Récit Le gouvernement québécois durcit le
ton face à un conflit étudiant qui a débuté il y a trois mois.
Chaque soir, le scénario
est le même. Autour d’une petite place du centre-ville de Montréal, des
dizaines de manifestants arborant un carré rouge, le symbole de la contestation
étudiante, se rallient à la tombée de la nuit. Parfois armés de trompettes et
de tambours, ils sillonnent les rues de la métropole, avant d’être dispersés
par la police, qui les suit à la trace. Depuis plus de trois mois, 150
000 étudiants et lycéens québécois font front contre leur gouvernement. Né
de l’opposition à la hausse des droits d’inscription, le mouvement s’est mué en
véritable contestation sociale et politique. Le «printemps érable», baptisé
ainsi en clin d’œil au printemps arabe, ne veut pas finir.
Le gouvernement a dévoilé,
jeudi, un projet de loi spéciale pour suspendre les cours jusqu’au mois d’août
dans les établissements touchés par la grève. Il prévoit surtout une forte
restriction du droit de manifester et de très lourdes amendes pour les
organisateurs de piquets de grève. Mais cette annonce n’a pas changé le rituel
de la protestation. Bien au contraire. «Passer
une loi spéciale pour une grève étudiante, il faut le faire !»
fulmine Caroline. Cette trentenaire a fini ses études depuis bientôt une
décennie. Pourtant, la jeune femme n’a cessé de manifester, aux côtés de ses
amis. Dont Kolia, 32 ans, qui affirme : «L’éducation,
c’est un droit universel, une richesse collective.»
Depuis ses débuts, le
mouvement étudiant n’a jamais cessé de surprendre par son ampleur. En
trois mois, Montréal a été le théâtre de 230 manifestations, de jour
comme de nuit : du jamais-vu. «On ne
s’attendait pas à cette mobilisation historique, ni à une loi spéciale,
remarque Jeanne Reynolds, porte-parole d’une association étudiante. Le problème, ce n’est pas la grève, c’est la
hausse des droits d’inscription.»
Managérial. Au Québec, les frais annuels exigés par les
universités sont les moins élevés du Canada. Cette exception devrait toutefois
disparaître avec la hausse annoncée par le gouvernement libéral, qui propose de
les faire passer de 2 200 à 4 000 dollars canadiens (1 700 à 3 000 euros)
au cours des cinq prochaines années. Pour les étudiants québécois, qui
préfèrent le modèle scandinave à celui de leurs voisins nord-américains, c’est
trop. Et pour leurs professeurs, qui réclament des états généraux sur
l’université, aussi. «On nous impose la
comparaison avec les grandes facultés du monde, mais nous sommes farouchement
opposés à cette standardisation», explique Max Roy, président de la
Fédération québécoise des professeurs d’université. Selon lui, la hausse de la
contribution étudiante au budget des facultés est un nouveau symptôme du mal
qui accable les facs québécoises : une gestion managériale d’entreprise. Ces
dix dernières années, le poids des gestionnaires dans la masse salariale a
augmenté trois fois plus vite que celui des professeurs. «Cet enjeu est mis au jour par le conflit»,
estime Max Roy.
Conflit marqué par une
réponse policière plutôt musclée : plus de 500 personnes ont été arrêtées
dans les manifestations de Montréal. Le gouvernement de Jean Charest n’a jamais
plié. Ni sous la pression de la rue ni sous celle de ses adversaires politiques.
Un entêtement étonnant : la hausse des frais d’inscription ne rapportera à
terme que 210 millions d’euros par an. Au pouvoir depuis bientôt
dix ans, Jean Charest a survécu aux allégations de corruption qui
éclaboussent régulièrement son parti. «Mais
beaucoup de jeunes se posent des questions sur la justice et la justesse des
règles fixées par le gouvernement», note Paul Sabourin, professeur
de sociologie à l’université de Montréal.
Peluche. Si le Premier ministre a justifié sa loi spéciale
par le désir de ramener la «paix
sociale», dans les rues de Montréal, la poursuite du mouvement ne
fait aucun doute. «Je vais mener la
bataille jusqu’au bout», annonce Guillaume, un lycéen de
17 ans. A ses côtés, sa petite amie, Julie-Anne, une peluche à la main,
exprime sa colère : «On est vraiment
contre le néolibéralisme. C’est frustrant d’être considérés comme des moins que
rien.»
