La démocratie inachevée, histoire de la souveraineté du peuple.
Ce livre fera date ; il croise les lieux de l’incertitude politique présente avec l’examen de tous les credo possibles en matière de souveraineté du peuple. Cette érudition méditée permet une déprise générale de la métaphysique de la volonté et un ton de liberté qui renvoient dans leurs marques ceux qui ne cessèrent de faire des « romans sur l’avenir » comme ceux qui refusèrent les apories des systèmes représentatifs. Dans cette salutaire entreprise, l’auteur ne retient (discrètement) qu’un seul garde-fou : rappeler que la démocratie est aussi une fonction du temps tributaire de la mémoire.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple, Bibliothèque des Histoires Gallimard éd., 430 p.
Une somme remarquable sur ce que chacun devrait savoir et
prendre en compte avant de jouer de l’indignation ou du
cynisme en politique. Terme d’une aventure longue et
tâtonnante que l’auteur définit désormais comme
l’élaboration d’une « histoire philosophique du politique »,
celle des idées et des mots « qui récoltaient la moisson des
désirs pour fabriquer le pain des rêves » . Pierre Rosanvallon
abandonne donc ses moroses considérations sur notre
maladive propension à un « illibéralisme » qui le navrait (1), et
il en revient à une pratique plus serrée du métier d’historien.
Pour le bonheur du lecteur, il passe au peigne fin les
diverses facettes du possible en matière de représentation
nationale avec la ruse du savoir qui se permet d’avance
toutes les contre-réfutations.
S’appuyant sur une bibliographie de travaux français et
étrangers, canoniques ou pas, dont il réévalue la pertinence
à l’aune de citations toujours soignées, un régal et un
festival, l’auteur dresse l’histoire chronologique et thématique
( « les chambres, la rue et l’opinion » ) de notre espace
politique. Modulée sur deux siècles, ces » équivoques et
tensions » forment une guirlande de déceptions et de
sentiment généralisé de trahison, et pas chez les seuls
extrémistes puisque sous la Troisième République, le
philosophe Charles Renouvier applaudissait à toutes les
stigmatisations de la « volonté générale » comme « fiction
métaphysique » , estimant que la souveraineté du peuple
plongeait « dans d’insolubles énigmes de politique
théorique » .
La souveraineté du peuple découle comme chacun sait de la
notion extrêmement large du « souverain » selon Rousseau,
et faute de s’entendre sur son extension aucune solution
procédurale n’est satisfaisante. Chaque époque, chaque
régime reprit le débat, certains dénonçant l’horrible anarchie
d’une « démocratie tumultueuse », d’autres contestant
l’aristocratisme des élus. Longtemps taxés de n’être que des
« 15 000 » (francs-or, leur indemnité annuelle dès la
Restauration), les députés gouvernementaux furent ensuite
désignés sous le terme peu amène de « Ventrus » mais
Rosanvallon n’en admire par pour autant les « persifleurs
décalés » adeptes de canulars faciles à l’endroit des élus. Il
préserve ici une posture d’observateur qualifié, il prend en
compte les peurs sociales et les impatiences politiques.
L’impossible démocratie représentative
La façon de raisonner initiale fut celle des révolutionnaires.
Ils firent un absolu de la représentation, celle-ci étant
fondamentalement associée à la notion de pouvoir
constituant, celui qui décide pour les générations futures. Les
« circonstances » associaient trop la défense de la patrie et
de la liberté pour que l’on s’inquiétât de l’exercice incontrôlé
de la souveraineté, d’où la « désinstitutionnalisation »
généralisée de la Terreur, qui absolutisa les assemblées, ne
laissant aucun succès à d’autres manières de penser,
mandat impératif, référendum ou jury constitutionnaire que
défendit Hérault de Séchelles bien plus qu’un Sieyès,
toujours en retrait et dont la réflexion tourne rapidement à
vide.
Les pages sur « l’impossible démocratie représentative »
présentent l’ambivalence de la « démocratie d’opinion », sorte
de contenu sans forme où l’instance de surveillance
généralisée favorise une définition archaïque de
l’unanimisme démocratique qui faisait s’écrier à Roederer
sous le Directoire : « La démocratie ! La démocratie ! Voilà
l’infernale puissance de cette époque » mais permit à Renan,
bien plus tard, de définir la nation comme « un plébiscite de
tous les jours ».
L’ordre capacitaire qui se prétendait fondé en raison tendit à
limiter « l’idole de la souveraineté » . Lecteur aigu de Guizot,
Pierre Rosanvallon pose les termes du défi quand l’élection
s’envisage finalement comme une transaction large et
permanente qui dépasse de beaucoup l’acte formel
soupçonné de pouvoir n’être qu’un « acte brusque et peu
susceptible de délibération » . On veut décréter l’ « opinion
habituelle » de l’électeur, sa « sincérité » , et cela contre sa
« passion », le grand mot des inquiétudes du temps. Ce souci
de confier « aux plus capables [le soin] de faire prévaloir la loi
commune de la société, savoir, la justice, la raison, la vérité »
mène tout droit à un simple principe d’auto reconnaissance
qui, d’hégémonique et comminatoire en 1842, « hors de nous
il n’y a qu’usurpation ou révolution » , devint franchement
réactionnaire après 1848 : « Le chaos se cache aujourd’hui
sous un mot : démocratie [mais] nul gouvernement, nul parti
n’ose vivre, et ne croit le pouvoir sans inscrire ce mot sur son
drapeau » . Par symétrie inverse, Blanqui, y dénonçait déjà un mot vague, banal, sans acception précise, un mot encaoutchouc « .De la culture de l’insurrection Récusant la « foire » électorale et la « comédie des programmes » des » artistes de la parole « , ces quarante-huitards tenants de la » peste parlementaire , un fétichisme qui coûte cher au peuple « , Blanqui, en aristocrate brisé et foulé aux pieds par un démagogue » (la formule est de Hugo) élabore dans ses actes et ses écrits,dont nul ne sait plus parler, une forme de culture qui se met à
distance des utopies comme du mythe républicain. Pour le
Hugo des Misérables, l’émeute destructrice se dissout dans
le suffrage universel même obtenu au prix d’une
insurrection-résurrection. Pour Blanqui, cet art, car il en traite
ainsi, est « un acte foudroyant de souveraineté » qui le rendit
apôtre du fer et du feu, de la volonté et de la force érigées en
» lance d’Achille et massue d’Hercule » . Alors les chefs de
l’insurrection deviendront « les instituteurs de la société » , » la
seule réponse possible aux énigmes du sphinx social « .
