Comment guérir de notre dépendance à la croissance ?
Phénomène relativement
nouveau, la permanence de la croissance économique peut être datée à la fin de
la seconde guerre mondiale. John R. Hicks, Prix
Nobeld'économie en 1972, notait dans un article paru en 1966 ("Growth and Anti-Growth", Oxford
Economic Papers 18-3)
: "Il n'est en aucune façon nécessaire que les sciences économiques visent la croissance. Je me souviens
personnellement d'une époque où elles n'étaient absolument pas orientées vers
la croissance. Je me revois suivre un cours de principes [économiques]... en 1926-1927. Il n'était en rien question
d'indice de croissance élevé. La stabilité de la majorité des secteurs
économiques suffisait à nous satisfaire."
Un
historien suisse, Christian Pfister, date la croissance
des pays occidentaux des années 1950 et l'appelle "syndrome des années 1950" ("Das
1950er Syndrom. Die Epochenschwelle
der Mensch-Umwelt-Beziehung zwischen Industriegesellschaft und
Konsumgesellschaft", GAIA 3-2, 1994).
Selon lui, les principaux
ressorts de ce syndrome ont été le pétrole bon marché, le besoin de
reconstruction suivant la seconde guerre mondiale et le modèle "d'une
société fordiste de consommation" qui s'est développé avant-guerre aux
Etats-Unis pour être adopté après-guerre par les pays occidentaux. Depuis, les
indices de croissance ont constamment décru sans que ce phénomène n'ait été
pris en considération.
Simultanément, il devient
évident que la croissance économique n'est plus la solution à nos défis majeurs
tant en matière sociétale qu'économique.
L'Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE) et la Commission sur la
mesure de la performance économique et du progrès social établis, sous la houlette du
Prix Nobel Joseph Stiglitz, par l'ex-président Sarkozy, témoignent de ce que le
produit intérieur brut échoue à mesure
le bien-être, comme il est évident que la croissance interfère négativement
avec le bien-être dans les pays
riches.
RÉDUCTION
DE LA FRACTURE SOCIALE
De plus, dans la majorité
des pays membres de l'OCDE, les écarts de revenus ont augmenté au cours des
trente dernières années. Cela a amené les trois principales organisations
économiques internationales, l'OCDE, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale à plaider en faveur d'une réduction de la
fracture sociale.
Dans le même temps, le
taux de chômage a constamment crû depuis les années 1970 et la proportion des
jeunes (15-24 ans) chômeurs est de 20 % à 50 % dans bien des pays membres de
l'OCDE.
Enfin, la dette publique
est montée en flèche, amenant divers pays à la limite de la banqueroute. Les
problèmes environnementaux empirent, mettant en péril la vie des hommes ainsi
que celle d'autres espèces.
Tout porte à croire que ces problèmes sont aggravés par la
croissance économique et les politiques la mettant en oeuvre, et que la crise
économique, financière et budgétaire à laquelle nous sommes confrontés trouve
sa source dans la croissance visée par nos sociétés
et nos économies.
Malgré cela, politiciens,
économistes et représentants du monde des affaires continuent à aspirer à la croissance économique. Cela est
renforcé par les médias. En particulier, face à la crise actuelle, la reprise
de la croissance est considérée comme le but principal.
LES
OPINIONS DIVERGENT
La croissance est supposée remplir par le biais de l'impôt les caisses
publiques, et rassurer agences de notation et marchés financiers. Elle devrait permettre de réduire le taux de chômage,
d'accroître les revenus des ménages et donc destimuler la demande de biens.
Mais les opinions
relatives aux façons de stimuler cette croissance lorsque les caisses
sont vides divergent, si tous s'accordent cependant sur le fait d'amener la croissance à un niveau suffisant
pour régler les problèmes évoqués plus haut. Les voix mettant en question la
validité de cette hypothèse sont difficilement audibles voire ignorées au
profit d'une exaltation des taux de croissance des pays émergents montrés comme
modèles.
Qu'est-ce qui rend si
forte cette fixation sur la croissance économique, et pourquoi nous y
accrochons-nous ainsi ?
La réponse tient au fait
que l'aide sociale, les entreprises, le secteur bancaire et financier,
les marchés, l'industrie des
biens de consommation et les individus sont réglés sur l'hypothèse d'une
croissance constante. Et pour stimuler celle-ci, un large éventail de
politiques, incluant les systèmes fiscaux, a été conçu.
