Hessel - Morin : "Résistons à la tentation
réactionnaire !"
Stéphane Hessel et Edgar Morin : deux résistants,
deux tempéraments, deux figures phares de l'engagement. L'ancien diplomate et
le sociologue se sont rencontrés le 19 juillet 2011, au Théâtre des idées, le
cycle de rencontres intellectuelles du Festival d'Avignon. Vifs, graves, alertes et enjoués, ils ont donné ce
jour-là quelques raisons d'espérer, malgré la crise mondiale, quelques motifs
de croire en la politique en dépit de toutes les désillusions auxquelles nous a
conduit le règne des cyniques. En tontons flingueurs de la pensée, ils s'en
sont même pris aux nouvelles forces réactionnaires droitières comme aux
impasses d'un progressisme de reniement.
En France, c'était le crépuscule des années Sarkozy,
le moment où la volonté de récupérer la "politique de civilisation"
d'Edgar Morin par le président de la République s'était depuis longtemps noyée
dans le discours de Dakar en juillet 2007 sur "l'homme africain [qui]
n'est pas assez entré dans l'Histoire" ou celui de Grenoble de 2010 sur
les Roms et la déchéance de la nationalité. En Europe, les populistes extrémistes prospéraient. Dans le monde
entier, la crise financière ne cessait de projeter son ombre portée. Pour ces
deux amis qui s'étaient rencontrés à l'orée des années 1980, le temps de la
réaction s'installait. Régression politique, économique, mais aussi
idéologique. Car la bien-pensance avait changé de camp, et le lâchage sur les
immigrés ou les "assistés" cartonnait dans les écrits et sur les
écrans.
"INDIGNEZ-VOUS !"
Le succès du petit livre de Stéphane Hessel,
Indignez-vous ! (Indigène, 2010) était retentissant. Mais l'ancien déporté en connaissait bien les
limites et les critiques. Au sein même de son propre camp s'élevaient des
réserves sur ses appels incantatoires à la résistance et ses références
historiques prestigieuses mais datées. Formé à la philosophie auprès de Maurice
Merleau-Ponty, Stéphane Hessel savait que l'indignation, qui est, selon
Spinoza, "la haine que nous éprouvons pour celui qui fait du mal à un être
semblable à nous", peut-être aussi une "passion triste". Lui
l'envisageait comme un sursaut face à la résignation politique et la fatalité
sociale. Il voyait dans La Voie, l'ouvrage d'Edgar Morin qui reliait toutes les
réformes pratiques et théoriques, le chemin. D'où l'importance d'avancer aussi
par affects politiques, loin des grands discours programmatiques.
"Caminante no hay
camino, se hace el camino al andar", disait le poète Antonio Machado
qu'Edgar Morin aime à citer : "Toi qui marche, il n'y a pas de chemin. Le
chemin se fait en marchant." Vaincre la tyrannie des marchés et réformer
la pensée, telle était l'urgence de ces deux maîtres rêveurs. Dessiner une
France solidaire, forger une Europe politique, esquisser un monde moins
inégalitaire, tous ces chantiers restent d'actualité.
Stéphane Hessel tint à terminer cette rencontre par
une chanson anticolonialiste écrite avec sa femme Vitia, sur l'air de Il n'y a
pas d'amour heureux, le célèbre poème d'Aragon mis en musique par Georges
Brassens. Stéphane Hessel et Edgar Morin, qui publièrent ensemble Le
Chemin de l'espérance (Fayard, 2011), savaient pourtant bien qu'il y existait
aussi des amours heureux. Mais ce
jour-là, c'est l'amitié qui prenait le quart. Jeunes et vieux regardaient
éblouis ces papys qui avaient fait et faisaient encore de la résistance. Et qui
réactivèrent de concert le principe espérance.
Comment expliquez-vous le mouvement de repli
réactionnaire qui s'opère aujourd'hui, notamment en Occident ?
Edgar Morin : Cette tendance régressive est due au sentiment de perte d'avenir.
Nous avons longtemps vécu dans l'idée que le progrès était une loi historique.
