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jeudi 1 avril 2010

La journée de la Femme c'est tous les jours

De la solidarité à la solitude
Nous reproduisons ici un texte de Nicole Lacelle traçant, à l'occasion de la fin de la décennie de "la" femme de l'ONU, un tableau de l'évolution des tendances du féminisme au Québec. Nous sommes ici à l'ère des bilans, mais aussi des tournants dans le mouvement des femmes.
Précisons d'abord que ce n'est le début de rien, sauf de subventions, de couvertures des médias, de farces plattes plus nombreuses : c'était l'Année de LA femme. La date importante qui officialise CETTE VAGUE-CI du féminisme québécois - faudra-t-il toujours le répéter - année de fondation du Front de libération des femmes, première entreprise collective, autonome, non mixte combinant la réflexion commune et l'action publique, qui s'auto-déclare féministe. Je n'y étais pas, la précision est toute historique.
Mais il s'agissait majoritairement de femmes de ma génération, celles qui ont eu vingt ans dans la dernière moitié des années soixante, dans une période d'ébullition qui nous faisait croire que c'était ça être rendue grande, être adulte : descendre dans la rue et dire ce qu'on avait à dire, aller au théâtre de Tremblay et au show de Forestier et Charlebois dans notre langue, mettre nos conditions pour aller aux cours de quelque université que ce soit. C'est exclusivement de l'itinéraire de cette génération dont je parlerai, toutes blanches, instruites, venant dans la grande ville des quatre coins de la nation canadienne-française, pour qui "la race et la religion" avait un sens, même si ça revenait à se battre pour l'une et à sacrer contre l'autre. Toutes pareilles sauf en origine de classe et c'était facile de passer à côté, nous étions toutes très très "classe ouvrière". Celles d'entre nous qui l'étaient pour de vrai réussissions, plus ou moins bien, à la renier en nous, histoire de TRAVAILLER pour le pauvre monde, pas L'ÊTRE... des folles d'une poche...
Je parle de celles qui ont fait l'expérience de toutes sortes de projets égalitaires dans des groupes populaires ou politiques à leur sortie de l'école pour se rendre compte qu'il y en avait qui étaient plus égaux que les autres. Celles qui y ont vu la grosse main du destin : on était des femmes et c'était souffrant. Nous nous sommes retirées, en douce ou en claquant la porte, pour pouvoir vivre avec nos semblables tout ce que nous étions, toutes nos options politiques et tous nos talents. Nous serions des femmes, pour la libération des femmes, pour la libération nationale, pour la classe ouvrière, contre la hiérarchie dans les groupes, partageant le plus également possible les tâches gratifiantes et les tâches pénibles, les responsabilités prestigieuses comme celles qui restent dans l'ombre. Nous l'avons fait et bien fait. C'était exaltant! Tant et si bien que dix ans plus tard, nous avions gagné, avec toutes celles qui nous avaient précédées et qui se sont embarquées, la première manche : devenir une donnée dont tous les pouvoirs devaient tenir compte. Pas beaucoup de gains mais tout un rapport de force. Social.
Individuellement, on se tenait à peine sur des p'tites jambes de flanellette. Épuisées, d'abord après un travail énorme par les jours, les soirs et les fins de semaine, puis par les conflits internes douloureux. On en avait vu d'autres, même de très acerbes mais, jusque-là, ennemis et adversaires - les gouvernements, les boss, les médias, la gauche mâle, les chums (la plupart des maris ayant déjà été semés) - sans compter les autres femmes qui nous trouvaient menaçantes, toutes ces attaques nous avaient réunies. Le haut de la vague nous donnait un répit - pour se chicaner. La fatigue n'aidant vraiment pas, nous avons commencé l'inventaire des "morceaux" de nous-mêmes qui n'avaient pas eu de place dans notre vie militante malgré toute notre bonne volonté : pour toutes, le besoin de repos, d'argent, de création personnelle; pour celles qui s'étaient retrouvées lesbiennes en chemin, la nécessité irrépressible - nous avions pourtant tout fait pour la réprimer - d'actualiser la dimension politique de notre choix. Kaboum! Une bombe ! Car il ne faut pas oublier que si le principe de non-mixité excluait les hommes de nos groupes, il excluait aussi pour bon nombre de féministes la sexualité elle-même (qui complique tout dans la vie), les rapports entre femmes constituant pour elles un havre de sécurité, de camaraderie reposante.
