Du progrès au pacte social, les pistes pour sortir
de la crise de civilisation
Le candidat qui veut être "un président normal" et le
philosophe de la "démesure", le socialiste de la "synthèse"
et le sociologue de la "complexité" se sont rencontrés au coeur de la
campagne. L'idée consistait à confronter leur vision de la gauche, du progrès
et du nouveau désordre mondial.
Car la crise que nous
vivons est pour Edgar Morin une crise de civilisation. C'est le socle même de
ses valeurs et croyances qui vacille sur ses fondations. Car l'Occident a trop
longtemps voulu séparer, compartimenter et diviser les sciences et les
disciplines comme les problèmes économiques et sociaux. Seule une pensée
politique capable de relier, de "tisser
ensemble ce qui est séparé", sera capable d'être à la hauteur
de l'ère planétaire.
C'est d'ailleurs le sens
du mot et du concept de "complexité" dont Edgar Morin s'est fait le
penseur opiniâtre et le défenseur acharné. Les deux interlocuteurs ont de
nombreux points communs. Le premier veut "changer
de destin", le second préfère "changer d'ère", le premier souhaite engager "une transition"
(énergétique, économique et générationnelle), le second rêve à la mutation, à
la "métamorphose"
même de nos sociétés. Le premier veut être le "président de la sortie de crise", le second
croit, comme le poète Hölderlin, que "là
où croît le péril, croît aussi ce qui sauve". Les différences
et divergences sont également manifestes. Edgar Morin sait que la gauche est
capable de porter d'immenses espoirs mais qu'elle peut très vite décevoir.
Edgar Morin évoque même
ici les ambivalences de la présidence de François Mitterrand, qui a libéré la
société française de certains de ses carcans mais l'a également "convertie au néolibéralisme, ce qui a
favorisé le développement du capitalisme financier", pourtant
dénoncé par le candidat socialiste. Le sociologue souhaiterait que la France
soit considérée comme "une,
indivisible et multiculturelle", afin de reconnaître les
différences sans tomber dans le communautarisme. Face aux ambiguïtés de ce mot
qui risquerait de gommer les références communes, François Hollande préfère "renforcer la laïcité dans la
Constitution".
Résistant, aussi bien à
l'occupation nazie qu'à la stalinisation des esprits, Edgar Morin n'est pas un
intellectuel organique, comme disait le philosophe Antonio Gramsci,
c'est-à-dire garant de la ligne et de l'orthodoxie des partis. Il a depuis
longtemps fait son autocritique et défend une gauche antitotalitaire mais
irréductiblement égalitaire et solidaire. A la manière de George Orwell, qui se
présentait parfois comme un "anarchiste
tory", Edgar Morin se décrit volontiers comme un "conservateur révolutionnaire".
Conservateur, car la politique doit savoir conserver : la diversité, les
cultures ou la biosphère. Mais, consciente des dangers, elle impose aussi de
révolutionner : la démocratie, l'économie tout comme les mentalités.
Intellectuel critique et prophétique, il s'est, depuis longtemps, mêlé des
affaires de la cité. Dans un texte de 2007, repris dans Ma gauche (Bourin Editeur, 2010), Edgar
Morin s'était amusé à se porter "candidat" à l'élection
présidentielle... Le programme Morin est ici confronté à celui du candidat de
la gauche.
Il faut dire que le
premier tour de la présidentielle a démenti les sondages. La mobilisation
civique a mis à l'écart le risque d'abstention. La conscience critique a aussi
vaincu les présages. Et rebattu les clichés. Les intellectuels n'ont pas été
silencieux dans cette campagne, comme on l'a souvent répété. Au Monde, en tout cas, ils lui ont même
donné une certaine tonalité. Souvent en intellectuels spécifiques, qui
mobilisent leur savoir acquis dans un champ de recherche déterminé. Parfois en
intellectuels critiques, comme l'illustrent les interventions fondatrices de
Voltaire et de Zola qui, lors de condamnations iniques, ont engagé leur
autorité au nom d'universels principes. Souvent en intellectuels collectifs.