L’instruction y simplifie le social, elle y résout les
contradictions tout comme chez Marx l’abondance supputée,
glisse ici Pierre Rosanvallon au sein d’une approche très
fouillée. Cela dit, cette distribution des rôles reprend, comme
chez Guizot mais dans l’ordre révolutionnaire, la fâcheuse
dichotomie entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent.
..au césarisme
La suite du livre sur « l’absolutisation du vote » , qui
correspond bien à la formule du personnage de L ‘Education
sentimentale, « avec le suffrage universel on sera heureux
maintenant » , décrit la » représentomanie » comme multiforme
mais invaincue. On crut aux vertus du gouvernement direct
que Proudhon taxe gaillardement d’être « les deux plus
énormes bévues dont il ait été parlé dans les fastes de la
politique et de la philosophie » . Dès lors Rosanvallon reprend
à très juste titre la question du césarisme sous l’angle d’une
« pathologie interne à l’idée démocratique avec radicalisation
du monisme révolutionnaire et résolution utopique du
problème de la représentation » . L’imaginaire du plébiscite
comme celui de l’empereur fait « homme-peuple » recrée
dans l’adhésion festive la masse unanime qui célèbre le
peuple-un ou, éventuellement « et pour dire les choses
crûment, la manifestation du nationalisme se substitue à
l’expression de la démocratie » (P. R…).
La presse de ce système de démocratie sans les libertés
n’est pas un contre-pouvoir pertinent mais au mieux, une
« influence qui manque totalement de délégation, [...] un
pouvoir spontané, volontaire, ne relevant que de lui-même,
de ses intérêts, de ses caprices, de ses ambitions » , au pire,
« l’influence de quelques meneurs [qui se substituent] au bon
sens impartial des masses » et, pour un libéral, « un véritable
pouvoir d’Etat exercé sans délégation de personne et sans
responsabilité » .
Quant aux comités de parti, aux partis eux mêmes, aux
programmes et à leur publication obligée depuis la loi
Barodet de 1882, il en fut débattu sans fin tout comme des
multiples procédures du vote et leur périodicité, outre la
possibilité de ruiner l’efficacité du plébiscite par sa
multiplication sur des objets futiles. On ouvrit sur « un régime
sans nom » qui se convertit en « démocratie moyenne » . La
force de Pierre Rosanvallon est d’inscrire avec maestria tous
ces problèmes dans le droit fil des précurseurs de 1820
même si « le nouveau lien électoral » et la
professionnalisation du « politicien » , au départ un anglicisme,
engendrèrent la « révolution silencieuse du mandat » qui finit
par faire concevoir l’écart entre responsabilité politique et
pénale, la première étant attachée au principe de la
représentation, la seconde à une technique institutionnelle,
ce qui menait Louis Blanc à énoncer dès 1873 que « le
suffrage universel a pour résultat l’identification d’une
minorité éclairée avec le pouvoir d’une majorité convaincue » .
Des pages sur la question du référendum qui traduit
l’aspiration à la démocratie directe et accompagna la crise
boulangiste, on doit retenir combien son rejet a partie liée
avec une conception plus socio-économique des enjeux, y
compris chez les socialistes. Gabriel de Tarde croyait lui, à la
statistique politique comme appareil permanent d’analyse
des vœux de la population. Les différences et répétitions du
XXe siècle qualifiées de « gouffres » quand il s’agit de
l’absorption de la société par l’Etat et de l’impératif de l’unité
ont fait émerger une vision restrictive de la légitimation
politique. Cette définition a minima de la démocratie fut dès
1929 celle du juriste autrichien Hans Kelsen, élève de Max
Weber, qui la rattache d’abord à la liberté, ce que
reprendront ses compatriotes, Popper et Schumpeter, quand
ils publient en 1945 et 1942 La Société ouverte et ses
ennemis et Capitalisme, socialisme et démocratie.
Le livre se clôt par la mise à plat des illusions souverainistes
et mondialistes du présent alors que nous devons faire avec
les élaborations du temps. A défaut d’être « le caprice de
chaque heure », la démocratie comme la nation sont bien des
fruits de la durée, car « le peuple, comme sujet politique
collectif, est en effet lui-même une figure du temps ». Il est
substantiellement une histoire, et la mémoire une variable clé
de la démocratie qui est inscription symbolique de son
identité. Cette reconnaissance positive suggère des
temporalités à harmoniser pour créer ce quelque chose qui
serait une nation ouverte et un objet à construire où se
réaliserait en petit ce qui ne peut l’être plus amplement.
Pierre Rosanvallon
1. Voir pour mémoire Le moment Guizot, Paris, Gallimard,
1985, Q.L. n° 437, La Monarchie impossible. Histoire des
Chartes de 1814 et 1830, Paris, Fayard, 1994, voir Q.L. n°
666, Le Sacre du citoyen, Q.L. n° 614.
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