Amir Khadir, député de
Québec solidaire, un parti de gauche proche du milieu syndical et militant, est
convaincu que le gouvernement fait fausse route. «Jean Charest pense qu’il va épuiser les étudiants. Mais il ignore la
réalité du terrain. Même dans notre parti, où on est habitués à la mobilisation
citoyenne, on ne comprend pas le mouvement. Ça dépasse tout ce qu’on a connu en
trente ans, avoue-t-il. Le
mouvement étudiant a planté une force au Québec impossible à déloger. Je ne
vois pas comment ça va se régler. Va-t-il y avoir de la violence ? Des
dérapages ? Je ne le souhaite pas. Mais une chose est sûre, le gouvernement
n’aura rien fait pour empêcher une telle escalade.»
ANABELLE NICOUD Correspondante à Montréal
78, une loi anti-étudiants
Depuis plus de
trois mois, le Québec vit une des pires crises sociales de son histoire.
Les étudiants en grève et les citoyens qui les soutiennent arborent fièrement
le carré rouge, symbole de l’opposition à la hausse des frais de scolarité
annoncée par le gouvernement de Jean Charest. Dès février, celui-ci avait
déclaré qu’il ne négocierait jamais avec les étudiants. Après plus de deux mois
de grève étudiante, il a enfin accepté de discuter à condition que ne soit pas
abordée la question des droits de scolarité, le nœud du débat. Après moins de
quarante-huit heures, ces négociations ont été rompues par le
gouvernement. Début mai, retour aux négociations : gouvernement et fédérations
étudiantes ont élaboré une feuille de route censée tracer la voie pour une
sortie de crise honorable. Le projet d’entente, assez minimal, évoquait la
possibilité de dégager des économies dans le budget universitaire, afin
d’atténuer l’effet de la hausse. Mais, avant même que les étudiants se soient
prononcés sur le sujet, le Premier ministre, Jean Charest, et sa ministre de
l’Education, Line Beauchamp, se pavanaient déjà en affirmant qu’ils avaient
réussi à écraser le mouvement étudiant. Suite à ces déclarations, les étudiants
ont massivement rejeté l’entente de principe. Démission de Beauchamp ; ultime
contre-offre de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), que le
gouvernement n’a pas daigné étudier ; et enfin cette loi spéciale 78, «loi
matraque» qui lui donne des pouvoirs répressifs accrus et réduit à néant la
force démocratique des associations étudiantes. Une loi qui va à l’encontre des
libertés d’expression, d’opinion et de manifestation et vise aussi tous les
citoyens du Québec. Cette loi prévoit aussi une clause «Henri VIII», selon
laquelle l’exécutif peut désormais modifier toute autre loi, de façon
unilatérale et sans passer par l’ensemble des députés élus au Parlement. La
loi 78 accorde par ailleurs à l’étudiant le droit individuel d’accéder à
ses cours, au mépris des votes de grève. De plus, tout professeur invitant ses
étudiants à respecter le vote de grève peut être accusé d’infraction. Ce texte
même peut nous valoir des sanctions parce que nous, ses auteurs, sommes aussi
des professeurs.
La position dans laquelle
le gouvernement nous place est intenable. Comment un professeur peut-il donner
un cours sur la démocratie, son histoire et sa valeur, alors qu’on lui demande
d’être le complice de son déni ? Comment peut-il enseigner le concept de
désobéissance civile chez Etienne de La Boétie, Henry-David Thoreau ou Hannah
Arendt, alors qu’une apologie un peu trop vibrante de celui-ci peut lui coûter
de 7 000 à 35 000 dollars canadiens [5 400 à 27 000 euros] d’amende ? Comment peut-il
favoriser le développement de l’esprit critique de ses étudiants quand on lui
demande de taire le sien ? Pour nous, qui nous réclamons d’une culture
humaniste, il devient quasi impossible de faire notre travail, de façon honnête
et honorable. Cette loi-matraque ne règle rien ; au contraire, elle ne fait
qu’envenimer la crise. En plus de mépriser la jeunesse, le gouvernement Charest
s’en prend à la liberté, à la démocratie et à la valeur de l’enseignement.
GUILLAUME BARD Professeur
de philosophie et de sciences humaines, Montréal, ESTELLE DRICOT Professeur de philosophie et de sciences
humaines, Montréal, MARCELA
FAJARDO Professeur de
philosophie et de sciences humaines, Montréal, JEAN-FRANÇOIS LESSARD Professeur de philosophie et de
sciences humaines, Montréal
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