Plus rarement en intellectuels de gouvernement ou d'accompagnement.
Parmi de nombreux autres,
les philosophes Régis Debray et André Glucksmann ont montré les impasses d'une
campagne qui reléguait loin derrière la politique étrangère. Michel Onfray a, de son côté,
déploré le déferlement de "passions
tristes" et Michel
Serres a renvoyé à ses archaïsmes cette campagne de "vieux
pépés" ! Marcel Gauchet
a portraituré "l'autoritarisme
sympa" qui caractérise le postmodernisme qu'est le sarkozysme.
Jacques Attali,
Raymond Aubrac, Elisabeth Badinter,
Ulrich Beck, Ernesto Laclau,
Françoise Héritier, Jean-Luc Nancy, Michel Wieviorka, Alain Touraine, Philippe Raynaud, Ezra Suleiman, Charles Taylor... la liste est
longue des intellectuels qui ont donné leur point de vue sur ce scrutin
attendu.
Les écrivains ne sont pas
en reste. Annie Ernaux a récemment dénoncé la récupération du 1er-Mai par le
candidat de l'UMP. Quant à Yves Simon,
Jean d'Ormesson, Renaud Camus, Alexandre Jardin et des adeptes du
roman noir emmenés par Jérôme Leroy,
ils se sont clairement engagés derrière des candidats. A chacun de faire son
choix. Et que vive le débat !
DU PROGRÈS AU
PACTE SOCIAL, LES PISTES POUR SORTIR DE LA CRISE DE CIVILISATION
Quelle est votre
conception de la gauche ?
Edgar Morin : Il s'agit pour moi de revenir à ces trois sources
du XIXe siècle, libertaire, socialiste et communiste, qui se sont
séparées et combattues dans l'Histoire. L'idée communiste s'est dégradée dans
sa version stalinienne et maoïste ; la sociale-démocratie s'est asséchée ;
quant au libertarisme, il reste isolé, mis à part au sein d'une frange de la
gauche radicale. Aujourd'hui, il faut régénérer ces trois courants et les
relier pour oeuvrer à la fois à l'épanouissement des individus, à une société
meilleure et à la fraternité. J'ajouterais une quatrième source, plus récente,
qui est écologique : notre devenir nécessite un effort pour sauvegarder à la
fois la nature et notre propre nature humaine.
François Hollande
: Ces trois sources ont en
effet connu des remous, parfois des assèchements, mais elles restent vives. La
famille socialiste a plus de responsabilités encore qu'au XIXe
siècle, parce qu'elle s'est confrontée à l'exercice du pouvoir. Elle s'est
renforcée par la volonté d'accomplir sa promesse au sommet de l'Etat, mais
aussi au sein des collectivités locales. La gauche doit se donner pour ligne
d'horizon l'accomplissement du dessein républicain, mais elle doit aussi
réussir une reconquête : faire que la démocratie redevienne plus forte que les
marchés, que la politique reprenne le contrôle de la finance et maîtrise la
mondialisation.
La gauche doit ouvrir la
voie, imaginer des politiques nouvelles. Le progrès est possible, l'avenir peut
encore être une source d'accomplissement pour les générations à venir.
L'humanité reste en marche. Nous devons être dans l'évocation de notre histoire
et dans l'invention de notre futur. C'est dans cette perspective historique que
j'inscris mon projet présidentiel : je veux être un continuateur et un
rénovateur.
Abolition de la
peine de mort et essor des yuppies, prix unique du livre et triomphe de Bernard
Tapie, le mitterrandisme a-t-il éclairé ou plombé la gauche ?
