (les plus importants n’étant pas ceux dont une propagande nous abreuve abondamment), la France n’est plus qu’un élément de l’Union européenne, qui fixe les règles essentielles de son fonctionnement économique et social et qui assure une partie importante de ses échanges économiques. Ces règles ne sont que ce qu’impose l’évolution du capitalisme au niveau mondial.
Une évolution profonde des conditions d’exploitation du travail (qui reste la base même du système capitaliste) a été subie ces trente dernières années par l’Europe, comme par la France. Pour compenser la baisse globale du taux de profit, des transformations importantes ont visé à abaisser le coût du travail dans tous les secteurs d’activité.
A côté de l’installation, sur la chaîne de production traditionnelle, de processus automatiques qui ont individualisé les postes de travail, cette même chaîne de production fordiste traditionnelle a envahi des secteurs comme les industries alimentaires, l’habillement ou l’électronique ; mais au même moment, sous d’autres formes, l’informatisation a détruit le procès de travail dans tout le secteur des services, introduisant un même type d’individualisation. La conséquence générale a été non seulement un bouleversement des structures auxquelles se rattachaient les résistances de classe, mais aussi un changement d’évaluation de la qualité de la force de travail et du salaire en découlant.
Ces transformations dans les modes de domination et d’utilisation de la force de travail ont été concomitants avec, aux mêmes fins, divers mouvements dans les structures des entreprises capitalistes elles-mêmes. D’un côté on a assisté à une concentration des entreprises, animée par de puissants leviers financiers, de l’autre à une multiplication extrême de la sous-traitance, dans une multitude d’entreprises de toutes tailles réparties sur le territoire national autant que dans le monde entier (on parle alors de délocalisations). Les formes juridiques, la taille, l’emplacement, les tâches de ces entreprises sous-traitantes pouvant évoluer parfois très rapidement en fonctions des impératifs de la concurrence donc du profit (même le syndicalisme à été réformé, pour ce qui concerne sa représentativité). La motivation restant d’abaisser les coûts de production, on a vu ainsi se développer de grandes différenciations dans les statuts des travailleurs concernés ; cela rejoignait l’introduction de telles différenciations dans les entreprises elles-mêmes – maisons mères ou sous-traitants – avec des travailleurs permanents (CDI en France) et des travailleurs temporaires (CDD ou intérim en France). Au titre de « gestionnaire national » d’un capitalisme mondial, l’Etat français (au sein de l’Europe) doit gérer des « problèmes » de main-d’œuvre pour le compte de ce capital global, notamment la précarité sous toutes ses formes (incluant la gestion du chômage, l’adaptation du contrat de travail – CDI, CDD, intérim, emplois services, emplois jeunes, etc., sans compter l’immigration).
Les structures d’encadrement de la force de travail dans les grandes concentrations ouvrières, les définitions des conditions de travail dans le système fordiste n’étant plus en adéquation avec la nouvelle organisation du capital ni avec les nouvelles méthodes de travail, tout le système social édifié depuis la fin de la seconde mondiale est devenu obsolète et doit être transformé. Mais cela ne peut se faire que progressivement, en raison à la fois de la résistance des structures établies et de celle des travailleurs concernés (certaines tentatives d’attaques frontales précises, comme le CPE [contrat première embauche] ayant déclenché une réaction inattendue). C’est ainsi que l’on a vu disparaître tout le système de conventions collectives de branches d’industries qui avait été élaboré après la dernière guerre ainsi que tout récemment, avec la réforme déjà évoquée de la représentation syndicale, le niveau d’intervention des intermédiaires syndicaux dans la gestion de la force de travail. Correspondant d’une part à l’émiettement des lieux de travail et, dans ces lieux, à une gestion du travail individualisée de la force de travail détachée d’un contexte global, un clivage s’établit entre le niveau de base et les appareils. Mis à part des mouvements souvent organisés par les centrales syndicales, puissants mais sans lendemain, ces transformations dans les conditions d’exploitation de la force de travail ont suivi leur cours inexorable.
Il est devenu nécessaire, parallèlement, de réduire les éléments du salaire différé (les avantages sociaux), ainsi que la ponction sur les profits et la production servant à financer l’appareil d’Etat et à l’orienter plus efficacement dans l’intérêt du capital – toujours en relation avec la nécessité de baisse du coût du travail sous la pression globale du capital (maintenir ou augmenter sa rémunération) et à la pression individuelle et collective sur les salaires directs. On assiste ainsi depuis des années, en France (mais pas seulement), à une réduction voire à un démantèlement de ces coûteux avantages sociaux et, sous couvert de « modernisation », à une réorganisation des services de l’Etat vers une orientation plus nette dans l’intérêt présent du capital, voire une prise de possession directe par les privatisations.
