Démocratie participative : et si on laissait réellement la parole aux citoyens ?
Le
conflit de Notre-Dame-des-Landes le confirme : “l'utilité publique” a
fait long feu. Une autre idée émerge : la notion de “biens communs”…
S'il est un lieu en France où, depuis dix ans, s'est exercée la démocratie, c'est bien Notre-Dame-des-Landes, commune verdoyante de Loire-Atlantique, à 20 kilomètres au nord de Nantes. Qu'on en juge : en octobre 2000, le Premier ministre, Lionel Jospin, relance un projet aéroportuaire des années 60, afin de « valoriser la dimension internationale et européenne des échanges de l'Ouest atlantique ».
Ça ne rate pas, trois mois plus tard, les contestataires débarquent,
l'Union française contre les nuisances des aéronefs dépose une saisine
auprès de la Commission nationale du débat public.
Que cache cet intitulé austère ? Un outil hyper démocratique, élaboré en 1995 par le ministre de l'Environnement, Michel Barnier, qui permet de faire « participer le public » aux projets ayant une implication environnementale. Pendant cinq mois, un « débat public » est donc organisé à travers la Bretagne, de Nantes à Brest.
Jacques Auxiette, président socialiste du conseil régional des Pays de la Loire, sort les chiffres : « 16 réunions publiques, 70 heures de discussions, 7 400 participants, 568 articles de presse, 1 680 interventions écrites, 21 000 visites du site Internet, 405 contributions par mail. » Bien sûr, « les opposants se sont opposés », se souvient Jacques Auxiette. « C'était les mêmes à l'époque », et déjà « les mêmes arguments » : on n'avait « pas besoin de changer d'aéroport ». Bon, les rapporteurs de la commission du débat public n'ont pas été de cet avis : ils ont dit banco au projet.
A l'automne 2006, l'« enquête publique », procédure administrative classique, écrite, prend le relais. Les membres de la commission votent pour le nouvel aéroport – « par cinq voix contre deux, souligne Jacques Auxiette, ce qui montre bien qu'il y a eu là aussi débat. » Evidemment, « les opposants ont contesté la décision ». Mais le 13 juillet 2012, le conseil d'Etat a « confirmé la légalité du décret sur l'aéroport », rappelle le président du conseil régional. « C'est ça, la démocratie. Dans un pays où l'Etat de droit existe, on respecte le verdict des institutions. »
Mais aussi « le verdict du suffrage universel » : pendant dix ans, municipales, cantonales, régionales ont mis aux commandes des partisans de l'aéroport, et Eva Joly, qui s'était déplacée à Notre-Dame-des-Landes pour la présidentielle, a réalisé dans la circonscription le score ridicule de 2,46 %. « Alors je sais bien que le suffrage universel peut être contesté, comme tout le reste. Mais si l'on ne veut pas que les logiques de guérilla et les démarches insurrectionnelles prévalent, il serait bon que ceux qui sont un peu responsables rappellent certaines règles démocratiques. »
“Le débat public, on y croyait”
Julien Durand, paysan retraité et porte-parole de l'Acipa (1), principale association d'opposants, n'a pas vraiment le profil du guérillero : « On y croyait au début, en 2002, au débat public ! Qu'est-ce qu'on avait bossé nos dossiers, pour collecter un maximum de données, à la préfecture et ailleurs ! On nous a poliment écoutés. Mais tout était ficelé. » Corinne Lepage, avocate, ancienne ministre de l'Environnement, confirme. « Je me souviens de salles pleines, des dossiers charpentés des opposants. Mais un débat public est plus ou moins honnête, selon la façon dont il est organisé et dont on répartit les temps de parole. Là, même si l'on a connu pire en 2006 avec l'autoroute Francilienne, c'était moyen… »
La consultation citoyenne n'a-t-elle servi qu'à avaliser le projet ? « On a proposé des alternatives, se souvient Julien Durand. Changement d'orientation de la piste de l'aéroport actuel, mise en réseau des aéroports de l'Ouest, développement du ferroviaire. Mais c'était : "Circulez, y a rien à voir !" » Rien d'étonnant : quand démarre le débat public, le processus est en réalité engagé depuis des années entre élus, acteurs économiques et Etat. Et c'est le consensus entre UMP et PS : on ne parle qu'aménagement, équipement, croissance… « Les pouvoirs publics ont un projet, ils veulent qu'il passe ! poursuit Corinne Lepage. Le débat public ne révolutionne pas les procédures françaises : on le mène pour être conforme à la loi, pas pour prendre en compte l'avis des gens et aboutir au projet le plus pertinent. »
Eminent spécialiste de la démocratie participative, soutien de
Ségolène Royal pendant la campagne de 2007, Yves Sintomer estime que
cette procédure, ébauche de « participatif » à la française, repose sur «
l'écoute sélective. On entend ceux qui veulent prendre la parole, on
sélectionne ce qui est intégrable, mais on laisse le pouvoir absolu aux
opérateurs, aux maîtres d'œuvre, sans qu'il y ait véritable synthèse ». Pour Sintomer, les élus «
continuent de penser de façon archaïque qu'ils incarnent à eux seuls
l'intérêt général et qu'ils ont le monopole de la décision.
