Les désespérés de la terre
Il y a trois mois, à Marennes, Alain F. s’est donné la mort avant de voir ses vaches saisies. Bien qu’il n’y ait pas de statistiques officielles, les suicides d’agriculteurs semblent se multiplier, poussant des organisations syndicales à tirer la sonnette d’alarme.
Par une journée d’octobre, Alain F., 40 ans, petit éleveur laitier à Marennes (Rhône), mettait fin à ses jours en se pendant dans sa grange, laissant sa femme et ses enfants. Quelques jours auparavant, racontent des témoins, des contrôleurs envoyés par Bruxelles l’avaient prévenu qu’ils allaient saisir ses vaches. C’est la procédure quand un paysan ne parvient pas à hisser son exploitation aux nouvelles normes environnementales exigées par l’Europe : enterrement de toutes les canalisations, interdiction de laisser des fluides s’écouler dans la terre, autant de travaux qui se chiffrent, selon la taille des fermes, entre 50 000 et 200 000 euros.
« Alain était démoralisé depuis quelques mois. Il disait souvent que c’était trop dur. Qu’il allait arrêter l’exploitation. Il avait 80 000 euros de mise aux normes à faire, il n’avait pas les moyens. Surtout que, dans le lait, la politique agricole commune fait baisser nos prix régulièrement et nous met le dos au mur », dit Pascal Rigard, 38 ans, voisin et ami d’enfance du défunt, en ravalant sa tristesse. « Dans la commune, on était quatre jeunes dans la quarantaine, maintenant, il n’en reste que deux », ajoute Rigard, bras le long du corps dans son bleu de travail, maigre silhouette plantée dans le vent, sur le talus où se dresse sa petite ferme, face aux monts du Lyonnais.
« 400 suicides par an »
Plus que deux ? « Il y a eu un autre suicide récemment dans la commune. Le gars est allé se foutre au Rhône, on l’a retrouvé dix kilomètres plus loin, noyé. Personne n’en parle trop par ici », admet Laurent Point, agriculteur dans la région et responsable de la Coordination rurale (CR) locale, un syndicat paysan qui se sent « trahi par la gauche et par la droite ». Et qui révèle des suicides de paysans à répétition, sujet tabou dans les campagnes. Surtout à quelques semaines d’élections générales aux chambres d’Agriculture, qui pourraient voir la suprématie de la FNSEA, premier syndicat agricole français, fortement contestée.
Marennes se réfugie dans le silence : « Il y a trop de tristesse et de colère », dit Laurent Point. Sur l’exploitation où s’est noyé le patron, ses deux fils montent la garde, prêts à repousser les importuns. Pas question d’approcher de la ferme dans un rayon de cent mètres.
Selon la coordination, « une vague inquiétante de suicides d’agriculteurs frappe actuellement la région Rhône-Alpes, portant à une quarantaine le nombre de décès depuis le début de l’année ». Un chiffre obtenu par « recoupements entre des gens qui se connaissent localement et par notre maillage syndical », explique la CR. Qui se souvient d’avoir tiré plusieurs fois la sonnette d’alarme dans les semaines qui ont précédé le décès prévisible d’Alain F. : « Il était venu nous voir en disant que le syndicat ne servait à rien. On a bien compris qu’il était très mal. On a contacté en urgence la direction départementale de l’agriculture (DDA), la Mutuelle sociale agricole (MSA) et la chambre d’Agriculture, en leur expliquant qu’il fallait empêcher un gars de chez nous de commettre l’irréparable. Personne n’a voulu nous entendre et voilà le résultat. Nos organisations professionnelles sont nulles, on peut crever, tout le monde s’en fout », se fâche Jean-Louis Augier, patron de la CR pour le département du Rhône.
René Louail, membre de la Confédération paysanne, abonde dans ce sens. Vieux routier du syndicalisme agricole et spécialiste des problèmes sociaux, cet ancien porte-parole connaît lui aussi les signes annonciateurs de suicides : « A chaque crise agricole, je me demande lesquels de mes collègues vont mettre fin à leurs jours. Cela se vérifie à tous les coups, comme après la crise de la vache folle. Mais le plus grave, ce sont les morts à cause des difficultés quotidiennes, les dettes et le harcèlement des créanciers ou de l’administration », analyse-t-il. Il se souvient d’une période noire à la fin des années 90 : « J’ai connu cinq cas de suicides la même année. » Au début des années 2000, un agriculteur qu’il ne connaît pas lui téléphone en lui confiant son désir de mettre fin à ses jours à la perspective d’une réunion délicate avec son banquier. « Ce gars s’est immolé par le feu à la sortie de son rendez-vous », se souvient le syndicaliste. « C’est plutôt les problèmes familiaux »
Aujourd’hui, comment mesurer vraiment l’importance du phénomène ? « Il n’existe aucune statistique officielle sur les suicides de paysans. Nous ne travaillons pas sur ce sujet », reconnaît l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Tout au plus sait-on que les ouvriers agricoles et les chefs d’exploitation constituent la catégorie socioprofessionnelle qui se suicide le plus, selon l’Insee. Pas d’étude quantitative non plus au ministère de l’Agriculture ou aux Affaires sociales : « Tout ce qu’on peut faire, c’est repérer les cas de suicides dans la presse locale. » Donc, après coup. On n’est pas plus averti à la MSA, la mutuelle préférée du monde paysan, même si certains évoquent à demi-mots une étude sur les suicides réalisée en Normandie, notamment dans la Manche. « C’est une vieille étude sans grand intérêt. Actuellement, il semble qu’il y ait un peu plus de suicides en France, mais ce n’est pas démontré. Il faut faire la part des choses, les chiffres de la Coordination rurale sont à manier avec prudence. La raison principale des suicides, selon nous, est plutôt à chercher dans les problèmes familiaux », minimise Christian Violet, secrétaire général de la MSA. Les problèmes familiaux, bien sûr. C’est-à-dire les femmes qui ne veulent plus travailler la terre, les enfants qui ne veulent pas reprendre l’exploitation, les horaires infernaux, de 6 heures du matin à 9 heures du soir, sans RTT ni vacances : « J’ai l’impression d’être un esclave », note Pascal Rigard .