Là non plus il ne s’agit pas d’une attaque frontale, mais d’une sorte de grignotage permanent sous des prétextes divers (le vieillissement de la population pour les retraites, le déficit pour la Sécurité sociale, l’inefficacité pour l’enseignement, etc.). Là aussi, mis à part des luttes contingentes de catégories de travailleurs plus directement concernés, cette « remise en ordre » a poursuivi sa marche inexorable.
La crise économique est venue quelque peu bousculer ce qui paraissait une « vitesse de croisière » pour les dirigeants de tous bords et de toutes fonctions. Paradoxalement, dans la mesure où elle stoppe, pour des raisons financières, les élans iconoclastes contre l’« Etat-providence », c’est-à-dire contre les garanties sociales, elle permet le maintien des amortisseurs qui, pour le moment, atténuent l’impact social des ravages sur l’activité économique. Le même paradoxe se retrouve dans la mise au placard du projet d’introduire en France le système anglo-saxon des crédits hypothécaires – afin de financer ainsi la consommation avec le produit de la spéculation immobilière, permettant d’éviter que la dette des ménages ne fasse exploser le système bancaire et de préserver l’épargne individuelle, en en faisant un autre amortisseur à la crise.
Pourtant un autre aspect de la crise introduit une menace d’affrontement social que les gouvernements et le capital avaient réussi à endiguer et à contourner. La chute de la production mondiale touche évidemment la France, avec son cortège de licenciements non plus pour cause de sous-traitance et de délocalisation mais par la mévente des marchandises. Un secteur est touché, mondialement mais particulièrement en France, celui de l’automobile qui concentre ici plus de 10 % de l’activité industrielle (les deux grandes entreprises encore basées en France, PSA et Renault, ont vu leurs ventes chuter de près de 40 % en un an). Ce ne sont pas tant les maisons-mères qui sont touchées : depuis longtemps elles ont multiplié la sous-traitance, au besoin dans des filiales dont l’intérêt a été de les dégager de toutes obligations contractuelles et de se débarrasser des problèmes de gestion de la main-d’œuvre ; l’utilisation de travailleurs temporaires leur a permis aussi de limiter les questions de variations de production et le coût des journées chômées indemnisées.
Par contre des conflits ont surgi, depuis plus d’un an, à mesure que se développait la crise, chez les équipementiers, sous-traitants des grandes entreprises du secteur – ou usines nationales de trusts automobiles ou équipementiers internationaux. Les fermetures d’usines ou les réductions d’activité dans tout ce secteur de l’automobile ont entraîné des conflits particulièrement durs avec des méthodes de lutte peu usitées dans la période récente (occupations, séquestrations et molestation de dirigeants, menaces de destruction d’usine et/ou de matériel, destruction de marchandises). Une des raisons, non seulement de la montée de telles luttes mais aussi de leur caractère insolite, c’est le manque total de souplesse dans la gestion de la main-d’œuvre dans les maisons-mères comme dans des coins reculés de France où une seule usine était devenue la principale source de travail et d’activité locale. La perspective de tout perdre, malgré les amortisseurs sociaux faisait qu’à la violence économique répondait la violence des travailleurs.
A ce sujet, on peut signaler l’absurdité d’une revendication avancée par toute la gauche et les gauchistes divers : l’interdiction des licenciements lorsque les entreprises font des bénéfices : d’une part a contrario, ces licenciements deviendraient « normaux » si l’entreprise faisait des pertes (ce qui est facile à réaliser par des manipulations financières et comptables), d’autre part la « bonne gestion » capitaliste à long terme suppose la recherche prévisionnelle des meilleurs investissements avec des provisions extraites des bénéfices et une baisse constance des coûts de production y compris par des opérations sur les effectifs ou les transferts de production.