E. M. : Le mitterrandisme a été porté par un grand élan
d'espérance. Il a engagé de grandes réformes, comme l'abolition de la peine de
mort ou les lois Auroux, mais son bilan est ambivalent. Il faut tenir compte de
ses faiblesses, de ses échecs et de ses insuffisances. Quel bilan faites-vous,
François Hollande, de la gauche au pouvoir ? A partir de 1981, elle a certes
accompli des réformes importantes, mais n'a-t-elle pas aussi converti la
société française au néolibéralisme, ce qui a favorisé le développement du
capitalisme financier que vous dénoncez ?
Le Front populaire, par
exemple, a été un moment magnifique, mais ce gouvernement n'a pas eu le courage
ou l'énergie d'intervenir en Espagne, ce qui aurait peut-être pu stopper
l'essor du nazisme.
F. H. : Ne soyons pas trop sévères envers la gauche des
années 1980 : elle a permis de moderniser notre pays, de l'adapter, d'opérer
des mutations qui ont vaincu l'inflation et rétabli la croissance. Grâce à
elle, la France a tenu son rang. Mais il est vrai que la gauche a ensuite été
happée par une construction européenne conçue davantage comme un grand marché
que comme un grand projet. Et il est vrai aussi que cette Europe-là a fini par
représenter le libéralisme aux yeux des citoyens. La gauche a payé cette
erreur, elle a corrigé le tir.
La gauche doit porter de
grands espoirs, mais elle ne peut pas se réduire à de grands moments. Sa
vocation n'est pas d'intervenir tous les vingt ans pour faire des réformes. Je
veux au contraire inscrire la gauche dans la durée. Je ne suis pas candidat
pour écarter la droite, introduire quelques innovations politiques et sociales,
et ensuite laisser la place. Je veux initier une transformation de la société à
long terme qui puisse convaincre au-delà même de la gauche.
Ma responsabilité est
d'être le président de la sortie de crise. Cela suppose une transition
économique, énergétique, écologique, générationnelle aussi, qui permette à la
jeunesse d'accomplir son propre destin. A chaque époque, la gauche doit savoir
pourquoi elle combat. C'est pour permettre ce passage d'une société à une
autre, d'une époque à une autre. Pour permettre à la France d'entrer dans le
XXIe siècle.
E.M. : Ne serait-ce pas plutôt une transition entre un
monde ancien et un monde nouveau, entre une logique politique qui rend aveugle
et défaillant et une nouvelle logique politique ?
F.H. : Si, c'est ce que je viens d'indiquer. Cette
nouvelle logique politique consiste précisément à œuvrer pour une transition
conjointe dans tous ces domaines. Non pas isoler les problèmes mais voir et
savoir qu'ils doivent être traités ensemble. Tisser des liens. Croiser les
approches. Penser la complexité, pour reprendre un mot qui vous est cher. Pour
cela, il est nécessaire d'avoir une vue à long terme et un modèle de
gouvernement durable.
La gauche
doit-elle renouer avec l'idée de progrès et de croissance ou bien s'en méfier ?
E. M. : Depuis Condorcet, le progrès était conçu comme une
loi automatique de l'Histoire. Cette conception est morte. On ne peut pas non
plus considérer le progrès comme le wagon tiré par la locomotive
techno-économique. Il s'agit de croire au progrès d'une façon nouvelle, non
comme une mécanique inévitable mais comme un effort de la volonté et de la
conscience. Le progrès a souvent été assimilé à la technique, au développement
économique, à la croissance, dans une conception quantitative des réalités
humaines. Face à la crise de la croissance, aux nuisances et catastrophes
engendrées par le développement techno-scientifique ou aux excès du
consumérisme, ne faut-il pas rompre avec le mythe de la croissance à l'infini ?
L'exemple du Japon montre qu'un pays développé n'a eu qu'une croissance de 1 %
avant la crise.
