Sœurs en chœur
Leurs têtes sont penchées l’une vers l’autre. Elles marchent du même pas, sans dévier de leur route. Les messes basses finissent en sourires. On les regarde arriver de loin, deux silhouettes frêles dans le froid de décembre.
Delphine et Muriel Coulin sont sœurs. Cela se voit. Elles viennent de réaliser leur premier long métrage ensemble, sélectionné à la Semaine de la critique, à Cannes, et primé à Deauville. 17 filles, demain en salles, suit une bande de copines de lycée qui décident de tomber enceintes en même temps. L’histoire est inspirée d’un fait réel : une épidémie de grossesses survenue dans un lycée de Gloucester, un port de pêche du Massachusetts, en 2008. A l’époque, la presse parle d’un «pacte» secret. «C’était quelques lignes dans Libé, se souvient Muriel, l’aînée, j’ai descendu les escaliers quatre à quatre et j’ai montré le journal à Delphine. A l’époque, on habitait ensemble. On s’est dit : "C’est dingue." J’ai gardé le papier.» L’idée de faire un film est déjà là. Delphine, romancière, décide de ne rien lire sur le fait divers, «pour ne pas trop coller au réel». Muriel, documentariste, va compulser tout ce qui lui tombe sous la main : «On sentait une ambiance : une fête foraine de bord de mer avec un chanteur foireux… Je me disais : "Mais bien sûr, ces bals ringards, on les connaît."»
Elles transposent les scènes à Lorient, ville où, adolescentes, elles ont connu l’ennui. Les sœurs Coulin en ont fait une utopie féminine : des jeunes filles libres de leurs corps refusent une vie toute tracée, étriquée. Elles choient leurs ventres ronds pour repousser le monde des adultes. Une grossesse collective, comme un rêve politique.
Les Coulin ont connu, comme leurs héroïnes, «cette envie de s’affranchir.» Delphine : «On a eu chacune une bande de filles, et on était unies à la vie à la mort. A cet âge, on est intransigeant, mais on ne se trompe pas.» Une de ses complices se souvient :«A Lorient, on se sentait coincées, alors on s’inventait beaucoup d’histoires.» Dans cette ville, la mer n’est qu’une «promesse d’horizon».
Ado, Muriel voulait faire du cinéma, et passait «pour une originale». Delphine : «Quand j’étais lycéenne, dans les années 1980, c’était la crise, tout le monde ne parlait que de "débouchés", mais, moi, je voulais écrire des livres.» Elles ont cultivé des désirs d’ailleurs. Delphine avait tagué du Rimbaud sur un mur de sa chambre. Muriel, affiché des posters de Chaplin.
Elles sont blondes toutes les deux et habillent de noir leur minceur. Elles ont les mêmes yeux gris, couleur océan. Elles se reprennent sans se couper, complètent chacune ce récit à deux voix. Delphine commence une phrase en disant «elle», puis continue avec un «tu», en se tournant vers sa sœur, moins bavarde, plus évanescente. Après les frères Taviani, les frères Coen, Larrieu ou Dardenne, les sœurs Coulin ?
Quand Muriel décroche ses premiers boulots sur des films comme Milou en mai de Louis Malle, la cadette (qui a sept ans de moins) s’invite en visiteuse de tournage, jeune fille discrète aux yeux écarquillés. Sa sœur, comme assistante caméra, apprend auprès de Kieslowski, Kaurismäki, etc.
Muriel qui ne voulait pas «faire des équations toute sa vie» est diplômée de l’école Louis-Lumière, Delphine, de Sciences Po et de lettres. La première a fait des documentaires, la seconde des livres. Ensemble, elles ont réalisé cinq courts métrages, souvent primés. Le premier a été tourné «à l’arrache» pendant les grèves de 1995 qui avaient paralysé le pays («On avait 3000 figurants dans la rue, gratuits»), les autres collent à un jeune travailleur dans une usine de poulet, ou à un sans-papiers, nommé Seydou.«On y parle beaucoup de désillusion», notent-elles.