Accessoirement, ils s'obstinent à croire qu'ils sont choisis pour la
totalité de leur programme. Or un électeur peut choisir un représentant
de gauche parce qu'il n'est pas de droite, et inversement, sans partager
l'ensemble de ses orientations. »
Une démocratie de notables
Encore le débat public apporte-t-il une touche de modernité à la démocratie française ! Partout, l'enquête publique reste la règle, dès qu'il faut exproprier pour cause d'aménagement : une procédure « à la grand-papa », datant de 1833, à peine revue depuis, entièrement écrite, avec registre en mairie et commissaire enquêteur censé faire une synthèse des contributions. « Nous, on croyait aux termes, celui d'"enquête", et celui d'"utilité publique", se souvient l'agriculteur Julien Durand. On s'était encore mieux préparés que pour le débat public, avec un dossier plus pointu. Ça n'a servi à rien. » Ce qui ne surprend guère Corinne Lepage : « A chaque enquête publique, les citoyens pensent qu'on leur demande leur avis. Or ce que les pouvoirs publics attendent, c'est l'avis du commissaire enquêteur. Et cet avis, contrairement à ce qu'exigent les textes européens, peut être à l'opposé de ce qu'il a entendu ! »
Les exemples sont multiples, partout en France. Ainsi, dans la baie de Lannion, un projet d'extraction de sable, qui fait la quasi-unanimité contre lui, avec un avis très réservé de l'Ifremer, a pourtant obtenu l'avis favorable du commissaire enquêteur. On ne s'étonnera pas que l'immense majorité des projets soumis à enquête soient validés par une « déclaration d'utilité publique ». Laurence Rossignol, sénatrice PS chargée de l'environnement et membre de la Commission nationale du débat public, même si elle ne se désolidarise pas de sa majorité PS en ce qui concerne l'aéroport, reconnaît que « le défaut de restitution des points de vue est très fréquent, et donc les frustrations importantes. La France reste sur une conception verticale de la participation citoyenne ».
Le philosophe Dominique Bourg est plus radical : « L'enquête publique renvoie à la France rurale du XIXe siècle, une démocratie de notables, un univers consensuel. Elle ne marche pas dans une société aux enjeux complexes, avec des citoyens qui veulent s'impliquer ! » D'autant qu'Internet et les réseaux sociaux ont bouleversé la donne. Il suffit de taper « NDDL » sur Google pour découvrir l'incroyable myriade de réseaux, d'associations, de groupes militants opposés au projet d'aéroport, dans toute la Bretagne et partout en France. Pour Dominique Bourg, le conflit nantais est « un symptôme » d'une crise de la démocratie : « Il y a quarante ans, au Larzac, c'est l'Etat central qui était sur la sellette, pour un projet militaire. Aujourd'hui, c'est la démocratie locale, pour une question civile. »
Deux visions du monde
Pour le philosophe, c'est une crise des institutions, « et une crise des visions du monde ». D'un côté, des élus classiques et des décideurs qui « veulent construire un aéroport de plus et toujours bétonner le territoire ». Bien entendu, ils s'en défendent, car ils ont tous intégré le discours écologique : « Moi aussi, j'ai des préoccupations pour la planète, j'étais à Johannesburg, j'étais à Rio, dit Jacques Auxiette. Mais on ne prépare pas l'avenir et l'emploi avec des flèches et des arcs, des potagers autogérés et des cabanes dans les arbres. Et puis on parle de "zone humide" à Notre-Dame-des-Landes ; je ne suis pas spécialiste, mais ce n'est pas la réserve d'eau de la France entière, ni même de la Loire-Atlantique... »
Et de l'autre côté, celui des tireurs de flèches ? « Nombre de
citoyens savent que nos modes de consommation détruisent la planète. Ils
veulent préserver le climat et les terres non artificialisées »,
poursuit Dominique Bourg. Or, cette « artificialisation » du territoire –
développement périurbain incontrôlé, perte des terres agricoles, de la
biodiversité – va de pair avec sa privatisation. Partout, pouvoirs
publics, Etat et collectivités locales résistent mal aux intérêts
privés. A cet égard, le « transfert » du préfet des Pays de la Loire et
de Loire-Atlantique, Bernard Hagelsteen, chez Vinci (concessionnaire de
l'aéroport), une fois le décret d'utilité publique signé par ses soins,
est scandaleux, et choque même Jacques Auxiette.