Mais surtout il faut
dépasser l'alternative stérile croissance/ décroissance et promouvoir la
croissance de l'économie verte, de l'économie sociale et solidaire... Et en
même temps faire décroître l'économie des produits futiles, aux effets
illusoires, mais vantés par la publicité, faire décroître l'économie des
produits jetables ou dont l'obsolescence est programmée, supprimer les
prédations des intermédiaires comme les supermarchés qui imposent des prix très
bas aux producteurs et des prix élevés aux consommateurs. Promouvoir les
circuits courts...
F. H. : Le progrès n'est plus une idéologie. Mais c'est une
idée encore féconde. Je suis un militant du progrès. L'action politique doit
permettre à l'humanité d'avancer et à l'individu d'espérer un sort meilleur. Je
réfute toutes les idées qui mettent en cause le progrès scientifique, social et
écologique. Pour autant, on ne peut plus croire à l'automaticité de la
croissance, à une mécanique qui conduirait, par les forces du marché ou au
contraire par l'intervention de l'Etat, à une amélioration du pouvoir d'achat
ou de la qualité de la vie. Rousseau nous l'a appris : il n'y a pas
d'équivalence entre progrès technique et progrès moral, entre progrès
économique et progrès humain. Nous devons nous battre pour un progrès humain,
solidaire, mondial.
C'est là qu'intervient la
distinction entre le marchand et le non-marchand - tout ce qui ne peut pas être
réduit à l'échange et à la valorisation. Le rôle de la gauche est de veiller à
ce que le marchand soit efficace et compétitif, mais aussi de développer le
non-marchand. Quant à l'opposition croissance/ décroissance, je suis pour un
niveau plus élevé de croissance, même si nous savons bien que la tendance pour
les dix prochaines années est au mieux de retrouver 2 ou 2,5 points de
croissance, c'est-à-dire la moitié de ce que nous avons connu pendant les
"trente glorieuses" et un tiers de ce que nous avons pu connaître en
1974. D'où l'importance de donner à cette croissance un contenu en emplois, en
activité, en richesse, en écologie surtout.
Il y a aussi des secteurs
qui doivent décroître parce qu'ils sont source de gaspillage. La technologie
peut nous y aider. Lutter contre ce qui nuit à la santé est un facteur de
réduction de nos dépenses collectives, donc une recette supplémentaire pour
financer d'autres recettes de solidarité. La sobriété n'est pas le contraire de
la prospérité. Ce n'est pas une spoliation, mais une liberté que nous devons
offrir à chacun.
Faut-il accroître
la mondialisation ou bien amorcer une démondialisation ?
E. M. : La concurrence est une chose naturelle mais la
compétitivité amène les entreprises à remplacer les travailleurs par des
machines, à les opprimer par des contraintes. L'exploitation économique contre
laquelle luttaient les syndicats a été supplémentée par une aliénation aux
normes de productivité et d'efficacité. Il faudrait donc une politique de
l'humanisation de l'économie déshumanisée. Il faut par ailleurs reprendre un
contrôle humain, éthique et politique sur la science. S'agissant de la
mondialisation, on peut certes se féliciter que des pays que l'on appelait
sous-développés enregistrent une amélioration de leur niveau de vie et, en
cela, les délocalisations ont pu jouer un rôle utile.
Mais, face à l'excès de la
délocalisation et à la désertification de notre industrie, il y a des mesures
de protection à prendre. Aussi faut-il à la fois mondialiser et démondialiser,
continuer tout ce que la mondialisation apporte de coopération, d'échanges
fructueux, de cultures et de destin commun, mais sauver les terroirs, retrouver
les agricultures vivrières, sauvegarder les autonomies. Il faut prendre
position au-delà de l'alternative mondialisation/ démondialisation.
F. H. : Ce sont des débats qui ont déjà scandé la vie
politique et économique. Ils se posent dans des conditions nouvelles : les
techniques évoluent, le capitalisme lui-même connaît une mutation, mais ce sont
toujours les mêmes interrogations et les mêmes défis. Le rôle du politique est
de déterminer les limites et les enjeux du progrès scientifique. L'éthique
n'est pas fondée uniquement sur des convictions personnelles : nous devons
définir ensemble ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Cette délibération
ne doit pas être confiée à une élite mais à l'ensemble des citoyens.
