Eric Hobsbawm
(1917-2012)
Je viens d’apprendre la mort d’Eric Hobsbawm à l’âge de 95 ans (ce 1 octobre2012). Il y a quelques années, j’habitais dans Nassington Road en face de son domicile. Ces derniers temps, je croisais de en plus rarement sa frêle silhouette dans le parc de Hampstead Heath. Hobsbawm a vécu une longue, belle et fascinante vie. C’est un très grand historien marxiste et un homme fermement engagé dans les grands combats de la gauche britannique et internationale qui s’en est allé. Je reproduis, ci-dessous, un entretien qu’Eric Hobsbawm avait eu la gentillesse de m’accorder chez lui en janvier 2005.
Je viens d’apprendre la mort d’Eric Hobsbawm à l’âge de 95 ans (ce 1 octobre2012). Il y a quelques années, j’habitais dans Nassington Road en face de son domicile. Ces derniers temps, je croisais de en plus rarement sa frêle silhouette dans le parc de Hampstead Heath. Hobsbawm a vécu une longue, belle et fascinante vie. C’est un très grand historien marxiste et un homme fermement engagé dans les grands combats de la gauche britannique et internationale qui s’en est allé. Je reproduis, ci-dessous, un entretien qu’Eric Hobsbawm avait eu la gentillesse de m’accorder chez lui en janvier 2005.
Né au Caire en
1917, d’un père britannique et d’une mère autrichienne tous deux juifs, Eric
Hobsbawm est présenté comme l’un des « grands historiens » du XXe
siècle encore en vie. Auteur d’une œuvre considérable traduite dans le monde
entier [1], Hobsbawm est aussi le témoin privilégié de ce siècle d’espoirs et
de tragédies. Élevé dans la Vienne et le Berlin des années pré-nazies, il
parvient à Londres peu de temps après la prise du pouvoir par Hitler. Dès ses
années adolescentes à Berlin, Hobsbawm rejoint le parti communiste. Peu à peu
il connaît ses premiers contacts avec le marxisme. Ce mariage
politico-intellectuel dure depuis plus de soixante-dix années ; des années
rythmées par le militantisme, des écrits engagés et la recherche scientifique.
Intellectuel marxiste, amateur et critique de jazz, cosmopolite, « juif
non-juif », Eric Hobsbawm a récemment publié ses mémoires, un ouvrage très
remarqué de ce côté de la Manche [2].
Après un échange de
courriers assez formel et un appel téléphonique pour prendre rendez-vous, Eric
Hobsbawm me reçoit chez lui, un soir de janvier. Voûté et frêle, cet homme de
88 ans conserve pourtant dans l’allure un aspect juvénile. Il me salue d’une
manière courtoise, bien qu’un peu distante. Il est 17h30, et quand je lui dis
que je serai parti « bien avant son prochain rendez-vous à 19h » (il
m’avait averti au téléphone qu’il était invité à dîner chez des amis à cette
heure-là), il s’exclame d’une manière un peu bourrue : « Ah !
J’espère que vous serez parti bien avant cette heure ! »
Il me fait pénétrer dans
son salon, dans sa grande maison victorienne qui borde le parc de Hampstead
Heath, dans lequel Karl Marx emmenait pique-niquer sa famille. Nous sommes
voisins : j’habite dans la même rue que lui depuis plus de trois ans. De
la fenêtre de mon appartement, je le vois souvent se diriger vers le parc d’un
pas lent et hésitant.
Il s’assied sur un sofa,
je prends place sur un fauteuil à sa droite. Pour commencer, il me pose cette
question un peu curieuse : « Etes-vous Français ? ». La
conversation peine un peu à démarrer. Je lui dis que j’enseigne à University
College London (UCL) [3]. Il me demande de lui préciser quelles sont mes
fonctions. Il me questionne ensuite à propos du département d’histoire de mon
université, dont il me dit qu’il « n’est pas aussi bon qu’il devrait
être ». Je peine à lui répondre car j’ai cessé de fréquenter les membres
de ce département depuis plusieurs années, car aucun historien à UCL ne
travaille sur le temps présent.
