La finance dérégulée à l’assaut de la
nature
A l'heure où les
marchés financiers cherchent de nouvelles « valeurs refuges » après
avoir épuisé celles qui l’étaient jusque-là (bulles informatique de 2001 et
immobilière de 2008), les ressources naturelles représentent une véritable
aubaine. Un nouveau marché de la biodiversité émerge aujourd’hui rapidement,
avec la bénédiction des Etats et des institutions internationales qui ne savent
plus rien opposer à la logique destructrice de la finance dérégulée.
Une comptabilité dangereuse qui financiarise le
Bien commun
Depuis le milieu des
années 2000, le marché de la biodiversité s’est institué à vive
allure sur le modèle du marché carbone, avec notamment la publication en 2008
du Rapport TEEB (sur « l’économie des écosystèmes et de la
biodiversité »), commandé par les ministères de l’environnement du G8, et
dirigé par un banquier de la Deutsche Bank, Pavan Sukhdev. Ce rapport a stimulé
le lancement en octobre 2010 du partenariat piloté par la Banque mondiale baptisé
« WAVES », qui vise à « promouvoir le développement durable en
garantissant l’intégration de la valeur des ressources naturelles dans les
comptabilités nationales utilisées pour mesurer et planifier la croissance
économique ».
Pour Achim Steiner,
directeur exécutif du PNUE, « s’il se trouve, dans votre économie, quelque
chose que vous ne valorisez pas, cette chose n’a aucune valeur par essence
». Pour mettre un terme à ce « vide de valeur » qui affecte les
ressources naturelles, l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire,
commandée par l’ONU en 2005, recense quatre principaux types de services
découlant des écosystèmes, appelés « services écologiques » : les
services d’approvisionnement (comme la fourniture de bois, d’eau ou de
ressources halieutiques), les services de régulation (du climat, maîtrise des
crues…), les services culturels (usages récréatifs, valeurs spirituelles des
paysages…) et les services de soutien, prodigués par les grands cycles naturels
dont dépendent les trois autres, comme le cycle des nutriments ou la
photosynthèse. Ces services concernent directement ce que la nature,
par essence, prodigue aux êtres vivants pour leur survie, comme l’eau,
l’air, la possibilité de vivre dans des conditions géophysiques tenables (pluie
suffisante, qualité de l’air, fertilité du sol..), autant d’éléments que les
régimes démocratiques considèrent comme relevant du Bien commun.
Or, le sommet de Rio de
juin 2012 a consacré les principes de cette « économie verte » qui
encourage la financiarisation des biens communs naturels. Il n’est pas étonnant
d’apprendre que le document officiel issu des négociations de Rio+20 a été
préparé en amont par un partenariat réunissant l’ONU, la Chambre internationale
du commerce et de l’industrie, et le Conseil mondial des affaires pour le
développement durable (WBCSD en anglais)- qui regroupe les plus grandes
mutinationales, dont General Motors, DuPont, Coca-Cola et Shell1.
Selon le WBCSD : « Aujourd’hui, le marché de la compensation de la
biodiversité, voué à une croissance rapide, vaut minimum 3 milliards de dollars
US »2.
Une nouvelle profession est d’ailleurs née avec les « gestionnaires de
certificats commerciaux de préservation », les nouveaux traders de la
biodiversité. Pour faciliter la tâche des marchés financiers, plusieurs pays
sont en train de créer les bases légales du PSE (« paiement pour services
écologiques »), tandis que l’ONU montre l’exemple par l’adoption récente
de son Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE).
La logique des marchés de compensation :
Créer de la valeur en continuant à détruire.
La finance dérégulée
actuelle est devenue une force de destruction massive, comme en témoigne la
disparition de pans entiers du tissu industriel qui ont pourtant une
utilité dans l’économie réelle. Avec la recherche de la « rareté
lucrative » - un bien devenant rare prend de la valeur –, la
destruction qui raréfie devient utile : le pilonnage de milliers de
livres sortis du réseau de distribution marchand ou la destruction de tonnes
d’invendus alimentaires par exemple, permet d’éviter que les produits soient
trop facilement accessibles, empêchant leur dépréciation. Ce mécanisme, ancré
au cœur même de l’économie de marché, est un des plus puissants verrous contre
l’instauration d’une véritable économie du recyclage. Rendre un bien ou un
service payant incontournable en détruisant les moyens alternatifs de répondre
à un besoin est aussi une stratégie bien rodée, comme en témoigne l’ingéniosité
de certains constructeurs à rendre irréparables leurs produits ou la guerre que
mènent les grands semenciers contre l’association Kokopelli3.
Les marchés de compensation de la biodiversité franchissent un pas
supplémentaire dans cette logique en revendiquant clairement le principe de protéger
ici pour avoir le droit de continuer à détruire ailleurs.
Le marché carbone
foisonne d’exemples de cette logique de pompier/ pyromane. Le protocole de
Kyoto se fondait sur l’espoir que les crédits et droits d’émissions
atteindraient des prix dissuasifs, incitant les entreprises à réduire leurs
émissions. Or, le prix de la tonne carbone n’est plus que de quelques euros
depuis 2006-2007, alors qu’il devrait être bien plus élevé pour être incitatif
– par exemple, à 100 euros pour les compagnies aériennes. Mais au-delà, le
marché carbone génère des effets d’aubaine qui incitent à continuer à produire
des gaz à effet de serre. Par exemple, la firme indienne Chemplast Sanmar a
gagné 10 millions de dollars par an en vendant des certificats de réduction
d’émissions à des firmes américaines ou européennes, suite à sa réduction
d’émissions de HFC-23, sous-produit de la fabrication des gaz réfrigérants4.
