Echappées féminines
L'obscurité est-elle leur
lot ? Les héroïnes de Dans l'ombre de la lumière, de Claude
Pujade-Renaud, La beauté m'assassine,
de Michelle Tourneur, et Histoire de Rosa qui tint le monde dans
sa main, de Bernard Ollivier, vivent dans un monde qui
n'est pas fait pour elles, un monde où les hommes se sont réservé le pouvoir,
l'autorité, le prestige ; un monde où, comme le dit Daniel Parrochia (lire entretien avec Daniel Parrochia),
les femmes sont censées se contenter des seconds rôles. Aucun de ces trois
livres ne s'arrête pourtant là. L'infériorité promise aux femmes est leur point
de départ, puisque telle est la leçon de l'Histoire, mais la trajectoire que
chacune emprunte ménage quelques surprises.
Claude Pujade-Renaud donne
un nom et un destin à l'anonyme compagne de jeunesse de saint Augustin, que les
biographes mentionnent puis oublient. Elissa a découvert l'homme auquel elle
consacrera sa vie un jour d'été, à l'à-pic d'une falaise, face à la mer. Lui de
dos ; elle déjà derrière. Il est venu à Carthage parfaire ses études, elle
porte le nom de la reine qu'Enée y délaissa. Et la fable peut se répéter.
SOUVERAINE
Durant quinze ans elle
partage sa vie, ses rêves, ses doutes, servante de l'ombre et du silence. Elle
lui offre un fils, Adeodatus - "donné à Dieu" - qu'elle préfère
bercer de son nom punique, Iatanbaal, "donné par Dieu". Augustinus et
Elissa partagent alors aussi leur foi dans le manichéisme, religion dominante
dans l'Afrique du Nord du IVe siècle. Mais la mère d'Augustinus,
Monnica, est chrétienne, elle n'aura de cesse qu'elle n'ait détourné Augustinus
de cette concubine qui entrave sa conversion. Et Elissa, qui avait suivi son
homme en Italie, où il poursuit une brillante carrière de professeur de
rhétorique, rentre à Carthage seule, mais fidèle à jamais à cette passion
unique.
Chantre d'un amour
répudié, Elissa ne semble vivre que tant qu'Augustinus visite ses rêves. Et
tant qu'elle se souvient, même si ses souvenirs la blessent. "Tu aimais le terrier odorant de mes
aisselles, mon rire, ma purée d'olives et d'anchois, le calme lisse de mon
sommeil, ma discrétion tout au long du jour et mon impudeur dans la
jouissance." Aussi suit-elle de loin sa carrière, sa
conversion, son accession à l'épiscopat, l'écriture même de ses Confessions, dont un lettré, client de
la poterie de son beau-frère, met au propre les premières leçons. Elle vit
cachée dans sa lumière et s'abreuve, comme tout l'Occident le fera bientôt, des
prêches sur la grâce de son ancien amant, qui l'a disgraciée.
Mais la grâce a des
détours que le grand théologien ne connaissait pas, semble dire Claude
Pujade-Renaud dans ce récit subtil et puissant d'une passion simple qui ne
supporte ni compromis ni renoncement, amour aussi absolu que celui d'Augustinus
pour son Dieu, et qui finit par conférer à Elissa une grandeur, une force
invincible. L'ombre où elle a vécu lui a été imposée. Ce qui ne l'a pas été,
c'est le royaume qu'elle y a construit, la citadelle intérieure où, à l'abri du
pouvoir des hommes, elle est peu à peu devenue souveraine.
ARTISTE
Comme elle, Florentine,
l'héroïne de La beauté m'assassine, de Michelle
Tourneur, n'a pas le choix : elle doit, pour arriver à ses fins, accepter
les lois des hommes. Mais, si la Carthaginoise s'accomplissait dans le sillage
de son aimé, Florentine, elle, sait qu'il faut les contourner, ruser,
échafauder une stratégie propre. Elle veut être peintre, ce qui est pour une
femme une vocation interdite ou presque dans ce XIXe siècle misogyne
où il faut s'habiller en homme, fumer le cigare et adopter un pseudonyme ambigu
pour trouver place - fût-ce à force de scandale - dans le monde des arts. Pour
parvenir à son idéal, elle se fait servante, offrant son concours à un Eugène
Delacroix contesté, anxieux de décrocher les commandes d'Etat qui assureront
son statut contre ses détracteurs.