Mais les difficultés de la vie de famille en milieu rural ne suffisent pas à expliquer tous les suicides. A en croire la Coordination rurale, mais aussi la Confédération paysanne, d’accord sur ce point, la baisse continue des subventions et des prix décidée par la Commission européenne « prive d’espoir un grand nombre d’agriculteurs ». Le non majoritaire des citoyens-paysans lors du référendum sur la Constitution européenne a d’ailleurs rappelé leur méfiance à l’égard des institutions européennes. Les agriculteurs souffrent aussi d’un syndrome de « déclassement », coincés qu’ils sont entre leur préoccupation à produire de façon intensive comme dans les années 60 et une opinion publique qui peste contre la malbouffe.
Le porte-à-faux ne date pas d’hier. Dès 1810, un décret napoléonien, connu comme celui « des odeurs » , classe les exploitations en fonction de leur nuisance pour le voisinage. Les premiers visés sont les éleveurs de porcs de Bretagne, sur lesquels pèse toujours l’opprobre. « Nous, les paysans, on nourrit le peuple, ensuite le peuple nous botte le cul ! Y en a marre, on n’en peut plus », jure Pascal Rigard, le voisin du suicidé de Marennes. Il y a aussi le poids de la culture rurale, mélange de catholicisme et de fierté forgée dans les épreuves : « Chez nous, quand quelqu’un ne remplit pas ses objectifs de production, il se sent personnellement coupable. Il se sent aussi "mauvais" par rapport à ses voisins qui réussissent mieux. Ces sentiments pèsent parfois très lourd », explique Laurent Point, la voix émue. « Ma mère a mis fin à ses jours il y a vingt ans, minée par des difficultés financières », ajoute-t-il, avant de conclure : « Quand quelqu’un se suicide dans une exploitation, on dit toujours qu’il était malade. »
« Personne ne veut admettre que ce métier peut tuer », résume René Louail, pour la Confédération paysanne. Un haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture pointe pour sa part que, en France, « les agriculteurs ont une vision très patrimoniale de leur outil de travail. Il n’y a pas de culture commerciale minimum qui conduirait par exemple un entrepreneur de services ou d’industrie à arrêter les frais et à se reconvertir. Il y a là une forme d’acculturation d’un certain nombre de paysans au monde économique, c’est un fait », regrette-t-il.
« Multiplicité des causes de suicide »
Plus généralement, les agriculteurs seraient les premières victimes de « la déliquescence du lien social » et d’une « perte d’identité », avance Christian Nicourt, chercheur à l’Inra. « Le milieu rural s’est recomposé en trente ans. Il y a moins d’éleveurs et plus de néoruraux, les maires-agriculteurs sont de moins en moins nombreux ; l’espace s’est mité avec la construction de lotissements, et les paysans sont confrontés à des populations nouvelles qu’ils ont du mal à intégrer », poursuit Christian Nicourt, qui croit à une « multiplicité des causes de suicide », mais pour qui la solitude serait à l’origine de la plupart des drames. « Les paysans, devenus entre eux concurrents, ont par ailleurs le plus grand mal à fonder une famille », relève-t-il. Du coup, il n’y a plus personne pour parler puisque, comme le résume René Louail, « parler de ses difficultés à son voisin, c’est se mettre à poil devant lui ».
Faut-il que les organisations professionnelles de l’agriculture se transforment en autant d’assistantes sociales pour éviter les décès par suicide ? En principe, ce rôle est dévolu à la MSA. Depuis la crise de la vache folle, la mutuelle a mis en place des « cellules d’écoute psychologique ». Mais elle paraît sous-estimer la gravité de certaines situations : « Nous avons une politique d’accompagnement pour les agriculteurs les plus fragilisés. Nos assistantes sociales sont très souvent sur le terrain, mais je n’ai pas d’éléments particuliers sur les suicides, d’autant que, dans mon département, les Landes, il n’y a pas eu de cas depuis le début de l’année », assure Chantal Gonthier, responsable de la commission sociale de la FNSEA et administratrice de la MSA. Pas de signes, pas d’évidences, pas de problèmes.
En Inde, autant dire à l’autre bout du monde, nul ne met en doute l’importance de ce phénomène de suicides chez les paysans cultivateurs de coton soumis aux mauvaises récoltes et écrasés par l’endettement. Au mois d’octobre, le rythme s’est accéléré, jusqu’à cinq morts volontaires par jour par ingestion de pesticides. Pendant ce temps, à Marennes, un éleveur du cru enrage : « Quelqu’un me prendrait ma terre, je le tue. »
Frédéric PONS
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