Jusqu'à Mai 68, nous étions persuadés que la société industrielle développée
résoudrait la plupart des problèmes humains et sociaux.
Tandis que la Russie
soviétique et la Chine maoïste promettaient un avenir radieux, on s'imaginait
que le progrès allait s'emparer des pays anciennement colonisés pour y faire
advenir le développement économique et le socialisme arabe. Le futur s'est
effondré, laissant place à l'incertitude et à l'angoisse : aujourd'hui, nul ne
sait de quoi le lendemain sera fait.
Quand le présent est
incertain et angoissant, on a tendance à se recroqueviller sur le passé. Dans
cette situation, les partis qui représentaient la France républicaine de gauche
se sont progressivement vidés de leur substance.
Du communisme, il reste
l'étoile naine du Parti communiste français ; quant à la sociale-démocratie,
elle n'a pas su se régénérer pour répondre aux défis de la mondialisation. D'où
ce sentiment d'impuissance et de résignation face à la spéculation financière.
Par ailleurs, la dispersion de la connaissance, compartimentée entre experts de
différentes disciplines, nous empêche d'adopter une vision globale.
Stéphane Hessel : Entre les idéologies communiste et néolibérale, il s'agit de frayer
un passage à la vraie démocratie fondée sur la majorité populaire. Dans mon
livre Indignez-vous !, je rappelle le programme élaboré par le Conseil national
de la Résistance en France, dont certains points mériteraient d'être réactivés.
Face à la crise économique
qui nous menace aujourd'hui, il convient de revenir à ces valeurs démocratiques
et de faire face au souvenir de Vichy, du dreyfusisme, du versaillisme à la fin
de la guerre de 1870, à cette France réactionnaire qui ressurgit au gré des
crises.
La situation actuelle
n'est certes pas aussi tragique que dans les années 1930, mais le poids qui
pèse sur la France n'est pas moins lourd. Il ne nous vient plus d'une
occupation extérieure ni même du capitalisme français, mais de l'économie
mondiale et de son néolibéralisme effréné.
C'est un poids contre
lequel luttaient les syndicats et les mouvements de la Résistance, dans le
souci de revenir aux valeurs fondamentales de liberté, d'égalité et de
fraternité.
Aujourd'hui plus que
jamais, il nous faut renouer avec les valeurs promues par les résistants :
Sécurité sociale pour tous, résistance contre les féodalités économiques, école
pour tous, sans oublier la presse indépendante.
Edgar Morin : Le programme du Conseil national de la Résistance entendait réanimer
la République des années 1930, qui avait failli sous le poids des scandales et
de son incapacité à répondre à la crise économique ou à aider l'Espagne.
Aujourd'hui encore, il
s'agit de régénérer la démocratie en lui imprimant un caractère social. Il y a
toujours eu deux France mais, sous la IIIe République, le peuple avait le
dessus. La reconnaissance de l'innocence de Dreyfus, la séparation de l'Eglise
et de l'Etat, l'instauration de la laïcité étaient des victoires sur la France
de la réaction.
Il a fallu un désastre
sans précédent, que Charles Maurras appelait "la divine surprise",
pour que la deuxième France prenne le pouvoir. Cette deuxième France, qui s'est
manifestée dans ses caractères les plus xénophobes, s'est discréditée dans la
collaboration et désintégrée avec la Libération. D'où l'importance de régénérer
ce peuple républicain cultivé par les instituteurs laïques, par les partis qui
enseignaient la solidarité mondiale...
Les sécurités élémentaires de l'Etat-providence
sont aujourd'hui menacées par la compétitivité économique : les entreprises
dégraissent, imposent des rythmes de travail qui peuvent conduire à des
suicides... La régression peut prendre des formes multiples. Il faut désormais
prendre conscience du péril et chercher de nouvelles voies.
Stéphane Hessel : Certains disent qu'Indignez-vous !, c'est bien beau, mais cela ne
nous dit pas ce qu'il faut faire. Effectivement, ce petit texte de 30 pages n'est
que le prélude à une réflexion indispensable. Il faut commencer par nous
indigner pour ne pas nous laisser endormir.
