« Vue d’aujourd’hui, la Révolution française est une immense leçon d’optimisme »
Que peut nous enseigner aujourd’hui
la Révolution française ? Une crise économique, des privilèges établis,
une dette terrible, une aspiration du peuple à l’égalité et au
bonheur... La situation de 1789 ferait-elle écho à la nôtre ? Entretien
avec Eric Hazan, éditeur et écrivain, qui invite à garder vivante la
mémoire de ces moments d’incandescence révolutionnaire, à en préserver
l’inspiration, face à ceux qui ne voudraient y voir qu’un « trouble malencontreux venu bouleverser de façon sanglante le mouvement général vers le libéralisme ».
Castes privilégiées,
classes laborieuses paupérisées, crise économique, caisses du royaume
quasi vides, dépenses inconsidérées de la Cour… Autant d’éléments qui
font étrangement écho à la situation économique actuelle. La crise
a-t-elle été le principal déclencheur de la Révolution ?
Eric Hazan [1] : Si l’on
se met dans la peau d’un sujet de Louis XVI, un minimum conscient de la
situation en mars 1789, avant la tenue des états généraux : il sait
qu’il y a une dette terrible, que le Trésor est en faillite. Les
intérêts de la dette mangent la moitié des recettes du royaume ! Il sait
aussi que sous Louis XV, la France a déjà fait faillite, et ne
remboursait plus la dette tout en augmentant les impôts. Un scénario « à la grecque »,
dirait-on aujourd’hui. La situation économique n’a cependant pas été le
principal déclencheur de la Révolution. Dette ou pas, le trône de
Clovis, de Saint-Louis ou de Louis XIV paraissait installé pour
l’éternité. Comme l’économie de marché aujourd’hui : c’est comme ça et
puis c’est tout. Le Roi de droit divin, on n’y touche pas ! Trois ans
plus tard, la royauté était par terre. C’est le principal enseignement
de la Révolution : avoir eu lieu. Cela nous montre que les évènements
qui semblent les plus improbables, voire impossibles, peuvent survenir.
En cela, c’est un événement très encourageant pour aujourd’hui.
Distinguez-vous des similitudes
entre ceux qui appartenaient aux ordres privilégiés – noblesses,
hobereaux de province, ecclésiastiques – et ce qu’on appelle aujourd’hui
l’oligarchie ou « les 1% » dénoncés par le mouvement Occupy Wall Street ?
On ne peut pas pousser la comparaison trop loin. On estime le nombre de nobles et de « têtes ecclésiastiques »
entre 120 000 et 350 000, ce qui représente environ 1,6% de la
population française de l’époque. Les 4 000 familles de la noblesse de
Cour profitent de nombreuses largesses : pensions, soldes des officiers,
charges de la maison du roi et des princes. L’Eglise perçoit la dîme,
payée en nature sur toutes les terres, et liée principalement à la
récolte du blé. Mais les privilégiés du temps de Louis XVI ne
travaillaient pas. C’est bien ce qui distingue la noblesse à Versailles
ou les petits hobereaux de province de tous les autres. Le travail était
quelque chose de complètement dévalorisant. Aujourd’hui, à leur façon,
les privilégiés travaillent.
Les ordres privilégiés de l’époque
s’appuient sur les droits féodaux : dîme, droits seigneuriaux, impôts en
tout genre. N’a-t-on pas basculé dans une économie similaire, basée sur
le versement d’une rente à de puissants acteurs économiques : rente du
logement, de l’eau, de l’énergie, du transport ?