Acharnement
antimarxiste
Je lui parle de mon
engagement politique, du rapport souvent compliqué entre travail scientifique
et prise de position politique. Je lui décris à grands traits la gauche socialiste
française, critique le programme néolibéral contenu dans la constitution
européenne (qu’apparemment, il n’a pas lue). Je lui offre une copie dédicacée
de mon livre consacré à Tony Blair et au New Labour. Il me demande qui en est
l’éditeur. Je lui dis qu’à mon arrivée à Londres en 1994, j’avais espéré une
rupture nette et claire avec le thatchérisme, même si je ne me faisais aucune
illusion à propos de Blair. À l’évocation de son nom, Hobsbawm s’exclame :
« Oh non ! ».
Je lui mentionne ma thèse
consacrée à la « mémoire socialiste », soutenue à l’Institut
universitaire européen de Florence, ainsi que le nom de mon directeur de thèse,
Steven Lukes. Pour la première fois depuis que nous avons entamé cette
conversation, il s’anime quelque peu. Il me dit bien connaître l’IUE, ainsi que
Steven Lukes. Il évoque l’ouvrage que Lukes a consacré à Emile Durkheim.
Je lui ai apporté
également un exemplaire du dernier numéro de Mouvements, une revue parisienne
dont je suis le correspondant à Londres. Je voudrais l’interviewer pour cette
revue, une longue interview, où je le ferais se raconter. J’y tiens beaucoup.
Pas lui. Il n’est même pas chaud du tout. Dans son courrier initial, il m’a
écrit qu’il « avait donné trop d’interviews » depuis la parution de
ses mémoires. En lisant sa lettre, j’ai pensé qu’il se méfiait de moi, ne me
connaissant pas. J’ai également imaginé qu’il conservait une rancune tenace
contre la gauche française et le monde intellectuel français en général.
Peut-être n’a-t-il pas pardonné la traduction tardive en français[4] et la
réception hostile de son Age des extrêmes en France. Cet ouvrage a pourtant
connu un succès retentissant dans le monde. Ce qu’il perçoit probablement comme
l’expression d’un acharnement antimarxiste de la part des Français, semble
avoir blessé ce francophile.
Je comprends surtout qu’il
n’a plus envie de donner des interviews car cela le fatigue. Cela l’ennuie
aussi : ces multiples interviews l’amènent à « se répéter
continuellement ». Il me confie qu’il est souvent sollicité pour donner
son point de vue sur toutes sortes de sujets. Il vient de terminer une série
télévisée pour la BBC. Devant le feu des questions du journaliste, il a fini
par s’impatienter : « je me suis déjà prononcé à de nombreuses
reprises sur cette question. Allez lire dans mes ouvrages ce que j’ai pu écrire
à ce sujet ! ». Braudel,
Furet, Le Roy-Ladurie, Bourdieu…
Il me demande quelle est
mon opinion de Pierre Bourdieu, dont il était devenu proche : « Avec
Marlene (son épouse), nous ne manquions jamais une occasion de le rencontrer
quand nous allions a Paris ». Je lui explique que le climat dans le monde
intellectuel français a changé depuis les désespérantes années
soixante-dix/quatre-vingts (« nouveaux philosophes », postmodernisme,
ralliement d’ex-communistes à la droite conservatrice et au néolibéralisme). Je
lui dis que les choses auraient tendance à repartir dans la bonne direction
(essor des mouvements sociaux, succès d’Attac, nouvelle génération
d’universitaires plus ancrée à gauche et davantage ouverte vers l’extérieur…).
Il me parle de ces anciens marxistes, qu’il a bien connus et qui sont allés
rejoindre les rangs du néolibéraux ou de la droite de combat : François
Furet (« qui n’a pas produit grand chose »), Annie Kriegel, Emmanuel Le
Roy-Ladurie (« Je comprends mieux le passage à droite d’Emmanuel, en fait,
il s’agit pour lui d’un ‘retour a la maison’ étant donné qu’il a été élevé dans
un milieu réactionnaire. En outre, c’est un historien de talent. En tout cas,
Braudel me disait toujours que Le Roy-Ladurie était le plus doué de sa
génération »). Il qualifie Pierre Rosanvallon de « néoliberal »,
mentionne en passant Pierre Nora. Il évoque la dispute entre Bourdieu et Aron,
se rappelle en souriant que Braudel n’appréciait pas beaucoup Bourdieu
(« Probablement parce que Braudel n’était pas vraiment intéressé par la
théorie… »).