La mondialisation n'est
pas une loi de la physique ! C'est une construction politique. Ce que des
hommes ont décidé et construit, d'autres hommes peuvent le changer. Le
politique doit intervenir pour lutter contre l'économie de casino et la
spéculation financière, pour préserver la dignité du travailleur et fonder la
concurrence sur des normes environnementales et sociales.
Le travail n'est pas une
valeur de droite, mais une valeur citoyenne : le droit au travail est
d'ailleurs reconnu dans la Constitution, il garantit un revenu, une place dans
la société, une relation à autrui.
La période que nous vivons
est celle de l'excès : excès des rémunérations, des profits, de la misère, des
inégalités. Le rôle du politique, c'est de lutter contre les excès, les
risques, les menaces et de réduire les incertitudes. Nous avons besoin d'humanisation,
sinon nous perdrons le sens de ce pour quoi nous produisons, échangeons,
commerçons. Nous avons aussi besoin d'unité, de nous retrouver autour de
grandes valeurs, mais cette unité ne doit pas écraser la diversité. Il s'agit
d'être justes, de faire preuve à la fois de justice et de justesse. Nous devons
à la fois inspirer la confiance et donner confiance aux citoyens dans leurs
propres capacités.
Edgar Morin, vous
suggérez aux candidats d'inscrire dans la Constitution que "la France est
une république une, indivisible, mais aussi multiculturelle". Pour quelles
raisons ?
E. M. : La France est une réalité multiculturelle :
Basques, Flamands, Alsaciens sont ethniquement hétérogènes ; dans un processus
historique de francisation, ils sont devenus français. Dire que la France est
une, indivisible et multiculturelle, c'est reconnaître une réalité où l'unité
empêche le communautarisme et renforce l'attachement de ceux qui viennent
d'ailleurs, mais qui reconnaît la diversité féconde des cultures que nous intégrons.
Je ne parle pas seulement des immigrés mais aussi des Antillais, des
Réunionais, qui veulent qu'on reconnaisse leur spécificité.
Vous êtes attaché aux
symboles. Ainsi pourrait-on inscrire dans notre Constitution que la France est
une république laïque, une, indivisible et multiculturelle, ce qui affirmerait
une réalité de fait qui doit échapper et à l'homogénéisation qui ignore les
diversités (IIIe République) et au communautarisme qui désunit.
N'est-ce pas la reconnaissance de l'autre à la fois dans sa différence et sa
ressemblance qui fait de plus en plus défaut et qui nous conduit vers la
désunion ?
F. H. : La France s'est constituée par des intégrations
successives, d'abord de ses provinces puis de ces populations venues enrichir
la nation. C'est ce qui faisait écrire à Fernand Braudel que "la France se nomme diversité".
Néanmoins, le mot de multiculturalisme crée des ambiguïtés et laisserait penser
que nous sommes une société où il n'y aurait plus de références communes. Il ne
s'agit pas d'effacement ou d'indifférence à l'égard des origines diverses mais
de faire en sorte que les Français se reconnaissent dans la République. Je
préfère renforcer la laïcité dans la Constitution, parce qu'elle est un grand
principe de liberté - tous les citoyens, toutes les religions sont traités de
la même manière - et de fraternité - la laïcité nous permet de vivre tous
ensemble, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
E.M. : Après le drame de Montauban et de Toulouse, ne
faudrait-il pas organiser la tenue d'un meeting géant avec des Français de
toutes origines, dont créoles, ashkénazes, séfarades, arabes et berbères
maghrébins, africains français, qui serait comme la répétition 2012 du 14
juillet 1790 où les délégations venues de toutes les provinces (véritables ethnies
culturelles alors) sont venues proclamer : "Nous
voulons faire partie de la grande nation" ?