Une autre des caractéristiques de tous ces conflits autour des licenciements réside dans les revendications : en général celles-ci se bornent à exiger, non la reprise d’activité, mais une indemnisation au-delà des indemnités légales prévues en cas de licenciement économique. Tout se passe comme s’il s’agissait de tenir en attendant que l’orage soit passé, faisant en quelque sorte foi dans les paroles des dirigeants que tout est fait pour que la crise ne soit que passagère. Mais là se révèle de grandes inégalités car les possibilités d’action et la combativité ne sont pas partout identiques. Il y a parfois une grande distance entre ce que les travailleurs de Continental à Compiègne ont obtenu (50 000 euros) et les quelque 10 000 acquis ailleurs ou même rien d’autre que le tarif légal. Cela dépend de la combativité des travailleurs concernés mais pas seulement : la dimension de l’entreprise, son intérêt commercial à résoudre le conflit rapidement, ses positions financières, l’intervention éventuelle du pouvoir politique soucieux de son influence dans le secteur, éventuellement celle des bureaucraties syndicales, tout cela peut jouer également un rôle dans le fait que certains travailleurs obtiennent plus que d’autres tout en recourant à des moyens similaires.
Dans ces conflits, le rôle des centrales syndicales a été plus que traditionnel ; pour être récurrents et malgré quelques tentatives de les faire se rejoindre, ils n’ont pourtant pas dépassé leur stade local et même limité à une seule entreprise.
D’un côté, à la fois pour paraître soutenir ces mouvements et en même temps canaliser un mécontentement évident de l’ensemble de la population devant les mesures parcellaires du pouvoir, les syndicats ont organisé des manifestations nationales qui, répétées et de moins en moins suivies, ont bien rempli leur rôle de décourager toute velléité d’un mouvement plus large. Ce qu’ils ont pu faire sans trop de mal car le risque d’extension des mouvements de résistance n’existe pratiquement pas, malgré les efforts des marginalités syndicales et des groupes politiques dits « révolutionnaires ».
D’un autre côté, s’ils n’ont pu prévenir le caractère violent et illégal de ces conflits concernant les licenciements et fermetures d’entreprises, et bien que n’osant pas les condamner en public, ils ne les ont pas vraiment soutenus, ce qui a, dans certains cas, donné force à la répression patronale ou politique. Dans ces conflits on peut voir une relation dialectique entre la base et les sommets bureaucratiques : si pendant un temps, au début de la lutte, une partie des travailleurs en révolte impose un tour plus radical, la section syndicale ou un comité de grève intersyndical reprend à son compte cette radicalité en la canalisant, réintroduisant de ce fait l’influence de l’appareil syndical. Il en est pourtant résulté souvent un clivage entre la base syndicale et la hiérarchie bureaucratique, qui se répercute dans des luttes d’influence de clans au sein des appareils, mais repose aussi sur des situations de fait.
Cela rejoint ce que nous avons pu dire sur la gestion de la force de travail au niveau de l’entreprise. Les conflits que nous venons d’évoquer se règlent au cas par cas, au-delà de l’application des règles légales, ce qui explique les différences signalées dans ce que les travailleurs concernés peuvent obtenir. Engagés depuis des années dans une gestion « responsable » de la force de travail au niveau professionnel et politique national, et ayant de ce fait contribué aux « réformes », les syndicats éprouvent de grandes difficultés à trouver des réponses à la crise et aux réactions ouvrières contre ses conséquences. Cela leur est d’autant plus difficile que les deux principales centrales, CGT et CFDT, collaborent étroitement à une évolution applaudie par le gouvernement et le patronat visant à trouver des « interlocuteurs valables », en nombre limité à la fois pour des question de coûts et de facilité, dans les différents organismes de représentation et de discussion. Il est bien évident qu’une radicalisation de la lutte de classe, même limitée à des méthodes de lutte et à la base des entreprises, ne correspond nullement à cette position.
D’un autre côté, tout ce que les syndicats peuvent offrir, ce sont des solutions pour « sortir » de la crise qui ne seraient qu’un replâtrage du système capitaliste, différent des solutions des sphères gouvernementales et capitalistes. Ce faisant, ils renforcent la propagande officielle, à laquelle n’adhèrent que trop les travailleurs, qui affirme que la crise ne va pas durer, que dans un temps plus ou moins long on retrouvera « la croissance », et qu’il s’agit seulement de « tenir ».
Un problème qui se pose aux travailleurs du monde entier, mais dans des conditions différentes. Pour la France, eu égard à cette question, un mouvement de lutte dépend des possibilités pour une masse croissante de chômeurs de conserver assez longtemps les garanties permettant de ne pas tomber dans la misère. Cela dépend d’une part d’un financement qui va s’amenuisant avec une activité économique réduite et d’autre part de la situation économique internationale. Et là, personne ne se risque à faire des prévisions.
Albert Idelon
idelonalbert.vercors@laposte.net

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