Marlene nous rejoint
brièvement. Elle est plus jeune que Hobsbawm. Elle me salue et me demande, dans
un français sans accent, à quel endroit de la rue j’habite.
Hobsbawm et moi parlons
ensuite du quotidien Le Monde. Il reconnaît qu’il ne le lit plus que de manière
très irrégulière et il en déplore aujourd’hui le style et le contenu. Il me
demande pourquoi Edwy Plenel a récemment démissionné de son poste de rédacteur
en chef. Il se souvient avoir été interviewé par Plenel à l’occasion de la
parution de son Age des extrêmes. Nous échangeons quelques banalités sur le
déclin de la presse écrite et le développement des « nouvelles
technologies ».
Racines
Je lui demande laquelle de
ses deux influences culturelles majeures – allemande et britannique – est la
plus importante. Il me répond qu’il se sent « Britannique »
(« depuis le temps que je vis ici »), à defaut de pouvoir se dire
« Anglais » (« mon père se disait Anglais, mais ce n’est plus
possible de nos jours, car être Anglais, cela renvoie à une identité
ethnique »). Voyageur infatigable, conférencier invité dans le monde
entier, il concède une affection particulière pour l’Italie et l’Amérique
latine, un continent où il fut reçu avec les égards réservés aux hommes
politiques de tout premier plan. Il ne mentionne pas Israël auquel il ne
consacre d’ailleurs que quelques lignes très critiques dans la première partie
de ses mémoires. Il parle peu de l’Allemagne. Je voudrais savoir s’il pratique
encore l’allemand : « Peu. Mais plus aujourd’hui qu’à une certaine
époque. Ceci dit, je sais encore écrire dans cette langue. Mais ma langue forte
– et depuis toujours – c’est l’anglais. C’est dans cette langue que j’ai mon
style »). Il se sent Britannique, mais « quelque chose de très fort
le rattache à l’Europe centrale », la Mitteleuropa de son enfance. Il
appartient à cette catégorie rare de « vrais cosmopolites »,
c’est-à-dire d’individus qui sont naturellement à l’aise dans des contextes
nationaux et culturels divers, mais qui se sentent aussi quelque peu étranger
là où ils se trouvent : « c’est le lot de tous les juifs, n’est-ce
pas ? », souligne-t-il.
Si l’histoire avait été
toute autre et s’il était resté en Allemagne, serait-il devenu l’un des plus
grands spécialistes du XXe siècle de l’histoire sociale ? Il n’en est pas
sûr : « C’est la Grande-Bretagne qui a aiguisé mon intérêt pour
l’histoire, je n’avais pas cette vocation au départ. En Allemagne ou en France,
je me serais probablement tourné vers la philosophie ».
Je l’observe et tout en
l’écoutant, mon esprit vagabonde, se perd. Cette pensée me fascine : il
les a rencontrés tous, ou presque ! Il fut leur ami, leur collègue :
Pablo Neruda, Fernand Braudel, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Che Guevarra,
Fidel Castro, Palmiro Togliatti, Salvador Allende, Lula, Bertrand Russell, E.P
Thompson, Isaac Deutscher, et tant d’autres encore, connus ou moins connus.
Il m’avait convié à un
échange à bâtons rompus, un chat « sans engagement de sa part ».
C’est pour cette raison que je m’abstiens de lui poser les questions qui
m’importent vraiment : sur son engagement ininterrompu dans les partis
communistes allemand et britannique entre 1934 et 1991, sa décision de rester
dans le PCGB après le rapport Khrouchtchev, ses rencontres intellectuelles et
politiques marquantes, son travail « d’historien marxiste » de
renommée internationale, son étonnant ralliement à Neil Kinnock contre Tony
Benn et l’aile gauche du parti travailliste en 1983, ses écrits politiques dans
Marxism Today jusque 1991.
