Les femmes, grandes perdantes de la réforme du marché du travail
Vraiment ? Premier problème : de nombreuses possibilités de dérogation accompagnent ce seuil théorique des 24 heures. Pour signer un contrat en deçà du seuil minimum fixé par la loi, il suffit par exemple que le salarié en fasse la demande « écrite et motivée ». « Compte tenu à la fois de la faible connaissance qu’ont habituellement les salariés de leurs droits et de la contrainte extrêmement forte que le chômage de masse fait peser sur eux, gageons que leur demande ne sera pas difficile à obtenir ! », lâche l’inspecteur du travail Denis Auribault, membre de la fondation Copernic, un « think-tank » de gauche opposé à l’accord. En clair : acceptez de travailler moins de 24h sinon… « Les possibilités de déroger à ce seuil seront strictement encadrées » , assure Marie-Andrée Seguin. Comment ? « Une partie des réponses se feront dans les négociations de branche », affirme la responsable CFDT. Qui avertit cependant : « Il faudra, évidemment, bien verrouiller ces négociations. » Comme celles qui ont abouti à l’accord du 11 janvier, discuté sur la base du projet élaboré par le Medef ?
L’égalité professionnelle aux oubliettes
Du côté de la CGT, qui n’a pas signé l’Ani, on ne partage évidemment pas l’optimisme de la CFDT.« Nous avons de mauvaises expériences avec ce type de dispositif. Les négociations de branches peuvent aboutir à des dispositions moins favorables pour les salariés que celles du code du travail », estime Ghislaine Richard, membre de la direction nationale de la CGT. Idem à l’Union syndicale Solidaires.« Il faut encadrer les pratiques. Nous ne nous faisons aucune illusion sur ce qui va se faire si l’accord est validé tel quel par le texte de loi », ajoute Catherine Lebrun, porte-parole de Solidaires.
La persistance des innombrables inégalités professionnelles entre hommes et femmes donnent malheureusement raison à ce pessimisme. Les négociations entre patronat et syndicats sur le sujet s’éternisent depuis plus de 10 ans. Avec les résultats que l’on sait : en 2008, les écarts salariaux moyens entre hommes et femmes sont de 23,6 % dans le secteur privé et de 17 % dans la fonction publique d’État. Ce thème importe tellement aux partenaires sociaux qu’il n’était même pas mentionné dans les négociations qui ont abouti à l’Ani ! « On parle pourtant d’un accord sur la sécurisation de l’emploi ! Sachant que la précarité touche l’emploi des femmes de manière structurelle. Leur taux de chômage est plus élevé, elles sont plus souvent en CDD – 10,8 % contre 6,5 % pour les hommes – et elles représentent 80 % des salariés à temps partiel, souvent imposé, dans des secteurs où elles sont très souvent payées au Smic », signale Christiane Marty, membre d’Attac et de la fondation Copernic.
Temps partiels : les femmes d’abord
Dans plusieurs secteurs, la part des femmes dans les emplois à temps partiel dépasse les 80 % : dans la grande distribution, l’éducation, la santé et l’action sociale, dans le nettoyage et les activités immobilières… Jusqu’à 93 % dans les activités financières. « Cette forme d’emploi a explosé en 30 ans, remarque Denis Auribault. Il est passé de 8 % de l’emploi total à plus de 18 % aujourd’hui. C’est un concentré des inégalités dont pâtissent les femmes dans la société en général. » Car travailler à temps partiel signifie souvent être soumis à des horaires variables et irréguliers, quelques heures le matin puis quelques heures l’après-midi ou le soir, le samedi ou le dimanche, avec des temps de transports importants, non décomptés dans le temps de travail.
« 70 % des salariés à temps partiels sont ouvriers ou employés », précise l’inspecteur du travail. Cela implique des salaires peu élevés – 11,20 euros de l’heure en moyenne contre 14,8 pour les temps plein –, un faible accès aux droits sociaux (assurance chômage, assurance maladie et formation) –, des carrières compliquées et par voie de conséquence de faibles retraites. En janvier dernier, au moment même où était signé l’accord inter-professionnel, le conseil économique et social européen publiait une étude [1] s’alarmant de la précarisation croissante des femmes qui travaillent.