Toute une génération
risque de se dire qu'on n'y peut rien : c'est à cela qu'il faut trouver une
réaction. Il ne suffit pas de savoir que ça va mal, il faut savoir comment
aller dans la bonne direction. C'est là que l'apport d'Edgar Morin, dans La
Voie, est précieux.
Il nous montre qu'il y a
des amorces de véritables marches en avant dans un certain nombre de domaines :
l'économie sociale et solidaire, par exemple, qui permet d'aller plus loin que
cette tyrannie du profit. Nous ne devons en aucun cas perdre confiance dans la
capacité d'aller de l'avant et de renouveler les aspirations légitimes des
résistants sous le régime de Vichy et l'occupation allemande.
D'où vous vient cet optimisme, vous qui avez
traversé un tragique XXe siècle ?
Stéphane Hessel : Edgar Morin et moi-même avons une longue vie derrière nous ; nous
avons été témoins de situations qui paraissaient insolubles, comme l'Occupation,
la Chine de Mao, la Russie de Staline, la décolonisation. Il faut avoir
confiance et patience : les problèmes ne sont pas plus graves aujourd'hui
qu'ils l'étaient dans notre jeunesse et, l'expérience l'a montré, ils ne sont
pas insurmontables.
Cela me rappelle une
discussion que j'ai eue avec le philosophe Walter Benjamin (1892-1940), grand
ami de mon père, notamment traducteur de Proust en allemand. C'était à
Marseille, en août 1940, avant qu'il cherche à rejoindre l'Espagne et se donne
la mort dans la petite ville de Port-Bou, dans les Pyrénées. J'avais 23 ans et,
lui, 48.
"Nous sommes dans le
nadir de la démocratie, m'a-t-il dit. Avec la victoire d'Hitler, nous sommes au
point le plus bas où elle peut tomber." Je me souviens lui avoir répondu :
"Mais non, croyez-moi, nous allons trouver les voies de la résistance.
D'ailleurs j'essaye de rejoindre le général de Gaulle, à Londres"...
Edgar Morin : Nous avons su garder nos aspirations d'adolescents, même si, en ce
qui me concerne, j'ai perdu quelques illusions. Nous sommes animés par le souci
permanent du destin de l'humanité.
Lors de ma première
rencontre avec Philippe Dechartre, l'un des responsables du mouvement de
résistance auquel j'ai appartenu, il m'a demandé : "Qu'est-ce qui te
motive, toi ?" Je lui ai répondu que c'était, bien sûr, la libération de
la France, mais surtout mon désir de participer à la lutte de l'humanité pour
son émancipation. Ce souci du destin humain est resté le mien.
De même que nous avons
lutté contre le nazisme, nous entendons résister à toute forme de barbarie, et
surtout à cette barbarie froide et glacée que les philosophes allemands Theodor
Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) appelaient la raison
instrumentale, c'est-à-dire une rationalité destructrice fondée sur le calcul,
où la raison est un moyen et non une fin.
Nous avons le sentiment
que le monde court à la catastrophe. Nous sommes confrontés à une série de
crises économiques et écologiques. Mais mille initiatives naissent de par le
monde, comme ce fut le cas pendant la Résistance. Voilà ce qui a maintenu mon
optimisme.
Stéphane Hessel : La métamorphose que propose Edgar Morin est à la portée de toute
société à condition qu'elle développe une immunologie à l'égard de ce qui
l'entoure : au lieu de mettre les Roms à la porte, qu'on les aide à trouver
leur place dans la société.
Au lieu d'enlever la
nationalité à celui qui est né à l'étranger, qu'on l'accueille pour lui donner
la possibilité d'être un Français même encore plus dynamique que ses camarades.
Voilà le changement d'orientation par lequel la société peut devenir autre ! Il
ne faut jamais penser que l'horizon est bouché. Aucune des situations que nous
avons traversées avec Edgar Morin n'est restée bloquée.
Pensez-vous que des institutions comme l'ONU sont
des leviers pour inventer une autre voie et lutter contre ces périls ?
Stéphane Hessel : Nous avons la chance de disposer d'une institution mondiale qui n'a
pas seulement pour objectif de mettre un terme aux conflits mais de promouvoir
les ressources de l'humanité et de respecter les libertés fondamentales.
