Annie Ernaux : «Personne d’autre que nous n’écrit
l’avenir !»
C’était lundi, au
lendemain d’un week-end poisseux qui avait vu resurgir les figures de Kadhafi à
droite et de Dominique Strauss-Kahn à gauche. Annie Ernaux nous a reçue dans sa
maison de Cergy (Val-d’Oise), au calme, loin des préparatifs fébriles des
diverses manifestations du 1er Mai. Dans une tribune publiée
dans le Monde, elle venait de
dire toute sa colère contre cette «imposture»
que représentait à ses yeux la décision de Sarkozy de fêter le «vrai» travail le 1er Mai.
Cette auteure clé dans le paysage littéraire français, qui se définit non comme
une romancière mais comme un «écrivain du
réel», est une indignée de la première heure - elle a d’ailleurs
voté Mélenchon le 22 avril.
A la veille du second
tour, nous avons voulu en savoir plus sur sa perception de cette élection et de
ses enjeux. Et nous l’avons rappelée, au lendemain du débat entre les deux
candidats, pour avoir son sentiment sur le rapport de forces.
Sortez-vous de ce débat réconfortée ou plus
indignée encore ?
Ni l’un ni l’autre. Un
sentiment d’inutilité. J’ai pensé que ce serait sans doute le dernier débat
sous cette forme. Trop long, trop de chiffres, un côté puéril, «t’es un menteur
- c’est çui qui le dit qui y est», et deux potiches en guise de journalistes,
seule nouveauté ! Depuis le débat entre Valéry Giscard d’Estaing et François
Mitterrand en 1974, j’ai toujours détesté cet exercice qui est un duel du
verbe, rien d’autre. Un combat qui relève d’ailleurs, profondément, de l’expression,
de l’affirmation de la «virilité» : qui sera le chef, ou le père. Un spectacle
où on tremble, on se réjouit, sans lien avec la démocratie. L’élection
présidentielle au suffrage universel, en France, n’est d’ailleurs pas
l’expression de la démocratie. Elle a été instaurée en 1962 par de Gaulle et
pour de Gaulle, acceptée par des Français soulagés d’en avoir fini avec le
conflit algérien. Et on vit toujours sur une Constitution née en plein cœur de
celui-ci, en 1958.
C’est pour cela que vous
avez voté en faveur de Jean-Luc Mélenchon ? Pour voir émerger une VIe République ?
Il faut fonder une VIe
République, c’est évident. Il y a une usure des institutions, la preuve en est
l’abstention aux élections autres que présidentielles, comme si voter ne servait
plus à rien. J’espère vivement que Hollande, s’il est élu, aura le courage,
l’ambition de grandes réformes. Ce que j’ai trouvé de fort, d’essentiel chez
Mélenchon, c’est le refus du rapetassage social continuel, la volonté de rompre
avec cette idéologie de l’impuissance, vis-à-vis des marchés, des
délocalisations etc., vis-à-vis de tout, en fait. Cette façon de dire : «A
vous de décider de votre vie.» Il propose ainsi un référendum sur le nucléaire.
Après tout, personne d’autre que nous n’écrit l’avenir ! Et c’est quelqu’un qui
met en avant l’éducation, la culture, rétablit l’importance d’une éducation
populaire, absente ailleurs.
Comment expliquez-vous que Mélenchon ait rallié
bien moins d’électeurs que prévu ?
D’abord un discours
médiatique qui l’a scandaleusement mis sur le même plan que Le Pen ! Et le vote
utile. Les gens ont eu peur. Moi-même, j’ai reçu des lettres de lecteurs
m’enjoignant de voter utile !
Vous n’avez pas été tentée ?
A aucun moment. Voter dans
une élection à deux tours, c’est pour moi choisir au premier tour le candidat
dont les propositions, le discours définissent le modèle de société avec lequel
je me sens le plus proche. Pas une stratégie. Si on veut - c’est une tendance -
que les citoyens, en somme, zappent le premier tour, il y a urgence à changer
le système, la Constitution, j’y reviens !
Que voterez-vous dimanche ?
Hollande, naturellement.
La seule chose qui puisse faire reculer le FN et ses idées, c’est de changer la
réalité et l’imaginaire, les deux étant fortement corrélés au niveau social.
Prenez ces classes semi-rurales qui ont voté FN : si les gens ne disposent pas
d’école ou d’hôpital tout près, s’ils n’ont pas de moyens de transport autres
que leur voiture avec l’essence hors de prix, tout ce qu’on pourra faire d’autre,
et même augmenter le Smic, n’y changera rien. Il faut tout de même noter que
nombre d’électeurs du FN ne sont pas dans la souffrance sociale ! Ils sont dans
une xénophobie, surtout une islamophobie, fantasmatique. Ces gens-là ne voient
pas d’immigrés près d’eux mais ils ont peur, ils sont dans le fantasme. A
Cergy, ville d’une grande mixité visible de la population, Hollande a obtenu
44%, Sarkozy 18%, Mélenchon 13,5% et Le Pen pas même 10%. Plus loin, à
Auvers-sur-Oise et l’Isle-Adam, bien plus bourgeoises, Le Pen fait 14% !