F.H. : Le meeting que vous décrivez là, j'en ai fait
plusieurs dizaines depuis des mois ! Le rassemblement des Français ne doit
pas être lié à un événement particulier, c'est un combat de tous les instants.
C'est mon projet : rassembler les Français pour redresser la France. Et le
faire dans la justice.
Ne croyez-vous pas
que, dans les conditions actuelles d'une crise sans précédent, ce n'est pas une
présidence "normale" qu'il nous faudrait, mais une "présidence
de salut public", comme vous y enjoint Edgar Morin ?
F. H. : Qu'ai-je voulu dire par cette formule ? Que je
veux être proche de mes concitoyens, retrouver de l'harmonie et de
l'apaisement. Mais cette démarche doit être au service d'une grande cause. Il
faut lutter contre le fatalisme qui conduit soit à la colère, soit à la
résignation. Nous devons nous dépasser collectivement et individuellement. Or,
pour y parvenir, nous devons être en confiance. Nous vivons dans l'immédiateté,
notre horizon va rarement au-delà de la fin de mois. Le rôle du politique,
c'est de remettre une vision longue permettant un dépassement. Le candidat
normal doit avoir l'esprit de salut public ! Avoir l'esprit de salut public, c'est
se départir de nos intérêts privés et catégoriels, mettre la jeunesse au coeur
de nos choix, promouvoir une transition et une élévation spirituelle du pays.
E. M. : La crise que nous vivons n'est pas seulement
économique, c'est une crise de civilisation. Un président doit être capable
d'indiquer les directions de salut public, pour que la France retrouve son rôle
d'éclaireur. On ne peut rétablir confiance et espérance que si l'on indique une
voie nouvelle : pas seulement la promesse de sortir de la crise, mais de
changer la logique dominante. Par une confluence de réformes multiples, il faut
remettre la France en mouvement, faire confiance aux capacités créatrices des
citoyens. Je souhaiterais que le candidat réponde à ce que disait Beethoven,
dans son dernier quatuor : "Muss es
sein ? Es muss sein." Est-ce possible ? Oui, il faut montrer
que c'est possible.
F. H. : Non seulement je dis que cela est possible, non
seulement je veux montrer que cela est possible, mais je vais le faire !
Quelle grande
politique économique pourrait accompagner cette politique de civilisation ?
E. M. : Une grande politique économique comporterait selon
moi la suppression de la toute-puissance de la finance spéculative tout en
sauvegardant le caractère concurrentiel du marché ; comme je l'ai dit, le
dépassement de l'alternative croissance/décroissance en déterminant ce qui doit
croître : une économie plurielle, comportant le développement d'une économie
verte, de l'économie sociale et solidaire, du commerce équitable, de l'économie
de convivialité, de l'agriculture fermière et biologique, de l'entreprise
citoyenne. Mais aussi ce qui doit décroître : l'économie créatrice de besoins
artificiels, du futile, du jetable, du nuisible, du gaspillage, du destructeur.
Ne faut-il pas envisager une grande politique de la consommation, qui
inciterait les consommateurs à s'éclairer sur les produits et mènerait une
action éducative sur les intoxications et addictions consuméristes, ce qui,
favorisant la qualité des produits, favoriserait la qualité de la vie et la
santé des personnes ? Ne faudrait-il pas prohiber les multiples produits soit
jetables soit à obsolescence programmée, ce qui favoriserait les artisanats de
réparation ? Ne faut-il pas envisager une grande politique de réhumanisation des
villes qui veillerait à opérer la déségrégation sociale, à ceinturer les
villes-parkings pour y favoriser les transports publics et la piétonisation, et
favoriser la réinstallation des commerces de proximité ? Une nouvelle politique
de la France rurale ne devrait-elle pas être promue, qui ferait régresser
l'agriculture et l'élevage industrialisés devenant nocifs pour les sols, les
eaux, les consommateurs, et progresser l'agriculture fermière et bio ? Elle
revitaliserait les campagnes en les repeuplant d'une nouvelle paysannerie, en y
réimplantant bureaux de poste et dispensaires locaux, et elle inciterait à
réinstaller dans les villages boulangeries-épiceries-buvettes. Elle
instaurerait l'autonomie vivrière dont nous aurons besoin en cas de grave crise
internationale.