En réalité, ce ne sont pas
les peuples qui y siègent, mais les Etats souverains. Faire travailler les
Etats ensemble s'est avéré beaucoup plus difficile que nous le croyions à
l'époque où les Nations unies ont été créées.
Nous sommes dans une phase
où les oligarchies économiques et financières dominent les Etats qui ne peuvent
se sortir individuellement de ces oppressions. Pourraient-ils en sortir
collectivement ? Oui, sans doute, l'Union européenne pourrait le faire.
A l'heure actuelle, il est
vain de compter seulement sur les gouvernements pour prendre des mesures qui
permettraient le redressement de l'économie mondiale. L'article 71 de la charte
des Nations unies évoque la possibilité pour les organisations non
gouvernementales d'être consultées par les instances mondiales.
Nous avons besoin d'ONG
plus nombreuses et plus solides, capables de faire pression sur les instances
internationales pour les empêcher de subir la dictature des oligarchies financières.
Edgar Morin : A mon sens,
il faut maintenir la mondialisation dans le sens où elle établit la solidarité
des peuples, mais il faut aussi préserver le local et le régional contre
l'emprise des multinationales.
Dans certains pays
d'Afrique, des multinationales achètent aux gouvernements d'immenses quantités
de terre dont on dépossède les paysans pour y faire de l'agriculture intensive
d'exportation, provoquant ainsi de nouvelles famines. Toute nation doit avoir
son autonomie vivrière. C'est aux Etats, à l'opinion et aux citoyens de
l'imposer.
La crise de la notion prométhéenne de progrès s'est
accentuée avec des catastrophes écologiques comme celle de Fukushima. Le monde
occidental peut-il envisager un autre chemin que celui de la raison instrumentale
?
Edgar Morin : Quand un système n'est pas capable de résoudre les problèmes qui le
menacent, soit il se désintègre, soit il s'enfonce dans la barbarie, soit il
parvient à opérer une métamorphose.
Les catastrophes de
Hiroshima et Nagasaki ont marqué la fin de l'Histoire, non pas au sens où
l'entendait le politologue américain Françis Fukuyama, pour qui la démocratie
libérale marquait un aboutissement de l'Histoire, mais au sens où tout est à
réinventer.
C'est là que le principe
de métamorphose prend toute sa pertinence. La mondialisation est à la fois la
pire et la meilleure des choses. En quoi est-ce la meilleure ? Elle a fait
apparaître une communauté de destins pour une humanité confrontée aux mêmes
problèmes fondamentaux, qu'ils soient écologiques, sociaux, politiques ou
autres.
Ainsi, nous ne pourrons
arriver aux changements que souhaite Stéphane Hessel sur le plan de la
gouvernance mondiale qu'en développant un sentiment d'appartenance à la
communauté, à ce que j'appelle la "terre patrie".
Ce mot de patrie est très
important ; il fonde la communauté de destins sur une filiation partagée. La
"terre patrie" ne signifie pas qu'il faille dissoudre les communautés
nationales et ethniques : l'humanité a besoin de préserver sa diversité en produisant
son unité.
Il est vital de créer une
instance capable de décider des problèmes écologiques, d'anéantir les armes de
destruction massive et de réguler l'économie de façon à juguler la spéculation
financière.
Quelles sont les mesures concrètes qui
permettraient de s'engager sur une nouvelle voie ?
Stéphane Hessel : Enumérer une succession de mesures phares n'est pas une solution au
vu de la complexité et de l'interdépendance de tous ces problèmes. A la base de
tout, il faut une réforme de la pensée, une réforme du vivre et de l'éducation.
Si l'on veut aller vers
une métamorphose, il faut travailler sur tous les fronts à la fois.
Edgar Morin : Une autre politique économique est possible. Elle ne passe pas
seulement par le développement d'une économie verte, mais par de grands travaux
de revitalisation des campagnes, de dépollution et de réhumanisation des
villes...
Par ailleurs, dans les
marges, on voit déjà se mettre en place une économie sociale et solidaire, avec
des banques qui permettent l'épargne, des monnaies locales, des microcrédits.