Si la sexualité est le coeur de l'exploitation des femmes, eh bien, parler de sexualité, même pudiquement, même à bout de bras, a failli nous achever. Disons plutôt qu'elle a achevé raide le bel unisson de notre aventure.
L'éclatement s'est passé principalement entre les lesbiennes féministes et féministes hétéros, les lesbiennes radicales n'ayant pas suivi le même itinéraire et étant majoritairement au Québec plus jeunes que la mini-génération, les 35-40 ans dont je parle. (Ce qui ne dit absolument rien de la pertinence de leur option.) Soyons encore plus précise, cet éclatement n'est pas survenu au même moment pour toutes, et toutes n'ont pas été concernées de la même façon. Si bien que toutes les lesbiennes qui sont féministes ne se sont pas retrouvées automatiquement et ne se retrouvent pas encore à ce jour dans une catégorie "lesbianisme féministe", ni toutes les féministes qui sont hétérosexuelles dans la catégorie "hétéro-féministe". Toutes ont été éclaboussées au passage, mais toutes ne se réclament pas politiquement de leur choix/non-choix, toutes ne défendent pas leur situation. Certaines lesbiennes ne voient de politique que leur féminisme, certaines hétéros voient leur hétérosexualité comme un problème politique à réévaluer continuellement. Bref, ces lesbiennes cherchent à "déconflictualiser" leurs rapports avec les autres femmes, et ces hétéros ne discutent pas du féminisme sur l'oreiller. Dans le choix des actions concrètes, ces lesbiennes se rangent plus souvent qu'autrement du côté de l'hétéro-féminisme et ces hétéros du côté du lesbianisme féministe.
Il s'agit, en effet, d'options très concrètes, l'hétéro-féminisme dominant ne refusant plus souvent les avances des "nouveaux hommes", que ce soit contre la porno ou le nucléaire. C'est un féminisme qui choisit le professionnalisme, le besoin de plaire et une certaine qualité du résultat, avant une certaine solidarité, l'acceptation du rejet et la qualité des moyens de la démarche. Le succès justifie des raccourcis, semble-t-il. Ces "nouvelles femmes" veulent tout avoir ce qu'il y a au menu et, peut-être sans s'en rendre compte, répartissent l'addition à celles qui n'ont pu, ou voulu, prendre ni entrée ni dessert. Hier, nous prenions ensemble les lieux publics d'assaut, aujourd'hui, à côté de leur retour aux frous-frous et talons hauts, j'ai l'air d'une cousine de la campagne ou d'une soeur laïque. Il y a de quoi choisir une coupe punk. Et ne parlons surtout pas de classes sociales, un plan pour se rappeler que si nous en avons rejeté la notion traditionnelle (une femme appartient à la classe de son mari), certaines d'entre nous avons, par notre travail, atteint un statut fort différent de celles qui, malgré leur travail, ont affaire aux agents du Bien-être.
Derrière la majorité des femmes qui "réussissent", il y a une autre femme, une mère, une soeur, une amie, une plus pauvre, une plus jeune, qui donne à manger aux enfants, remonte le moral et ramasse les p'tites culottes. Le partage des tâches qu'on appelle ça. Le pouvoir de chaque femme qui en a un peu est fait de la plus-value du travail des autres femmes. Derrière l'écrivaine, la secrétaire, la correctrice d'épreuves, la graphiste, etc. Le pouvoir est partout une cheminée qui happe tout vers le haut. Aucune d'entre nous, moi la première, ne sommes Miss Mains Propres, c'est entendu, mais il est permis de trouver ça révoltant, comme de constater que nous sommes de moins en moins nombreuses à nous révolter.
Et nous nous retrouvons, lesbiennes féministes mal à l'aise avec les lesbiennes radicales, parce qu'elles sont trop axées, d'après nous, sur l'idéologique et notre entraînement à nous, notre expérience et nos peurs, nous ont branchées sur le politique, et bien qu'heureusement, leur fermeté nous protège sur notre gauche, leur désengagement par rapport aux autres femmes nous laisse sans outils pour notre vie quotidienne. Lesbiennes féministes mal à l'aise avec d'autres lesbiennes féministes, puisque notre communauté a été traversée par des conflits affreux dus à la dualité de notre engagement - nous sommes, en effet, a priori "aux deux", lesbianisme et féminisme, les bisexuelles de la politique. Et s'il a été essentiel de tenter des synthèses après la thèse et l'anti-thèse, ces synthèses ne vont pas toutes dans la même direction. Lesbiennes féministes mal à l'aise avec l'hétéro-féminisme dominant. Féministes hétéros mal à l'aise avec cet hétéro-féminisme par trop mielleux. Toute une "gang" à ne se sentir vraiment bien nulle part. Ce qui fait qu'on a beau être des centaines, voire des milliers, dans les gros rassemblements, on ne fait pas lever le toit. On regarde le show, puisqu'on nous en propose toujours un, sympathisantes tristes.
Nostalgie d'avoir été "in", d'avoir changé le cours des événements, d'avoir eu de l'influence? Certainement. C'est si plaisant de "pogner". Et si peu envoûtant d'être assez vieille pour être "has been", même temporairement, même à un seul niveau. Sauf que la nostalgie ne rend compte que d'un aspect du problème; l'autre, c'est le refus de capituler malgré les replis stratégiques involontaires, le refus d'une sorte de solitude : penser, écrire, faire des dessins, des bannières, des gravures en dehors du rapport social que nous avons contribué à construire, et dont nous avons été exclues par les conséquences de nos choix. Comme nous n'avons pas la mentalité-martyre, nous nous sommes dit : "Bon, si je dois être seule pour être moi-même, blanche ou noire, hétéro ou lesbienne, québécoise d'origine ou immigrante, artiste ou chercheuse, syndicaliste ou pas, je serai seule." Insatisfaites de tous nos milieux d'appartenance, nous dont la vie n'a été que des liens, nous nous sommes vu renvoyées à notre individualité comme des travailleuses "slackées" sont renvoyées à leur cuisine. Nous appartenons, par toutes les fibres d'une partie de notre être, à chacun de ces milieux, mais ne pouvons plus être complètement nous-mêmes dans aucun. C'est ce qui s'appelle avoir une vie privée. Puisque nous sommes celles qui ont dit que le privé est politique, nous sommes bel et bien flouées, comme dirait Simone.
Nos maisons sont agréables, nos amies assez nombreuses, nos entreprises stimulantes, mais notre lutte se meurt et nous le savons très bien. Non pas tous les acquis des femmes, la lutte de toutes les femmes, mais la lutte, le projet d'une génération de femmes instruites d'être elles-mêmes, ensemble. Égales entre nous et unies contre les exploiteurs, avec toutes les femmes du monde. Nous, les 99% des 7% de la population qui s'est rendue jusqu'à l'université pour en fermer les portes à volonté, quelques semaines, parce que c'était trop souvent niaiseux et autoritaire. Qui n'ont jamais voulu perdre leur vie à la gagner. Qui ont quitté, qui un groupe populaire, qui le syndicalisme-24-heures-par-jour, qui le marxisme-léninisme, sans mépris mais sans espoir, qui ont quitté leur groupe de femmes parce qu'il était temps. Mes amies, mes soeurs, les miennes. Avons-nous rêvé ?
Je ne le crois pas. Je ne le croirai probablement jamais, je ne serais plus moi-même. Et il me semble avoir payé assez cher pour l'être encore un peu. Nous avons payé, collectivement, assez cher pour être assez nombreuses à vouloir se retrouver. Pour s'en parler, comme d'habitude, encore et toujours, d'abord parler. On ne s'est pas souvent trompées quand on commençait par le commencement.
Nicole Lacelle

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