F. H. : Il y a dans vos propos de nombreux points qui font
écho à ce que je propose dans mon programme. Quand je dis que mon adversaire,
c'est la finance, je ne parle pas bien sûr des instruments financiers qui
permettent de financer l'économie, d'accueillir l'épargne, de financer
l'investissement des entreprises. Je parle de la finance folle et débridée,
spéculative, qui s'est autonomisée et déconnectée de l'économie réelle. La
finance qui se sert de l'économie au lieu de la servir. Il faut donc
reconnecter la finance à l'économie réelle. L'idéologie libérale a été
hégémonique. Pourtant, nous en avons vu les limites, les dangers, les échecs.
C'est cette idéologie qui est archaïque, dépassée. Une nouvelle voie doit
s'imposer. Il est de la responsabilité de la gauche de porter cette nouvelle
exigence.
Vous parlez de la question
de la consommation. Je vais prendre un exemple : en faisant la transition
énergétique, nous construirons la France de l'avenir. Cette transition n'est
pas indépendante d'un véritable projet de société. La réduction de la part du
nucléaire - et non pas son abandon comme la droite cherche à le faire croire en
mentant -, le développement parallèle des énergies renouvelables, la rénovation
de l'habitat, toutes ces initiatives doivent nous permettre de bâtir une
société de la sobriété et de l'efficacité énergétiques. C'est une nécessité
environnementale, mais aussi une chance sociale et industrielle. C'est
également un signal fort : nous maîtriserons mieux la consommation, nous réduirons
les gaspillages. Vous évoquez une "éducation à la consommation" :
consommer mieux pour préserver les ressources terrestres, dont nous savons
qu'elles ne sont pas infinies. Je pense que ce modèle marquera l'esprit des
citoyens et changera les attitudes et les habitudes de consommation. Il nous
faut réformer les esprits et changer les mentalités.
Enfin, je veux ouvrir un
nouvel acte de la décentralisation, pour renforcer les pouvoirs et les
dynamismes locaux, et pour harmoniser les capacités et l'attractivité de tous
les territoires.
Quels sont les
penseurs et acteurs politiques qui vous ont le plus inspirés pour vos combats
politiques ? Hugo, Marx, Jaurès ? Et pour quelles raisons ?
E. M. : Tous les penseurs qui m'ont conduit à la pensée
complexe ont joué un rôle dans la formation de mes idées politiques. Parmi eux
je citerais Héraclite, Montaigne, Pascal, Rousseau, Hegel, Marx, von Foerster.
Tous les auteurs qui m'ont "allergisé" à l'humiliation, en premier
lieu Dostoïevski et le Hugo des Misérables,
et tous ceux qui m'ont fait aspirer à l'émancipation des opprimés ont nourri en
moi une sensibilité de gauche. Enfin, j'ai incorporé en moi l'appel à changer
la vie de Rimbaud et de Breton.
Mes plus proches
compagnons en matière politique furent, depuis 1956, Claude Lefort et Cornelius
Castoriadis. Je pense que toute pensée politique doit se formuler à partir d'un
diagnostic pertinent du moment de l'ère planétaire que nous vivons, y concevoir
une voie de salut, et y situer une politique française. Je pense qu'il faut
dépasser les insuffisances et carences de l'idée de réforme et de révolution
dans la notion de "métamorphose", qui combine conservation et
transformation.