Le commerce équitable et l'agriculture biologique suppriment les intermédiaires
prédateurs et refoulent l'agriculture industrielle, polluante et destructrice
des sols.
Il convient de recréer une
alimentation de proximité qui nous donnerait une autonomie vivrière,
indispensable en cas de crise ou de désastre. Autant de mesures qui montrent
qu'au-delà des chiffres de la croissance, une autre politique est possible.
Aujourd'hui, les
adolescents des banlieues sont livrés à l'économie des trafics et à la
délinquance à laquelle on ne veut répondre que par une répression accrue, alors
que nous savons que les prisons sont des couveuses de criminalité.
Dans des favelas de Rio,
un investisseur a ouvert une maison où les jeunes peuvent apprendre à lire, à
écrire, pratiquer des activités sportives ou artistiques : quand ces enfants
des bidonvilles sont reconnus dans leur intégrité, la délinquance baisse. Mille
exemples montrent qu'on peut trouver des solutions.
Votre programme serait ainsi une synthèse des trois
gauches, la gauche libertaire, la gauche socialiste et la gauche communiste ?
Edgar Morin : Le libertarisme se focalise sur l'individu, le socialisme vise à ce
que la société soit meilleure et le communisme insiste sur le commun. La gauche
ne peut se régénérer qu'en reliant ces trois sources. Je souhaite que les
partis se décomposent et se recomposent en une nouvelle formule.
La perte de confiance dans
les élites peut se traduire par un vote d'extrême droite ou par l'abstention,
mais elle peut également susciter des mouvements libertaires qui expriment des
aspirations profondes. Comme nous l'avons vu récemment dans les révolutions du
monde arabe, il nous manque une force organisatrice dotée d'une pensée
politique capable de donner un sens à l'action.
On peut se révolter,
aspirer à une autre vie démocratique mais, une fois que cette inspiration s'est
manifestée, ces mouvements se déchirent. Il importe avant tout d'élaborer une
pensée politique fondée sur un diagnostic de la situation.
Croyez-vous encore que ces partis traditionnels
peuvent porter les réformes que vous appelez de vos voeux ?
Stéphane Hessel : Oui, et même tels qu'ils sont. Que faut-il essayer d'obtenir ?
L'élection d'un président de gauche soutenu par les trois composantes citées.
La constitution d'une vraie gauche au Parlement européen est primordiale. Il ne
faut surtout pas se dire "je ne vote plus car les partis sont
décevants" : tous les partis sont décevants, mais nous avons besoin d'un
gouvernement.
Nous manquons d'inventivité
politique. Les gens votent pour des partis sans en comprendre exactement le
fonctionnement. En France, le nombre de syndiqués est minime par rapport à
d'autres pays. Nous ne vivons pas véritablement dans une démocratie. L'élection
d'un président de la République au suffrage universel est contraire au
fonctionnement d'une démocratie parlementaire.
Il faut viser une nouvelle
constitution fondée sur la décentralisation et une plus grande participation
des forces intermédiaires. Il reste du travail à faire, mais il n'est pas
insurmontable : il y a un désir latent de sortir du seul système des vieux
partis politiques français.
Il faut nous mettre à
l'écoute de la volonté populaire qui appelle un changement radical du
fonctionnement de la démocratie.
Edgar Morin, vous souhaitez nous faire partager des
strophes méconnues de "La Marseillaise". Et vous, Stéphane Hessel,
nous faire découvrir un poème écrit avec votre femme et qui porte le titre de
"Il n'y a plus de 14-Juillet".