L'écriture musicale, fine,
richement nuancée de Michelle Tourneur rend à merveille la science du mystère
de Florentine piégeant le peintre sans lui donner la possibilité de comprendre
ce qui se joue. La jeune femme tisse sa toile en artiste arachnéenne et évite
le prédateur qui immortalise les femmes sacrifiées à Sardanapale et les félins
terribles. "Il lui faisait peur.
(...) Les silences étaient des retranchements habités. Elle y sentait flotter
des scènes inquiétantes, des crocs d'animaux, des coups de fouet sur des
échines moites. Les silences lui parlaient d'étranges agressions et
batailles." Pour triompher du péril, elle sait entrer dans les
tableaux du maître, se laisser traverser par les fluides, les écumes de
couleurs qui l'éclaboussent, l'assourdissent dans un vacarme cru où cheveux et
crinières se mêlent. Et, avec une générosité éblouie, offrir un écrin
d'étoffes, de fragrances et de lumière à l'univers du peintre dont elle nourrit
sa propre force. Mais sa force se nourrit elle aussi au passage. Imprégnée de
la leçon que les oeuvres lui offrent, elle réussira, en marge des privilèges
masculins, à accomplir sa mission. Elle pourra dire à Delacroix, en lui
révélant sa première toile : "C'est
moi qui l'ai peinte. Moi. Je suis peintre."
INSOUMISE
Il y a autant de vaillance
et plus d'abnégation encore dans l'Histoire de Rosa qui
tint le monde dans ses mains, de Bernard Ollivier.
Celui-ci, écrivain-voyageur prolixe, signe ici son premier roman, délaissant le
sac à dos pour camper un drame rural qui tient de Maupassant et de Mirbeau. Il
y mêle le sens de la satire sociale, l'évocation pittoresque de l'imagerie
masculine, entre turpitudes et rêves, à une empathie délicate pour son héroïne.
Mariée quand elle a 16 ans à un homme veuf et fruste, qu'elle finira par aimer,
Rosa se découvre une force peu commune de résistance au pouvoir des mâles.
Dans la Normandie
bien-pensante secouée par les derniers épisodes de l'affaire Dreyfus et
travaillée par la séparation annoncée de l'Eglise et de l'Etat, elle devrait se
soumettre comme toutes les autres. Mais non ! A coups de fourchette ou
brandissant une fourche, elle sait se préserver un espace propre. Sans
illusions, elle se réfugie dans les livres, mais reprend vite en sous-main les
affaires de son couple, son mari, Mathieu, trop esclave de la boisson, se
révélant incapable de défendre ses intérêts. Cependant, lorsqu'il menace d'être
emporté par la tuberculose, Rosa perd tous ses repères.
Le long d'un canal
reflétant un ciel d'un bleu cruel, dans un paysage assourdi de neige, "au milieu de ce linceul qui bouleversait les
perspectives", elle vacille : "Où était sa voie sur le chemin de sa vie ? Comme ce bord d'eau
blanchi par l'averse blanche et légère, elle avait la sensation de n'avoir plus
de tracé à suivre." La prostituée que les hommes du village
ont convoquée pour tester leurs aptitudes sexuelles et savoir qui d'entre eux
est le plus "homme" étant récusée, Rosa se propose comme arbitre.
Elle n'y met qu'une condition : qu'on la paie pour assurer les frais de
sanatorium de Mathieu. S'ensuit un séisme dans ce monde d'hommes où jamais une
femme n'a dicté sa loi au grand jour. Les candidats défilent dans son lit. Elle
les évalue, noircissant des fiches pour comparer ce qu'elle découvre, elle,
l'épouse jusqu'ici fidèle à son Mathieu. Mais, lorsque ce dernier meurt, quel
sens a encore le concours ? Piégée par une situation qui ne lui propose que des
issues inacceptables, elle va, toujours insoumise, et toujours sous la menace
de la loi des mâles, devoir redoubler d'invention pour continuer à lui
échapper.