Mais ces institutions et
ces politiques ont été façonnées à une époque de croissance économique soutenue
et de croyance en sa perpétuité. Aussi suffit-il que la croissance marque le
pas, voire tende vers zéro, pour qu'elles plongent dans une crise existentielle
débouchant sur le désordre politique et social.
CROISSANCE
DU CHÔMAGE ET DIMINUTION DES REVENUS
Considérons
l'assurance-vieillesse. Si les fonds de pension ont des difficultés à dégager
un profit suffisant du fait du ralentissement de la croissance, les pensionnés
deviennent très nerveux. L'industrie des biens de consommation offre un autre
exemple : lorsque la sécurité de l'emploi diminue,
les gens réduisent leur consommation.
Il s'ensuit que l'activité
de ce secteur industriel ralentit, entraînant une croissance du chômage qui se
conjugue avec la diminution des revenus, etc. Bref, une situation que chaque
politicien cherchera à éviter.
Mais cette addiction du
système à la croissance économique ne suffit pas à expliquer pourquoi celle-ci est si ardemment
recherchée. Qu'est-ce qui nous empêche de prendre des mesures pour nous débarrasser de
notre addiction à la croissance ?
L'explication de John W.
Kingdon concernant l'action politique (Agendas,
Alternatives, and Public Policies, Longman Classi Editions, New York, 2002) pourrait être ici
pertinente : pour que les politiques changent, il faut une conjonction entre la
"notoriété publique" de la nécessité de changement et l'existence de
solutions au problème rencontré.
Or les solutions font ici
défaut. Cela peut aussi être la raison pour laquelle les problèmes liés tant à
la croissance qu'à la dépendance à la croissance font l'objet d'un tel
déni. Aussi longtemps que politiciens et société ignoreront comment restructurer nos économies et notre protection
sociale pour dépasser notre addiction à la croissance, nous ne devons pas nous attendre à un abandon du paradigme de la
croissance.
Ainsi, le défi est d'identifier les approches existantes qui nous
permettraient de nous débarrasser de cette dépendance à la croissance, de
développer des concepts nous permettant de restructurer ces systèmes et de les mettre en oeuvre. Un regard attentif porté
sur les secteurs et les institutions, jusqu'ici dépendants d'une croissance
perpétuelle, révèle qu'y existent déjà réflexions et expériences tournées vers
les réformes.
ENLEVER
AUX BANQUES D'AFFAIRES LA FACULTÉ DE CRÉER DE L'ARGENT
Par exemple, des années de
discussions ont balisé dans le secteur de la santé des pistes permettant de viser la réduction des dépenses sans compromettre la qualité des soins. Nous pouvons
aussi nous appuyer sur les expériences réalisées par des
coopératives ou des fondations promues au rang d'entités légales dans le monde
de l'entreprise et, en tant que telles, bien moins soumises à la nécessité de
croissance que les entreprises cotées en Bourse.
On débat également de la
possibilité d'enlever aux banques
d'affaires la faculté de créer de l'argent, en remettant ce monopole dans les
mains des banques centrales, et de permettre ainsi un meilleur contrôle de
l'expansion de la masse monétaire.
Nous avons aussi une
solide expérience en matière de réduction du temps de travail qui pourrait être
utilisée pour une meilleure répartition des emplois. Des pays comme l'Allemagne,
l'Autriche ou la Suisse ont
démontré qu'un système étendu d'apprentissage permet de minorer significativement le chômage des
jeunes.
Nous savons aussi qu'une
réforme écologique de l'impôt
permettrait de faire peser celui-ci sur les ressources naturelles au lieu de grever le coût du travail, et permettrait d'augmenter le nombre d'emplois.
Il n'est donc pas
indispensable de réinventer la roue, même si la créativité, l'inventivité et la
disposition au changement sont nécessaires. Le passage à la post-croissance est
inévitable ; il serait préférable d'y arriver,
comme le pointe l'économiste canadien Peter
Victor, par la voie du dessein plutôt que par celle du désastre.
Irmi
Seidl et Angelika Zahrnt, économistes
Irmi Seidl et Angelika Zahrnt
Irmi Seidl est économiste à l'Institut fédéral de
recherches WSL de Zurich (Suisse).
Angelika Zahrnt est économiste, membre du Conseil
allemand pour le développement durable.
La version française de
cet article a été établie par Alain Koiran.
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