Le principal impôt royal est la taille. S’y ajoutent
d’énormes impôts indirects, comme la gabelle, la taxe sur le sel,
collectée par la ferme générale. Les droits seigneuriaux, c’est
particulier. Il y a d’abord le pognon : les paysans, qu’ils soient
propriétaires ou non, donnent en argent ou en nature une partie de leur
production aux seigneurs. Ils sont aussi soumis à une série énorme de
dispositions très humiliantes et vexatoires, énumérées par Tocqueville :
droit d’assise sur les animaux servant au labourage, droit des bacs
seigneuriaux pour passer les rivières, droit de creuser des fontaines,
droit de pêche, droit de chasse… « Ainsi, sur toute force naturelle, sur tout ce qui végète, se meut, respire, le droit féodal a étendu ses prises »,
écrit Jean Jaurès [2]. Et bien sûr, le droit de corvée. Rien ne
ressemble aujourd’hui à la corvée, à part peut-être le salariat ? La
nuit du 4 août 1789, une partie de ces dispositions humiliantes sont
supprimées : toutes les corvées, tout ce qui ne se paye pas. Ainsi que
la dîme, versée à l’Eglise, soit 10% de tout ce qu’on récoltait. Les
nobles continuent cependant de percevoir l’argent. Il faut attendre
l’été 1793 pour que l’on puisse affirmer que tous les privilèges sont
terminés.
Quand le droit de vote commence à être instauré, seuls les citoyens avec un certain niveau de revenus y ont accès – les « citoyens actifs ». Les plus pauvres – les « citoyens passifs » – n’en disposent pas…
Des assemblées primaires élisent des grands électeurs
qui élisent les députés. Mais pour voter, il faut être inscrit sur le
registre des impôts. La législative repose sur un suffrage censitaire
masculin. Robespierre était contre ce suffrage censitaire. Il estime que
cela favorisait l’élection de notables. Ainsi, à la Convention, ne
siégeaient que deux ouvriers et peut-être un seul laboureur. Si l’on
s’en tient à la composition sociologique, la Convention n’est pas plus
représentative que l’Assemblée nationale d’aujourd’hui !
Comment, dans ces conditions, les mouvements populaires ont-ils pu influencer l’Assemblée nationale ?
Pourquoi la Convention a quand même fait entendre la
voix du peuple ? D’abord parce que le peuple était là, dans les
tribunes. On le voit dans les comptes-rendus des débats : « Tonnerre des tribunes », « acclamations », « huées ».
Les députés délibèrent sous la pression du peuple. Et surtout, il y a
les délégations et les pétitions envoyées par un département ou un
village. Tout est consigné par des sténographes ou les journaux qui
publient les comptes-rendus de séance – ceux-ci peuvent aller jusqu’à
100 pages ! La moitié des pétitions et des délégations sont pour
remercier la Convention. Quelquefois, c’est pour admonester les citoyens
législateurs. C’est, par exemple, une délégation de Mennecy, dans la
Brie (Seine-et-Marne, ndlr), qui contribue à lancer la
déchristianisation : elle vient dire aux députés qu’elle ne veut plus de
curés, qu’elle souhaite que leurs saints patrons soient remplacés par
Marat et Rousseau. Cela entraînera un décret de la Convention. En
février 1793, ce sont les blanchisseuses qui jouent un rôle important.
Dans leur travail, autour des lavoirs, elles ont la possibilité de
discuter. Elles viennent protester contre les « accapareurs » et le prix du savon qui a fortement augmenté. La Convention ajourne leur prise de parole. Elles partent en criant : « Quand nos enfants demandent du lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain ! »
Le rôle prédominant de la
population parisienne en mesure de manifester et d’influencer les lieux
de pouvoirs n’a-t-il pas été finalement un obstacle à la compréhension
de certaines mesures révolutionnaires en province ?
Pour pallier à ce décalage, il existe le système des
clubs des Jacobins. Ils disposent de plus de 1 000 sociétés dans toute
la France, jusque dans des villages. Les clubs s’envoyaient des adresses
dont chacun débattait. C’est un grand instrument de diffusion des idées
révolutionnaires. Parler de jacobinisme comme on en parle aujourd’hui,
comme une dictature parisienne tatillonne et bureaucratique, c’est
complètement idiot. A Paris, le Club des jacobins a été détruit après la
réaction thermidorienne (qui voit triompher, à partir de 1794, la
droite bourgeoise et économiquement libérale, ndlr) ainsi que le lieu
qui l’abritait à Paris, le couvent situé Place du Marché-Saint-Honoré.
La révolution voit apparaître de
nouvelles formes d’expression, comme l’éloquence politique – le roi
n’avait pas à s’exprimer en public – et de nouveaux médias : journaux,
lectures publiques d’articles, discours au sein des sociétés populaires…
Quel rôle jouent-ils ?