Et, comme Elissa et
Florentine, créer une nouvelle fois sa vie, loin des chemins qui lui ont été
tracés. Les mondes si différents que décrivent Claude Pujade-Renaud, Michelle
Tourneur et Bernard Ollivier, de l'Antiquité au XXe siècle, se
ressemblent bien sûr tristement par leur manière de reléguer les femmes dans
l'ombre. Mais leurs héroïnes, elles aussi, se ressemblent. Elles incarnent,
chacune à sa manière, de la grâce intérieure d'Elissa et de l'ardeur créatrice
de Florentine à la malice de Rosa, une liberté que rien ne parvient à
soumettre, une splendide et irrésistible affirmation de soi. Un bond hors du
cercle des hommes, vers la lumière qui leur était refusée.
Philippe-Jean Catinchi
Extraits
"Déjà l'odeur s'est
modifiée. Et le rythme de ma respiration. Je pose une petite boule sur le
plateau, je prends le temps de la caresser, nous nous apprivoisons, et hop en
route ! Le bonheur de sentir pieds et mains se coordonner sans effort, la terre
me guide, je l'écoute, nous nous aimons, juste la bonne teneur en humidité,
l'argile se creuse et s'érige, le plaisir vient, la forme également, encore
quelques tours, les deux plateaux gémissent en sourdine, un dernier miaulement
et, lentement, s'immobilisent. Je lisse avec une petite éponge. Savoure le
silence. A l'aide d'un fil métallique, je coupe précautionneusement à la base
et je transporte le bol sur la grande table où sèchent déjà d'autres pièces.
Je la contemple mon
oeuvre. Mais oui, elle existe ! Avec un mélange d'aplomb et de modestie."
Dans l'ombre de la lumière, pages
168-169
"Et la chose surgit.
La chose, la révélation. C'était elle qui parlait tout haut. Sa voix n'avait
pas la sonorité de sa voix, mais c'était elle. Elle dit ce qui se dévoilait.
L'inimaginable évidence qui couvait depuis le premier regard du premier jour
dans la chaleur du livre d'heures : Je serai peintre.
Le coup sourd d'une
vieille pendule avait sonné six heures quelque part, loin. Un apaisement se
produisait. Un grand calme en elle et entre les pages ouvertes. Une
satisfaction du livre d'avoir trouvé à qui transmettre. Elle murmura à nouveau,
sachant que cela serait désormais sa préoccupation perpétuelle : Je serai
peintre. Les yeux fermés, elle garda le livre encore un peu contre sa poitrine
et, (...), l'emmaillotant dans les tours et les tours de drap usé qui le
protégeaient, elle le remit dans les profondeurs de la huche et le laissa à son
secret."
La beauté m'assassine, pages
194-195
"Fascinés par l'appât
de l'argent, de la gloire ou de la chair, ces hommes venaient pour la première
fois de leur vie, sinon de perdre le pouvoir, du moins de le partager avec une
femme, ce qui donna un goût particulier à la gnôle ce soir-là. (...) Ils
croyaient tous se connaître et se redécouvraient à travers cette histoire qui
les excitait, les fascinait et les inquiétait tout à la fois. Dans cette pièce
étaient réunis les hommes les plus influents de la commune et des gens sans
importance. Mais ils se sentaient un peu solidaires et en même temps
concurrents. En deux minutes, la maîtresse des lieux avait redistribué les
cartes, les avait mis sur une même ligne. Arsène le riche et Ambroise l'éternel
fauché, Alphonse le vantard et Marcellin le discret. A qui irait la cagnotte,
considérable, qu'ils allaient réunir ? Ils se situaient, d'un coup, hors du
commun."
Histoire de Rosa..., page 93
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