Le téléphone sonne. Il se
lève et répond brièvement. Il est 18h30. Lorsqu’il raccroche, je me lève et
prends congé. Il me reconduit à la porte. Je lui dis : « Au revoir,
professeur Hobsbawm ». Il me salue : « Au revoir, Philippe ».
Dans la rue, je me retourne et l’aperçois sur le pas de la porte. Le froid est
vif. La porte se referme dans un bruit sec.
Hampstead (Londres), le 13
janvier 2005.
Philippe Marlière
Eric Hobsbawm a été décrit
en 2002 par l'historien David Caute comme « vraisemblablement le plus
grand historien vivant — pas seulement du Royaume-Uni, mais du monde ».
James Joll a écrit en 2003 dans The New York Review of Books que
« la trilogie d'Eric Hobsbawm sur le XIXe siècle
est l'une des plus grandes sommes historiques de ces dernières
décennies ».
En 2003, il a reçu le prix
Balzan pour l'histoire européenne depuis 1900, notamment « pour sa
brillante analyse de la douloureuse histoire de l’Europe du XXe siècle
et son habileté à marier la profondeur de ses recherches historiques à un grand
talent littéraire ».
Publications
- Les Primitifs de la
révolte dans l'Europe moderne,
Fayard, "L'Histoire sans frontières", 1963 (éd. originale : Primitive
Rebels, 1959).
- L'Ère des
révolutions : 1789-1848,
Fayard, 1970 ; Editions Complexe, 1988 (éd. originale : The Age of
Revolution, 1962).
- Les Bandits, Éditions Maspero, 1972 (éd. originale : Bandits,
1968). Réédité dans une version revue et augmentée par l'auteur aux éditions
Zones, 2008
- Eric Hobsbawm et George Rude, Captain Swing.
- L'Ère du
capital : 1848-1875, Fayard,
1978, réédition 1994 ; Hachette, 1997 (éd. originale : The Age of
Capital, 1975).
- Eric Hobsbawm et Terence
Ranger (dir.), L'Invention de la tradition, Editions Amsterdam, Paris,
2006 (éd. originale : The Invention of Tradition, 1983). extrait
publié individuellement: Eric Hobsbawm, « Inventer
des traditions », traduit et publié in Enquête, « Usages de la
tradition », 1995,
- L'Ère des
empires : 1875-1914, Fayard,
1989 ; Hachette, 1997 (éd. originale : The Age of Empire,
1987).
- Nations et
nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité, Gallimard, 1992 (éd. originale : Nations
and Nationalism, 1990).
- L'Âge des
extrêmes : le cout XXe siècle 1914-1991 (éd. originale : The Age of
Extremes, 1994). Traduction française, co-édition Le Monde diplomatique
- Éditions Complexe, 1999. Seconde édition, co-édition Le Monde diplomatique
- André Versaille éditeur, 2008 (que nous avons lu)
- Magnum dans le monde, Hazan, 1998.
- Les Enjeux du XXe siècle, entretien avec Antonio Polito, Éditions Complexe,
2000.
- L'historien engagé, Éditions de l'Aube, 2000.
- Eric Hobsbawm et Antoine
Spire, L'Optimisme de la volonté, éditions le Bord de L'eau, 2003.
- Franc-tireur,
Autobiographie, Paris, Ramsey,
2005 (éd. originale : Interesting Times, 2002).
- Aux armes,
historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française, postface inédite de l'auteur, traduit de
l'anglais par Julien Louvrier, Paris, La Découverte, 2007, 154 p. (éd.
originale : Echoes of the Marseillaise. Two Centuries Look Back on
the French Revolution, London, Verso, 1990)
- L'Empire, la
démocratie, le terrorisme (éd.
originale : Globalisation, Democracy and Terrorism, 2007).
Traduction française, co-édition Le Monde diplomatique - André Versaille
éditeur, 2009.
- Rébellions - La
résistance des gens ordinaires : jazz, paysans et prolétaires, trad. Stephane Ginsburgh et Hélène Hiessler,
Éditions Aden, Bruxelles, 2010 (éd. originale : Uncommon People:
Resistance, Rebellion and Jazz, 1998)
- Marx et l'histoire, Paris, Fayard, 2010
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