F. H. : L'oeuvre de Marx est encore utile pour comprendre
ce qu'est le capitalisme. Mais convenons qu'il a changé de forme et de
dimension. Jaurès est une des plus grandes références du socialisme mais aussi
de la République. Par son intelligence prodigieuse, par sa culture, par son
élévation d'esprit, par sa recherche obstinée de la synthèse. Je sais que la
pensée d'Edgar Morin aime faire tenir ensemble des antagonismes et montrer en
quoi, loin de s'opposer, ils sont complémentaires. C'en est un bon exemple :
dans la vision que je me fais de la politique, la défense de l'idéal et
l'action dans le réel vont de pair.
C'est aussi ce que voulait
dire Aimé Césaire dans sa magnifique formule : "l'espérance lucide". Victor Hugo, c'est le
tumulte. La force de la colère et la lucidité. Quel sens de la justice ! Le
jeune dandy monarchiste et romantique est mort en grand républicain en ayant
résisté au despotisme, celui de "Napoléon
le Petit", avec le courage d'affronter l'exil... Je me réfère
aussi à Albert Camus, qui nous rappelle que le combat pour l'humanité doit être
à chaque instant répété.
Nicolas Truong
Edgar Morin
Philosophe et sociologue,
Edgar Nahoum est né à Paris en 1921. Il rejoint la Résistance en 1942 et y
prend le pseudonyme "Morin", qu'il gardera. Après la Libération, il
publie "L'An zéro de l'Allemagne", un livre dans lequel il décrit la
situation des Allemands au lendemain de la guerre. Au cours des années 1950, il
milite contre la guerre en Algérie, quitte le Parti communiste
("Autocritique", Seuil, 1959) et lance la revue "Arguments"
avec Roland Barthes. En 1973, il commence la rédaction
de "La Méthode",
son oeuvre majeure, composée de six ouvrages, publiés entre 1977 et 2006. Il y
développe une pensée de la complexité. Edgar Morin a publié "Ma
gauche" (Bourin éd., 2010), "La Voie" (Fayard, 2011), "Mes philosophes"
(Germina, 2011), "Le Chemin de l'espérance", en collaboration avec
Stéphane Hessel (Fayard, 2011), et "La France une et multicuturelle"
(Fayard, 172 p., 14 €) .
François Hollande
Le candidat socialiste à
l'élection présidentielle est né en 1954 à Rouen. Après une licence en droit,
il intègre Sciences Po Paris, puis HEC. Il termine son parcours à l'ENA et
adhère au Parti socialiste (PS) en 1980.
Après l'élection de
François Mitterrand en 1981, il devient chargé de mission à l'Elysée pour les
questions économiques. Puis il est nommé chef de cabinet de Max Gallo,
secrétaire d'Etat et porte-parole du gouvernement en 1983. François Hollande
est élu en 1988 député de la Corrèze, siège qu'il perd en 1993.
François Hollande devient
porte-parole du PS en 1995 lorsque Lionel Jospin en reprend la direction. Les
élections législatives de 1997, qui voient le PS revenir au pouvoir, permettent
à François Hollande de retrouver son siège de député de la Corrèze, siège qu'il
occupe toujours.
En 1997, il est désigné
premier secrétaire du PS. Après son élection à la mairie de Tulle (Corrèze) en
2001, fonction qu'il quitte en 2008, il sera président du conseil général de la
Corrèze. Le 31 mars 2011, François Hollande annonce sa candidature à la
primaire socialiste.
Le 16 octobre 2011, il est
désigné candidat socialiste pour 2012 et se qualifie, le 22 avril, au second
tour de la présidentielle, avec 28,6 % des suffrages exprimés. Il a récemment
publié "Changer de destin",
(Robert Laffont, 2012).
Le refus de Nicolas Sarkozy
Nous avons proposé à
Nicolas Sarkozy de dialoguer également avec Edgar Morin, à qui il avait repris,
en 2008, l'idée de "politique de civilisation". Cette demande est
restée sans suite, comme toute autre proposition d'entretien.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire