« Le capitalisme du désastre »
Cet ouvrage (fort bien traduit) explique comment et pourquoi, depuis le début des années soixante-dix, les classes dirigeantes mondiales mènent une véritable guerre – il n’y a pas d’autre mot – contre les peuples en utilisant une stratégie du désastre. Elles tirent profit des catastrophes naturelles (vagues géantes, tremblements de terre, ouragans) ou provoquent des catastrophes humaines (conflits militaires, exploitation artificielle du “ terrorisme ”) pour renforcer leur pouvoir aux dépens du domaine public et de la société civile, et imposer, par la violence et la sidération, le modèle d’une société capitaliste toujours plus réactionnaire.
Naomi Klein appelle“ capitalisme du désastre ”ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter des derniers comme des occasions d’engranger des profits. Le capitalisme du désastre détruit aussi pour reconstruire : 30 milliards de dollars ont été investis en Irak, 13 milliards pour le tsunami, 100 milliards pour La Nouvelle-Orléans.
Si cette stratégie est mondiale, son centre se situe à Washington. Chez nous, les obsédés de l’Atlantisme du style Kouchner ou Sarkozy sont évidemment les complices de ce fléau à échelle historique. Pour le moment, il n’est pas possible de prévoir si la crise financière actuelle, dans laquelle certains voient une implosion du système, mettra un terme à ce que l’on peut qualifier sans emphase de crime contre l’humanité. On peut donc douter que l’argent public injecté dans la sphère privée par le gouvernement français (alors que les caisses étaient prétendues vides) débouche sur plus de justice sociale, sur un partage plus équitable des richesses. On peut craindre, en revanche, que ces sommes considérables redonnent du tonus à ce système inique et lui permettent d’une part d’élargir davantage encore le fossé entre les riches et les pauvres et, d’autre part, de restreindre le champ de la démocratie. Selon l’École de Chicago, s’il peut provoquer une révolution à gauche, l’effondrement du marché peut aussi déclencher une contre-révolution de droite.
Lors de l’ouragan Katrina, raconte Naomi Klein, le représentant républicain de La Nouvelle-Orléans Richard Baker déclara : « Nous avons enfin nettoyé les logements sociaux de La Nouvelle-Orléans. Dieu a réussi là où nous avions échoué. » Kenyon, division du conglomérat funéraire Service Corporation International (important cotisant à la caisse électorale de Bush), fut chargé de recueillir les morts dans les maisons et les rues. Le travail s’effectua avec une extrême lenteur. Des cadavres croupirent sous le soleil pendant des jours. On interdit aux secouristes et à des entrepreneurs de pompes funèbres bénévoles de donner un coup de main sous prétexte qu’ils empiétaient sur le territoire commercial de Kenyon. La société, qui factura à l’État 12500 $ par cadavre, a depuis été accusée d’avoir mal identifié de nombreuses dépouilles. Pendant presque un an après l’inondation, on découvrit des corps en décomposition dans des greniers. L’administration Bush refusa d’allouer des fonds d’urgence pour payer les fonctionnaires ; la ville dut congédier 3000 employés au cours des mois qui suivirent l’ouragan.
Pour Milton Friedman, le grand idéologue (après von Hayek) de l’ultralibéralisme, l’État a pour unique fonction de « protéger notre liberté contre ses ennemis extérieurs et contre nos concitoyens eux-mêmes. Il fait régner la loi et l’ordre, il fait respecter les contrats privés, et il favorise la concurrence. » En d’autres termes, il s’agit de fournir les policiers et les soldats – tout le reste, y compris l’enseignement public gratuit, n’est qu’ingérence au sein des marchés.
La guerre contre les peuples et contre la démocratie doit être éclair. Selon Friedman, « un nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus. » On comprend pourquoi un dirigeant comme Sarkozy a lancé des dizaines de contre-réformes dès son accession à l’Élysée. Tout était prêt, bien avant son succès électoral.
Naomi Klein consacre de longs développements aux agressions du système contre le psychisme et le corps des individus. L’idée qu’un changement de politique doit être menée comme une offensive militaire surprise est un thème cher aux apôtres de la thérapie de choc économique. « L’envahisseur doit investir l’environnement de l’adversaire et paralyser ou surcharger ses perceptions et sa compréhension des événements pour le rendre incapable de résister. »
Après le tsunami de 2004, des investisseurs étrangers et des prêteurs internationaux s’étaient ligués pour exploiter le climat de panique et céder le littoral à des entrepreneurs qui s’étaient empressés d’ériger de vastes stations balnéaires, empêchant ainsi des centaines de milliers de pêcheurs de reconstruire leurs villages au bord de l’eau. Le projet d’éviction massive datait d’avant la vague géante, mais on utilisa le tsunami pour faire avancer un programme refusé par l’ensemble de la population. En Thaïlande, on vit des gardiens privés, armés jusqu’aux dents, empêcher d’anciens résidents de chercher les dépouilles de leurs enfants. Le capitalisme du désastre climatique et ses relais dans les classes politiques s’étaient fait la main en 1998 avec l’ouragan Mitch qui avait dévasté le Honduras, le Guatemala et le Nicaragua, causant au moins 9000 morts. Le Congrès du Honduras adopta des lois de privatisation des aéroports, des ports et des autoroutes, du téléphone, de l’électricité et d’une partie de la distribution de l’eau. Le Congrès des États-Unis abrogea la réglementation environnementale en vigueur sur la côte du golfe du Mexique et autorisa la construction de nouvelles raffineries de pétrole. Halliburton, la firme longtemps dirigé par le vice-président Cheney, reçut 60 millions de dollars pour la reconstruction des bases militaires du littoral.
Avant le 11 septembre, explique Naomi Klein, guerres et catastrophes offraient des débouchés à un secteur restreint de l’économie – les fabricants d’avions de chasse par exemple, ou encore les entreprises de construction chargées de rebâtir les ponts bombardés. Les guerres avaient pour rôle principal d’ouvrir de nouveaux marchés jusque-là inaccessibles et, une fois la paix revenue, de générer des booms économiques. Depuis, les interventions en cas de guerre sont à ce point privatisées qu’elles constituent en soi le nouveau marché. Pour le boom, inutile d’attendre la fin de la guerre.
La logique guerrière du système capitaliste est diabolique, implacable et, dans l’état actuel des choses, en tout cas, durable. On appelle aujourd’hui “ guerre contre le terrorisme ” des coups d’État, des massacres qui n’ont pour but que d’installer et de maintenir en place des régimes favorables à la libre entreprise. Le capitalisme du désastre s’est habitué au terrorisme : après le 11 septembre, le Dow Jones perdit 685 points, mais le 7 juillet 2005, le jour où quatre bombes explosèrent dans les transports londoniens, le Stock Exchange et le Nasdaq grimpèrent en flèche.
Naomi Klein s’attarde donc longuement sur Milton Friedman et l’École de Chicago, ces théoriciens, instigateurs et praticiens de la violence capitaliste depuis une quarantaine d’années. Pour eux, la prémisse de départ, c’est que le libre marché est « un système scientifique parfait dans lequel des particuliers agissant dans leur propre intérêt créent pour tous le plus d’avantages possibles. » Voir la logique du bouclier fiscal sarkozyen pour les plus riches des Français. Toute défaillance – inflation élevée ou chômage en hausse – vient du fait que le marché n’est pas entièrement libre.
Le premier laboratoire friedmanien fut l’Indonésie. Ralph McGehee, l’un des agents principaux de la CIA en poste à l’époque du coup d’État, déclara qu’il s’était agi « d’une opération modèle. […] Ce sont les grands événements sanglants orchestrés depuis Washington qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Suharto. Cette réussite signifiait que l’expérience pourrait être répétée, encore et encore. »
Au Chili, Pinochet et les siens évitèrent toujours l’expression “ coup d’État ”, à laquelle ils préféraient le mot “ guerre ” (guerre contre le marxisme, contre l’anarchie etc.). Au cours de la première année d’application de la thérapie de choc prescrite par Friedman, l’économie du Chili régressa de 15% et le taux de chômage – qui n’avait été que de 3% sous Allende – s’éleva à 20%. En 1988 45% des habitants du pays vivaient sous le seuil de la pauvreté.
Dans un article d’août 1976 pour The Nation, Orlando Letelier (ancien ambassadeur du Chili aux États-Unis, écrivit que « la vision particulièrement commode d’un système social dans lequel la “ liberté économique ” et la terreur politique coexistent sans jamais se croiser permet aux partisans du régime financier de soutenir leur idéal de “ liberté ” tout en feignant de défendre les droits de l’homme. » Moins d’un mois plus tard, Letelier était assassiné en plein centre de Washington par des agents de la DINA, la police secrète chilienne.
Au Brésil, les grandes entreprises mirent sur pied leurs propres escadrons de tortionnaires privés. La junte militaire créa un corps de policiers extrajudiciaire, financé par diverses multinationales, dont Ford et General Motors. À la fin de la dictature, la quasi-totalité des délégués d’usine des grandes sociétés avaient disparu. Au Brésil, comme dans tout le cône latino-américain, selon le triste constat de l’écrivain Eduardo Galeano, « les citoyens étaient en prison pour que les prix fussent en liberté. »
Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher lança des “ réformes ” multiples en appliquant à la lettre la pensée friedmanienne. Après trois ans de gouvernement, sa cote de popularité passa sous la barre des 25%. Elle fut sauvée par le gong de la guerre des Malouines, tout comme, provisoirement, la dictature de Galtieri en Argentine. Cette guerre donna à Thatcher le prétexte politique dont elle avait besoin pour introduire le tout premier programme de transformation capitaliste radicale d’une démocratie libérale occidentale. Lorsque les mineurs de charbon déclenchèrent la grève en 1984 (le gouvernement voulait fermer les puits non rentables pour ne garder que les rentables dont certains furent exploités jusqu’en 2007), Thatcher fit comme si le conflit était le prolongement de la guerre des Malouines et exigeait la même brutale détermination. Elle eut alors cette formule mémorable : « Nous avons dû nous battre contre l’ennemi extérieur ; nous devons maintenant nous battre contre l’ennemi intérieur, qui est beaucoup plus coriace, mais tout aussi dangereux pour la liberté. » Contre les mineurs, elle employa la manière forte : au cours d’une seule confrontation, 8000 policiers anti-émeute chargèrent (certains à cheval) en laissant 700 blessé sur le carreau. Dans les quatre années qui suivirent cette attaque directe contre la classe ouvrière, le gouvernement privatisa British Telecom, British Gas, British Airways, British Steel etc. Dans plusieurs petites villes minières (dans le sud du Yorkshire en particulier), le chômage frappa 50% de la population.
Klein détaille par ailleurs longuement le rôle des institutions financières internationales, relais, bras armé du capitalisme guerrier. Le FMI accoucha de son premier programme d’ajustement structurel complet en 1983. Pendant deux décennies, nous dit l’auteur, « on informa tous les pays qui demandaient un prêt conséquent qu’ils devaient remanier leur économie de la cave au grenier. » Davison Budhoo, économiste principal du FMI qui prépara des programmes d’ajustement structurel pour l’Amérique latine et l’Afrique tout au long des années 1980 admit plus tard que « tout le travail que nous avons accompli après 1983 reposait sur le sentiment de la mission qui nous animait : le Sud devait privatiser ou mourir ; à cette fin, nous avons créé le chaos économique ignominieux qui a marqué l’Amérique latine et l’Afrique de 1983 à 1988. »
La solution polonaise fut encore plus radicale : outre l’élimination immédiate des contrôles des prix et des coupes sombres dans les subventions, le FMI imposa la vente au secteur privé des mines, des chantiers navals et des usines de l’État. C’était contraire au programme économique d’origine de Solidarité, fondé sur la propriété par les travailleurs.
En Chine, Deng Xiaoping était si enthousiaste et si déterminé à l’idée de convertir la Chine à l’économie privée qu’en 1980 son gouvernement invita Milton Friedman à venir initier des centaines de hauts fonctionnaires, de professeurs et d’économistes du Parti (“ communiste ”) aux rudiments de l’économie néolibérale. Lorsque Deng ouvrit le pays aux investisseurs étrangers et réduisit les protections dont bénéficiaient les travailleurs, il ordonna la création de la Police Armée du Peuple, escouade antiémeute comptant 400000 membres chargés d’écraser tous les signes de « crimes économiques », c’est-à-dire les grèves et les manifestations. Les “ réformes ” de Deng débouchèrent sur la mobilisation sociale de 1989. Le 20 mai, le gouvernement proclama la loi martiale. Il y eut entre 2000 et 7000 morts sur la Place Tienanmen. Le gouvernement, comme en Amérique latine, réserva son châtiment le plus dur aux ouvriers. La plupart des personnes arrêtées et exécutées furent des ouvriers. La politique de Deng fit de la Chine l’atelier de misère du monde, l’eldorado des usines de sous-traitance de presque toutes les multinationales de la planète. En 2006, 90% des milliardaires chinois étaient les enfants de cadres du Parti “ communiste ”.
Comme la Chine, la Russie fut contrainte de choisir entre un programme économique inspiré de l’École de Chicago et une révolution démocratique. Pour que le programme friedmanien fût appliqué, il fallait interrompre de manière violente le processus progressif impulsé par Gorbatchev. En août 1991, Le Washington Post (qui n’est pas le plus réactionnaire des quotidiens étatsuniens) expliqua, rappelle Klein, que « le Chili de Pinochet pourrait servir de modèle pratique à l’économie soviétique. » Suite aux “ réformes ” de Eltsine, la consommation du Russe moyen en 1992 avait diminué de 40% par rapport à 1991. Pour asseoir son pouvoir, Eltsine avait aboli la Constitution et dissous le Parlement. Le Parlement vota à 636 voix contre 2 la destitution de Eltsine qui envoya l’armée contre les parlementaires. 500 personnes furent tuées. Comme en Chine, un club limité de Russes, dont bon nombre d’anciens apparatchiks du Parti communiste et une poignée de gestionnaires de fonds communs de placement occidentaux obtinrent des rendements faramineux en investissant dans des entreprises russes nouvellement privatisées. En 1989, la Russie comptait deux millions de pauvres. 74 millions en 1995, selon les chiffres de la Banque mondiale. Le capitalisme avait régressé jusqu’à sa forme la plus sauvage.
La crise financière qui frappa l’Asie dans les années 1990 créa 24 millions de chômeurs. Les femmes et les enfants furent les grands perdants de la crise. De nombreuses familles vendirent leurs filles à des trafiquants d’êtres humains qui les firent travailler comme prostituées en Australie, en Europe et en Amérique du Nord. Ces victime pouvaient dire merci au FMI et à son directeur Camdessus qui avaient imposé une chirurgie radicale à ces pays en crise.
Aux États-Unis, le trio Bush-Rumsfeld-Cheney appliqua à la lettre les principes friedmaniens selon lesquels le gouvernement, afin de transformer l’État en coquille vide, se ligue avec les grandes entreprises pour « redistribuer la richesse vers le haut après avoir réduit les dépenses affectés au personnel. » Une part toujours plus grande des fonds publics va alors directement dans les coffres des entreprises privées. L’État a les signes extérieurs d’un gouvernement, « mais il n’exécute plus les véritables tâches de la gouvernance, pas plus que les employés du campus de Nike à Beaverton ne fabriquent eux-mêmes des baskets. »
Les entreprises qu’a dirigées Donald Rumsfeld misent depuis une trentaine d’années sur un avenir apocalyptique, fait de maladies endémiques qui obligeraient les gouvernements à se procurer au prix fort les produits indispensables brevetées par elles. La société Gilead Sciences (que Rumsfeld dirigea de 1997 à 2001), titulaires de brevets pour quatre médicaments antisida, dépense beaucoup d’énergie pour empêcher la distribution, dans les pays en voie de développement, de versions génériques moins coûteuses (les brevets expireront à partir de 2016).
Dick Cheney (je ne sais si des sociolinguistes se sont penchés sur cette manie qu’ont les étatsuniens de diminuer leurs prénoms de manière puérile : Cheney s’appelle Richard Bruce, Clinton s’appelle William etc.), protégé de Rumsfeld au sein de l’administration Ford dans les années 1970, fit également fortune en misant sur la perspective d’un avenir sombre. Lui qui avait bénéficié, dans les années 1960, de six mesures de sursis pour ne pas partir au Vietnam (tout en étant favorable à la guerre), réduisit, en tant que secrétaire à la Défense de Bush père, le nombre de soldats actifs et confia aux entrepreneurs privés un rôle de plus en plus déterminant. Sa société Halliburton (gains estimés : 13 milliards de dollars en 2007) parvint à élargir la signification des mots “ soutien logistique ” à un point tel qu’elle eut bientôt pour tâche, explique l’auteur, « de créer l’infrastructure tout entière des opérations militaires à l’étranger. L’armée n’avait qu’à se charger des soldats et des armes – elle agissait en quelque sorte comme fournisseur de contenu, tandis que Halliburton était aux commandes. »
Autre exemple de contiguïté : John Ashcroft, ancien Procureur général et instigateur de la Loi sur le patriotisme, préside depuis 2005 l’Ashcroft Group, dont la mission consiste à aider les entreprises spécialisées dans la sécurité intérieure à obtenir des contrats fédéraux. Son groupe a tellement de succès qu’il refuse deux clients quand il en accepte un. Tom Ridge, premier directeur du secrétariat à la Sécurité intérieure de 2003 à 2005, a fondé Ridge Global et agit comme conseiller auprès de Lucent, société de communication œuvrant dans le domaine de la sécurité. C’est un acharné de la peine de mort : en tant que gouverneur de Pennsylvanie, il laissa exécuter 224 condamnés et assista en personne à trois supplices. James Woolsey, directeur de la CIA jusqu’en 1995, est désormais conseiller de Paladin Capital Group, société privée qui investit dans la sécurité intérieure (1 milliard de dollars). Rudy (en fait, Rudolph, voir plus haut) Giuliani, ancien maire de New York, a créé Giuliani Partners quatre mois après le 11 septembre et vend ses services comme expert-conseil en gestion de crises. Gains de sa société : 100 millions de dollars entre 2002 et 2007. La pratique de ces hommes est, explique Klein, de « rester au gouvernement ou élu juste assez longtemps pour obtenir un titre impressionnant au sein d’un secrétariat qui octroie des contrats d’envergure et recueillir des informations privilégiées sur les produits recherchés, puis démissionner et vendre l’accès aux anciens collègues. Servir dans la fonction publique, c’est effectuer une mission de reconnaissance en prévision d’un bel avenir dans le complexe du capitalisme du désastre. Ce capitalisme de copinage est l’aboutissement de la philosophie de l’École de Chicago et de sa triple obsession : privatisation, déréglementation et antisyndicalisme. »
Du point de vue militaire, soutient Klein, la guerre contre le terrorisme est impossible à gagner. « Du point de vue économique, en revanche, elle est impossible à perdre : en effet, on a affaire non pas à un conflit éphémère susceptible d’être gagné, mais, au contraire, à un élément nouveau et permanent de l’architecture économique mondiale. » La guerre n’est plus, comme le disait Clausewitz, « la continuation de la politique par d’autres moyens », c’est la politique et l’économie en elles-mêmes, les guerres et les catastrophes étant par conséquent des fins en elles-mêmes.
En Irak, Saddam Hussein ne représentait nullement une menace pour la sécurité des États-Unis, bien au contraire, étant, à sa manière dictatoriale, un facteur de stabilité. Le problème est qu’il menaçait les entreprises énergétiques étatsuniennes : il avait conclu une entente avec une grande entreprise russe et entamé des négociations avec Total. Le renversement de Saddam Hussein ouvrit la porte à Exxon, Chevron, Shell et BP qui, toutes jetèrent les bases de nouveaux accords en Irak, de même qu’à Halliburton qui, ayant installé son siège social à Dubaï, était idéalement située pour vendre des services énergétiques à ces sociétés. On a pu comparer les liens unissant Halliburton à Cheney (qui quitta la société en 2000 avec un parachute doré de 34 millions de dollars) aux liens qui unissaient, pendant la guerre du Vietnam le Président Johnson à Brown and Root, société de forages pétrolifères.
Pour assommer l’Irak, l’impôt sur les sociétés, qui était d’environ 45%, fut remplacé par un impôt au taux uniforme de 15% On autorisa les compagnies étrangères à détenir des entreprises irakiennes à 100% pour éviter le scénario russe d’oligarques qui s’étaient réservé des morceaux de choix. Les investisseurs purent sortir d’Irak la totalité de leurs profits. 8,8 milliards de dollars disparurent en 2004 des ministères contrôlés par les Etats-Unis. « What does it change ? », fut le commentaire d’un proche de Bremer, le gauleiter du pays occupé.
Tout comme Johnson et Nixon qui avaient bombardé le Vietnam pour le ramener à l’âge des cavernes, Bush bombarda l’Irak de manière terroriste et terrorisante pour le seul profit de la machine de guerre capitaliste. Entre le 20 mars et le 2 mai 2003, l’armée lança 380 missiles de croisière Tomahawk en un jour (contre 300 en cinq semaines pendant la Guerre du Golfe). En cinq semaines, les Irakiens reçurent 30000 bombes et 20000 missiles à guidage de précision, soit 67% de la production totale de tels engins depuis leur invention. Pour Rumsfeld et Cheney, il s’agissait de faire un exemple, d’effrayer les populations, de faire réfléchir ceux qui oseraient défier l’autorité des États-Unis. Le ciblage des centraux téléphoniques dura jusqu’à ce que plus un seul téléphone ne fonctionne dans le pays. Le but était de s’en prendre au moral des civils qui ne pouvaient plus prendre des nouvelles de leurs proches. Pas à Saddam Hussein, qui, pensant que les téléphones étaient espionnés depuis des années dans son pays, n’avait utilisé le téléphone qu’à deux reprises au cours des treize années précédentes.
Influent banquier israélien, Len Rosen, cité par Klein, est l’auteur d’un nouveau théorème de géopolitique qu’il convient de méditer : « La sécurité compte plus que la paix. » C’est sûrement pourquoi Israël est le quatrième marchand d’armes au monde. La décision d’Israël de situer le “contre-terrorisme ” au centre de son économie d’exportation a coïncidé avec l’abandon des négociations de paix. Le gouvernement ne présente plus le conflit qui l’oppose aux Palestiniens comme une lutte contre un mouvement nationaliste mais comme un des théâtres de la guerre mondiale contre le terrorisme.
Y a-t-il des raisons d’espérer ? En 2005, les Français et les Hollandais se prononcèrent démocratiquement contre l’Europe de la finance, suivis en 2008 par les Irlandais. En 2006, Chavez était réélu pour un troisième mandat avec 63% des voix. Au Brésil, Lula fut réélu en 2006 avec un programme anti-privatisations. La même année, l’économiste de gauche Rafael Correra fut élu à la présidence de l’Équateur contre un magnat de la banane. En 2007, Correra déclara le représentant de la Banque mondiale persona non grata sur le sol de son pays.
Contrairement à ce qu’écrivait Fukuyama en 1989 en proclamant la fin de l’histoire, dans une paraphrase tellement facile de Karl Marx, rien n’est écrit…
Naomi Klein.( photo)La stratégie du choc. La montée du capitalisme du désastre. Leméac/Actes Sud, 2008.
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