Un grand discours de Robespierre est imprimé à 300 000
exemplaires. Les discours importants sont placardés dans les espaces
publics ou publiés dans les journaux. Des almanachs révolutionnaires
sont aussi diffusés, comme celui du député de Paris Collot d’Herbois.
L’analphabétisme étant massif, les journaux sont lus en public dans les
cafés. Cela permet des discussions collectives, pas comme aujourd’hui où
les gens sont individualisés devant leur écran d’ordinateur ou de télé.
Finalement, je crois que les gens étaient très bien informés, bien
mieux qu’aujourd’hui.
Cela n’a pas empêché des rumeurs de se propager…
L’historien François Furet a beaucoup insisté sur le
rôle des rumeurs, notamment celle des complots, internes ou de
l’étranger, provoquant une sorte de paranoïa. En fait, tous les complots
ont finalement eu lieu ! La fuite du roi, la trahison de La Fayette, la
coalition des monarchies européennes contre la République, des généraux
passés à l’ennemi…
Des mesures très répressives contre
la liberté d’opinion ont progressivement été instaurées, au prétexte de
protéger la révolution, ce qu’on a appelé la Terreur…
Savez-vous combien de personnes ont comparu devant le
grand tribunal révolutionnaire de Paris sur une année ? 4 000, avec 2
500 condamnations à mort. Soit un peu plus de 10 par jour. C’est
évidemment beaucoup. Mais penser que tout le monde est terrifié, ce
n’est pas la réalité. Il y a des départements où aucune exécution n’a
lieu. A Paris, la vie est joyeuse, les théâtres sont pleins. Nous sommes
loin du tableau que l’on a ensuite dressé de la Terreur. Ce qui est
terrible, ce sont la guerre civile en Vendée, la répression à Lyon et
dans la vallée du Rhône, à Marseille et Toulon, qui causent des dizaines
de milliers de morts. La guerre a tout fait basculer. Robespierre, que
l’on a accusé ensuite de vouloir instaurer une dictature, était contre
la guerre. Cependant, une fois qu’elle était déclarée, il fallait
absolument la gagner. En cas de défaite, ce n’était pas seulement un
bout de territoire que l’on perdait, c’était la Révolution.
Mais n’est-ce pas une dérive de
toute révolution – de 1789 à 1959 à Cuba en passant par 1917 en Russie –
de se dévorer elle-même ?
C’est l’une des questions les plus importante à
réfléchir : que fait-on après la révolution et comment traite-t-on ses
ennemis. Si on leur coupe la tête ou si on les jette en prison, c’est
l’échec assuré. A ma connaissance, il n’existe aucun travail théorique
sur le sujet : personne ne réfléchit sur ce qui se déroule après. C’est
l’une des raisons pour lesquelles il ne se passe rien aujourd’hui.
Personne n’a envie de sauter dans l’inconnu sans parachute ! Donc chacun
bricole.
S’il y a une volonté de changement aujourd’hui, voire un mouvement révolutionnaire, pourra-t-il être européen ?
Ce sera peut-être comme le printemps des peuples en
1848, déclenché par la révolution de février, à Paris, qui voit
l’avènement de la seconde République. Les dates de déclenchement des
insurrections qui ont suivi en Europe sont clairement liées au temps de
propagation des nouvelles : à Bruxelles en un jour, à Budapest en une
semaine. Un bouillonnement comme celui qui s’est produit en 1789 était
quelque chose de tout à fait improbable. Les blanchisseuses n’avaient
pas lu Rousseau ni Helvétius ! C’est dans l’élan, dans le mouvement, que
cela s’est produit. Que les femmes du peuple parisien prennent d’assaut
l’Hôtel de ville en octobre 1789 pour s’emparer des fusils et des
canons, puis qu’elles aillent chercher le roi à Versailles, nous paraît
aujourd’hui complètement invraisemblable. C’est une immense leçon
d’optimisme, avec le bémol de la guillotine.
Entretien avec Eric Hazan, recueilli par Ivan du Roy
Notes
[1] Eric Hazan a fondé les éditions La Fabrique et est l’auteur de « Une histoire de la Révolution française », 405 p, 22 euros.
[2] « Histoire socialiste de la Révolution française ».
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