Cela va être très
difficile de changer l’imaginaire de la population française tel que Sarkozy,
Guéant, Hortefeux, Buisson se sont employés à le façonner, à le solidifier dans
la peur de l’Autre. D’autant plus que cet imaginaire a des sources anciennes -
l’héritage silencieux de la guerre d’Algérie n’a en réalité jamais été liquidé.
Qu’avez-vous pensé de l’«affaire» Dominique
Strauss-Kahn ?
Le comportement de cet
homme est indéfendable - tout comme celui de Polanski, même si ce n’est pas la
même époque. C’est très révélateur de cette vision traditionnelle qui fonde et
légitime la domination violente d’une femme sur le besoin sexuel masculin.
«Rentrez vos poules, je lâche mon coq !» disait-on dans les campagnes. Ces
affaires m’ont incitée à persévérer dans l’écriture d’un texte autour duquel je
tourne depuis vingt ans.
Pensez-vous toujours que la littérature peut
changer la société ?
Elle peut contribuer au
changement des représentations, sur les rapports entre les hommes et les
femmes, sur les classes sociales par exemple. Quand j’ai publié la Place dans les années 80, qui
évoque la trajectoire de mon père et la culture des dominés, Pierre Michon
donnait de la grandeur aux Vies
minuscules, ainsi que Pierre Bergounioux. D’un seul coup, quelque
chose s’est produit, une mise en question des hiérarchies culturelles et
sociales, et j’ai senti qu’écrire avait un certain pouvoir.
Cela dit, je n’ai pas vu
beaucoup d’intellectuels s’engager dans cette élection. C’est une question
importante : que signifie ce silence, surtout celui des «intellectuels
médiatiques» ? De la prudence ? Pour un écrivain, il est difficile, c’est vrai,
d’intervenir sur la crise économique, la mondialisation, les «experts» sont là,
toujours les mêmes d’ailleurs, favorables au libéralisme ! Mais prendre parti
pour une société plus juste, on peut le faire, non ?
Il y a peut-être
aujourd’hui, chez les intellectuels, une espèce de fatigue, le sentiment que,
quoi qu’on dise, on n’est pas écouté. Il y a quelques jours, je lisais que le
chanteur Peter Gabriel disait : «Quiconque
a le pouvoir de se faire entendre a le devoir de parler.» Je
souscris totalement.
Pourquoi le devoir ?
On est aujourd’hui dans un
moment où il s’agit de savoir si l’on va continuer de vivre dans une société où
les idées de Jean-Marie Le Pen, relookées très habilement par sa fille, ont
envahi le paysage, un paysage où ces thèmes se sont imposés comme majeurs. Qui
aurait imaginé en 2007 que les grands sujets du quinquennat seraient l’identité
nationale et une loi sur la burqa qui ne concernait que 2 000 femmes en
France ! Qu’un référendum sur les chômeurs figurerait parmi les propositions du
candidat-président !
Le sarkozysme est un
climat qui a contaminé toute la société. C’est un populisme stratégique,
réfléchi, construit à coups de stigmatisations et qui masque les rapports de
domination, par exemple avec «la valeur travail». Même la laïcité a été
confisquée, détournée de son sens - séparation stricte des religions et de
l’Etat ET liberté d’exercice des religions -, et elle est devenue un réflexe
identitaire. Immigration et immigrés ont été les leitmotivs de cette campagne.
Il ne me viendrait jamais
à l’idée, dans les lieux publics que je fréquente (gare, RER, hypermarché…) de
penser : «Tiens, voilà un immigré.» En revanche, les escalators de la gare en
panne, le nombre réduit de caissières - exténuées -pour de longues files
d’attente, les jeunes qui n’ont pas d’autre loisir pendant les vacances que
d’aller au centre commercial, je le vois et je pense que ce n’est pas dans
l’ordre des choses.
Vous qui aimez observer les Années, qu’y a-t-il de
bon dans l’époque que nous vivons ?
J’hésite, il y a tellement
de choses qui rendent la vie plus ouverte, plus libre, Internet par exemple. Je
n’ai ni blog, ni site, ni compte Twitter mais j’apprécie de chercher une
information quelconque et de la recevoir aussitôt, de trouver un disque ou un
livre épuisé. La vie est plus sûre, quoi qu’on prétende, il y a des avancées
formidables en médecine. La question reste toujours la même, c’est l’inégalité
d’accès à toutes les possibilités offertes par le monde moderne.
ALEXANDRA
SCHWARTZBROD
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