Edgar Morin : Oui, il s'agit des 11e et 12e strophes de La Marseillaise qui sont
pratiquement inconnues alors qu'elles portent le mieux le grand message de
1789. Dans ces strophes, le chant allie le sentiment patriotique à
l'universalisme le plus grandiose, qu'on en juge :
"La France que l'Europe
admire a reconquis la liberté/Et chaque citoyen respire sous les lois de
l'égalité/sous les lois de l'égalité !/Un jour son image chérie s'étendra sur
tout l'univers/Peuples ! Vous briserez vos fers et vous aurez une patrie. Aux
armes, citoyens ! "
Stéphane Hessel : Au moment où nous en voulions encore au général de Gaulle de ne pas
avoir mis fin plus rapidement à la colonisation, nous écrivions, ma femme Vitia
et moi, un petit texte dont je vous dirai simplement les deux dernières
strophes que nous chantions sur l'air de Il n'y a pas d'amour heureux :
"Où sont passées,
Paris, tes passions populaires, le bruit de tes pavés faisait trembler les rois
et l'Histoire s'avançait au rythme de tes pas et quand, seul contre tous tu
chantais "ça ira", ça en faisait du bruit au-delà des frontières, ça
c'était le 14-Juillet. Maintenant que tu t'es rangé, ces mots qui
t'enflammèrent, on les retrouve encore sur tes vieux monuments mais ceux qui
meurent pour ça à Bône et à Oran, ce sont des fellagas, ce sont des musulmans.
Tes filles dansent avec ceux qui les pacifièrent, on appelle ça le
14-Juillet."
C'était sévère, mais
peut-être juste.
Propos recueillis par Nicolas Truong
Edgar Morin
Né à Paris, le 8 juillet
1921, Edgar Nahoum, enfant unique de Vidal et Luna Nahoum, juifs séfarades
originaires de Salonique émigrés à Ménilmontant, perd sa mère à l'âge de 10
ans. Combattant volontaire de la Résistance, lieutenant des Forces françaises
combattantes (1942-1944), membre du Parti communiste dont il est exclu en 1951,
Edgar Morin est directeur de recherches émérite au CNRS, président de l'Agence
européenne pour la culture (Unesco) et de l'Association pour la pensée
complexe. Il se consacre depuis vingt ans à la recherche d'une méthode apte à
relever le défi de la complexité qui s'impose à la connaissance scientifique et
à nos problèmes humains, sociaux, politiques (La Méthode, Seuil, 2007). Il a
effectué d'importantes recherches en sociologie contemporaine et s'est efforcé
de concevoir la complexité anthropo-sociale en y incluant les dimensions
biologiques et imaginaires. Un hors série du Monde, "Edgar Morin, le
philosophe indiscipliné", lui a été consacré. Il vient de publier Mon
Paris, ma mémoire (Fayard, 270 p. 19 €) après La Voie (2012, Fayard/Pluriel),
Pour l'avenir de l'humanité (Fayard, 2011) et Mes philosophes (Germina, 2011).
Stéphane Hessel
Naît le 20 octobre 1917 à
Berlin. Son père, Franz Hessel, essayiste, ami de Walter Benjamin et traducteur
de Proust, appartient à l'intelligentsia de la République de Weimar. Sa mère,
Helen Grund, a inspiré le roman Jules et Jim d'Henri-Pierre Roché, adapté au
cinéma par François Truffaut (1962). Elevé dès le début des années 1920 en
France, Stéphane Hessel intègre l'Ecole normale supérieure en 1937 et fait des
études de philosophie.
Après la débâcle de 1940,
il est proche de l'Américain Varian Fry qui s'efforce alors de faire sortir les
intellectuels allemands menacés de la France occupée, puis gagne Londres où il
travaille pour le Bureau central de renseignements et d'action. Arrêté au cours
d'une mission en 1944, il est déporté à Buchenwald, Dora puis Bergen-Belsen et
ne retrouve Paris qu'en mai 1945. Devenu diplomate, il assiste à la naissance
de l'ONU. Il y sera chef de la délégation française à partir de 1977 et élevé à
la dignité d'ambassadeur de France en 1981.
Infatigable signataire de
pétitions en faveur des causes qui lui tenaient à coeur, la lutte contre la
pauvreté, la défense des Palestiniens ou celle des objectifs du Conseil
national de la Résistance. Ce proche de Michel Rocard et amateur de poésie
s'est engagé jusqu'à la fin de son existence à travers son texte Indignez-vous
! (Indigène, 2010), dont le retentissement fut mondial. Il est mort le 27
février à Paris.
Nicolas Truong
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