Disponible toute la journée, payée à mi-temps
Dans le secteur du ménage ou de l’aide à la personne, des milliers de salariées travaillent tôt le matin et tard le soir, sans possibilité de rentrer chez elles entre temps, à cause de temps de trajets trop longs. Résultat ? « Bien souvent, elles se retrouvent avec des amplitudes horaires dépassant celles de salariées à temps plein, mais elles sont payées à mi-temps ! », s’insurge Christiane Marty. L’Ani promettait de limiter ces amplitudes et ces temps « perdus ». Ainsi, un salarié peut consentir à travailler en deçà de 24 heures à condition que, de son côté, l’employeur organise « le travail de façon à regrouper les horaires sur des journées ou demi-journées régulières ou complètes ». Mais ni le texte de l’Ani, ni le projet de loi ne mentionnent les petites coupures qui hachent les journée de travail de nombreuses femmes à temps partiel. Depuis 2000, ces pauses ne doivent pas durer plus de deux heures. « Mais nous savons que cette durée maximale n’est pas respectée », souligne Ghislaine Richard, de la CGT.
« Ces dispositions sur le temps partiel s’inscrivent de ce point de vue pleinement dans le déséquilibre général qu’organise l’ANI : quelques avancées conditionnelles, très partielles et truffées de limites et de dérogations octroyées aux salariés (dont la mise en oeuvre n’est pas immédiate mais reportée de plusieurs mois ou années) contre de vrais nouveaux pouvoirs et droits d’application immédiate concédés au patronat." », estime Denis Auribault. Des améliorations étaient pourtant possibles. « Ce ne sont pas les femmes qui ont demandé à travailler à temps partiel », précise Christiane Marty.« A partir des années 80 et jusqu’en 2003, on a développé le temps partiel à coups de mesures politiques, principalement des allègements de cotisations sociales. Il est tout à fait possible de faire marche arrière et d’empêcher les temps partiels subis, avec des systèmes de surcotisations par exemple. »
Autre souci : les avenants temporaires. Condamnée à plusieurs reprises par la justice et l’inspection du travail, la pratique des « avenants temporaires », ou « compléments d’heures », permet aux employeurs d’augmenter temporairement le temps de travail de leurs salariés avant de le ramener à la durée initiale du contrat, voire moins… Les secteurs du nettoyage, de la grande distribution et des services à la personne en sont friands. Cela permet d’adapter la durée du travail aux aléas de l’activité de l’entreprise, sans payer le tarif des heures complémentaires. « Elle permet d’éviter de s’engager sur une durée de travail "trop élevée" et sa rémunération, contractuellement due », résume Denis Auribault. Oubliées aussi les éventuelles demandes de requalification du contrat à temps partiel en temps plein. Sur le paiement des heures complémentaires, le Medef est aussi parvenu à rogner quelques assouplissements. Un système de calcul découpe les tarifs de ces heures complémentaires en diverses tranches. Les premières heures sont mieux payées qu’avant. Les suivantes, moins bien. L’addition finale étant défavorable au salarié.
Vous avez dit « démocratie sociale » ?
« Les limites posées par l’accord sont très souples. Il y a beaucoup d’inconnues », s’inquiète Ghislaine Richard. Reste un petit espoir du côté de la négociation qui vient de s’ouvrir sur la qualité de vie au travail. « L’égalité professionnelle y sera abordée », assure Marie-Andrée Seguin de la CFDT. « Dans le cadre de l’organisation du travail, on pourra un peu mieux cadrer la question des coupures de journées de travail », glisse Ghislaine Richard. Ou éviter aux femmes qui travaillent à temps partiel de travailler tous les jours, par exemple. « Mais le fait de devoir négocier des accords de branche sur la base de deux textes différents va compliquer la tâche des négociateurs », regrette-t-elle. Et augmenter d’autant l’inertie propre à ce genre de moments.
« Il ne faut pas transcrire l’Ani tel quel dans la loi. Et le texte doit être débattu en séance plénière à l’Assemblée nationale et pas en procédure accélérée comme c’est actuellement prévu », estime Catherine Lebrun, de Solidaires. La procédure accélérée empêche les débats – publics – ayant lieu dans l’hémicycle. Et implique un seul aller-retour entre le Sénat et l’Assemblée. « L’appel des cent pour une nouvelle démocratie sociale » (publié dans le Journal du Dimanche) laisse peu d’espoir quant à la volonté de contestation des parlementaires. Signé par cent élus socialistes, le texte annonce une loi qui reprendra les conclusions de l’Ani, telles quelles. « Notre pouvoir, c’est d’abord celui de respecter la voie choisie par les partenaires sociaux en transcrivant dans la loi, sans en modifier l’équilibre, l’accord qu’ils ont conclu », écrivent-ils. En matière de démocratie sociale, on fait mieux : les trois syndicats qui ont signé l’Ani (CFDT, CGC, CFTC) ne représentent même pas 50 % des voix aux élections prud’homales. Et c’est oublier les promesses de construction de l’égalité professionnelle, qui faisaient partie des 40 engagements de François Hollande en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Nolwenn Weiler
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