Pour écrire 17 filles, elles ont parlé. Parlé. Beaucoup et n’importe où, comme dans ce café intime du Marais où elles ont donné rendez-vous pour poursuivre l’interview.
Puis elles ont rédigé, avec un ordinateur pour deux :«L’une se mettait à écrire, puis sortait prendre l’air, et l’autre continuait», explique Muriel, «Comme un cadavre exquis», rajoute Delphine.«Il y a un plaisir à surprendre l’autre. Si c’est trop mièvre ou si une blague tombe à plat, on ne laisse pas passer, on est plus dur qu’avec soi.» Elles se «connaissent par cœur», ont dans la tête«les mêmes images, les mêmes décors», dit Muriel. Entre elles,«pas besoin de longs discours.» Elles préparent déjà leur prochain film ensemble. «Il y a une harmonie entre elles deux qui s’est ressentie sur le tournage. Elles ne se ressemblent pas mais ont une façon très proche d’appréhender les choses», rapporte Jean-Louis Vialard, le directeur de la photographie, ami de longue date de Muriel et compagnon de Delphine. Elles assument d’avoir «les mêmes goûts». Sauf pour les hommes. «Ce ne sont pas les mêmes qui nous plaisent.» Et l’alimentation : Muriel mange «n’importe quoi, n’importe quand», quand Delphine aime cuisiner des bons plats. Et la politique? Muriel «cynique»n’a pas de carte d’électeur, et ne votera pas en 2012. Delphine s’est «engueulée» avec son meilleur ami parce qu’il pensait voter Sarkozy à la dernière élection, a milité plusieurs années à la Cimade et apprécie Eva Joly, «qui n’est pas du sérail».
Elles ont partagé plusieurs années une maison à Joinville. Aujourd’hui, Muriel vit en «nomade», entre la Bretagne et Paris, les tournages. Elle habite en ce moment dans un hôtel près de chez sa sœur. L’océan lui manque quand elle en est trop longtemps éloignée. Delphine vit avec le même homme depuis treize ans.
Leur mère était professeur de lettres et d’anglais, leur père chef d’entreprise. Leur patronyme ne dit rien de leurs origines ashkénazes et bretonnes. Tant mieux. Elles détestent être«cataloguées». Leur grand-père, un juif laïc, ancien déporté,«fantaisiste» et «complice», organisait le dimanche des projections de films muets sur un grand drap blanc. Leur arrière-grand-mère, née en 1871, fumait, portait des pantalons, et a eu trois maris… Elles aiment parler des figures de leur famille et avaient commencé l’écriture d’un long métrage sur plusieurs générations de femmes, et la question de la transmission. Le temps qui s’écoule semble les obséder. «Il y a une violence : le temps ne passe pas de la même manière pour les femmes. A 16 ans, comme dans le film, c’est trop jeune pour avoir un bébé, à 42 ans, trop vieux…».
Ni Muriel ni Delphine ne sont mères. Pour l’aînée, née dans les années 1960, toujours en voyage, «cela ne s’est pas fait.» Muriel n’en tire «ni regret, ni gloire.» Delphine, née au début des années 70, se pose encore «la question d’en faire ou pas» mais confie avoir connu «l’accomplissement» et la «plénitude» avec l’accouchement de son premier roman (Les traces). Muriel et Delphine disent souvent «les petites» ou «nos filles». Ce sont celles du film.
En 5 dates
1996 Premier court métrage ensemble. Delphine chez Arte qu’elle quittera en 2006.
2001 Prix de la critique française pour leur court métrageSouffle.
2004 Les Traces premier roman de Delphine.
2005 Docu de Muriel : l’Homme sans douleur.
2011 17 filles, sélectionné à la Semaine de la critique à Cannes.
CHARLOTTE ROTMAN
Delphine et Muriel Coulin. Sept ans et peu d’autres choses séparent les réalisatrices de «17 filles», leur premier long métrage commun.
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