Elle a gagné deux fois plus d’argent comme cela qu’en vendant ses gaz
réfrigérants, ce qui ne peut que l’inciter à éviter de trop diminuer ses
émissions si lucratives !
De son côté, la Banque
mondiale verse des fonds aux pays du Sud pour qu’ils deviennent fournisseurs de
« services environnementaux commercialisables » et propose des crédits de
carbone pour compenser les émissions des industries extractives et de
l’industrie forestière… deux secteurs qu’elle finance fortement en parallèle5 !
Les Etats ne sont pas en reste, comme le Brésil qui se veut l’hôte pionnier des
marchés des ressources naturelles; il œuvre à une réforme du Code forestier
pour permettre à ceux qui ont abattu illégalement des arbres de la réserve
légale de compenser leurs destructions en protégeant des zones de forêt intacte
par l’achat de certificats de protection. Cette nouvelle « Bourse Verte de
Rio de Janeiro », ouverte pendant la conférence Rio+20, revient clairement
à remplacer la loi par le marché en matière de protection environnementale.
Dans l’État brésilien d’Acre, la loi qui institue le « Système étatique
d’incitations pour les services environnementaux » (SISA) a été adoptée en
octobre 2010 sans aucune consultation populaire. Cette loi, considérée comme un
modèle dans le monde entier, vise à « encourager le maintien et
l’élargissement de l’offre » des services écologiques, et à créer « un
climat de confiance pour [...] les investisseurs ». Des organisations de la
société civile ont intenté une action en inconstitutionnalité contre cette loi,
qui porte atteinte à la législation nationale sur les biens communs. La logique
progresse aussi en Afrique, où dix chefs d’Etat et de gouvernement ont signé en
mai 2012 la « Déclaration de Gaborone » qui vise à valoriser les
richesses naturelles de l’Afrique dans le marché de la compensation
biodiversité en formation.
Ainsi, les certificats de
protection de la biodiversité existent et prennent de la valeur parce qu’il
existe en parallèle des destructions de biodiversité ; et comme c’est la
logique du marché qui s’applique, avec sa recherche de « rareté
lucrative », il est à craindre que les destructions ne s’arrêteront pas
de si tôt, permettant en prime des privatisations obscènes des Biens
communs.
Le double discours des pompiers pyromanes
Les pompiers pyromanes,
qui ne peuvent renoncer à rien sans gagner quelque part, ont
développé un double discours pervers : le discours de la préservation est
conditionné à celui du bénéfice (qu’il soit financier, d’image, d’espace...).
Une loi non négociable (par exemple, celle qu’on attendrait sur les Biens
communs) est proprement insupportable pour eux. Le secteur financier réunit à
Rio+20 a adopté la « Déclaration du Capital Naturel » ; cette
dernière commence par des constats lucides sur la dégradation des ressources et
« le coût réel de la croissance économique » : «Nous
demandons donc aux gouvernements de développer des cadres politiques qui
soutiennent et incitent les organisations, et notamment les institutions
financières, d’évaluer et rendre compte de leur utilisation de capital naturel,
ce qui contribuerait à l’internalisation des coûts environnementaux ». Mais
ces pertes (les coûts environnementaux pris en compte) doivent être compensées
par des « incitations », sous-entendue l’ouverture de nouveaux
marchés: « Parce que le capital naturel fait partie des biens communs
mondiaux et est traité largement comme un bien gratuit, les gouvernements
doivent agir pour créer un cadre réglementant et donnant des incitations au
secteur privé – y compris au secteur financier – pour que ce dernier opère de
façon responsable concernant son utilisation durable ». Dans son
introduction au Guide de l’évaluation des écosystèmes pour les entreprises,
Björn Stigson, le président du WBCSD, souligne : « L’eau douce est un
intrant crucial pour la plupart, si ce n’est pour tous les processus
industriels, la pollinisation et le contrôle des nuisibles sont essentiels pour
maintenir la production alimentaire. Malheureusement la perte de biodiversité
et la dégradation des écosystèmes continuent de s’accentuer, mettant ainsi en
péril l’avenir de nos entreprises. Bien gérés, ces risques, quoique réels,
peuvent être transformés en de nouvelles opportunités économiques ». Le
guide souligne l’importance du marché des compensations qui émerge, en nous
informant qu’en 2008, le coût des externalités environnementales (positives et
négatives) approchait les 7 mille milliards de dollars US (11% de la valeur de
l’économie mondiale) et que les 3 000 plus grandes entreprises mondiales
étaient responsables de 35% de ce chiffre. Comme quoi, biens détruits et
biens protégés se renforcent l’un l’autre dans le super marché des ressources
naturelles !
La banalisation de cette
logique est en passe – peut-être dans dix, vingt ans si aucune limite n’est
posée - de réussir le tour de force de nous faire payer, au nom de la seule «
capacité à acheter » par certains, ce que la nature nous donne à tous,
simplement parce que nous existons. L’argument des promoteurs des services
écologiques selon lequel « on ne protège pas bien ce qui n'a pas de valeur
financière » ne tient pas quand on décide de restaurer des limites non
négociables à l’extension démesurée d'une finance devenue parasitoïde. Les
Etats qui décideraient de ne plus être à sa merci, la société civile consciente
et mobilisée, peuvent renverser la donne... pour que notre système dérégulé
cesse de donner raison à ceux qui affirment que, si elles ne sont pas intégrées
au marché financier, les « forêts ont plus de valeur mortes que vivantes
».
Alice Médigue (écrivaine drômoise,
auteure du livre « Temps de vivre, lien social et vie locale » aux
éditions Yves Michel http://www.yvesmichel.org/webmaster/espace-societe/temps-de-vivre)
1 Cf le rapport publié
par les Amis de la Terre en juin 2012 : « Reclaim the UN from
corporate capture » disponible sur www.foei.org
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