Au-delà des arguments techniques – sur la saturation de l'actuel aéroport, par exemple –, c'est la doxa économique traditionnelle qui s'affirme chez les élus : « Il faut être un "grand nœud" européen ou mondial de transports modernes, constate l'économiste Jean Gadrey. On ne compte plus les régions ou métropoles qui se définissent comme étant "au carrefour de l'Europe" ! Curieux projet quand même : être un carrefour plutôt qu'un espace de vie largement autonome… » Laurence Rossignol constate que « personne n'a mené le débat » sur la place du transport aérien dans le monde : « Doit-on réserver l'avion au trafic intercontinental ? Faut-il développer au maximum l'alternative à l'aérien, comme c'est le cas en France, et comme on essaie de le faire au niveau européen ? »
Etes-vous “utilité publique” ou “biens communs” ?
Alors, l'enquête d'utilité publique est-elle encore le bon outil, en 2013, pour évaluer la pertinence de projets qui engagent la collectivité dans son ensemble ? Et s'il fallait, dans une société à la fois plus complexe et plus mûre, faire appel à de nouvelles notions ? L'une d'elles, entendue à Notre-Dame-des-Landes, monte en puissance : les « biens communs », concept médiéval régénéré par les préoccupations environnementales. Un bien commun, c'est une ressource ou une valeur qui échappe à la propriété individuelle, mais aussi au secteur marchand. Il peut être matériel (qualité de l'eau, de l'air…) ou immatériel (la culture, les langues, le droit au soin, le souci des générations futures…).
Surtout, à la différence de « l'utilité publique », qui dépend au final des seuls pouvoirs publics, le bien commun nous engage tous, sur le mode de la coopération : usagers, citoyens, entreprises, Etat… « Cet aéroport est l'exemple même d'une infrastructure qui implique de nombreux biens communs, climat, biodiversité, voire le bon usage de fonds publics limités, ajoute l'économiste Jean Gadrey. Sachant que les ressources financières, matérielles qu'on peut mettre au service du bien-être durable sont et seront limitées, on doit refuser cette fuite en avant dans de grands projets bétonneurs superflus. »
La seule Région française à avoir lancé une démarche novatrice, inédite en France, de démocratie participative articulée sur les biens communs, est le Nord-Pas-de-Calais : « On est partis d'une question clé, explique Jean-François Caron, sénateur EELV à l'origine de ce chantier de « Transformation écologique et sociale ». Quand et comment engager des fonds publics, sachant que la légitimité des dépenses est de plus en plus souvent contestée par la Cour des comptes, le Conseil d'Etat ? Notre conclusion : on peut inventer un nouveau modèle de développement à partir des biens communs, tant environnementaux que sociaux ou culturels. »
Depuis deux ans, neuf chantiers concrets et particulièrement sensibles pour la Région ont été lancés : la lutte contre le diabète, « une maladie de société, qui dépend directement des modes de vie » ; l'arrivée du Louvre à Lens, « qui concerne la culture et l'éducation » ; ou encore la réhabilitation thermique de cent mille logements, « qui joue sur plusieurs biens communs : la préservation du climat, de nos ressources énergétiques, mais aussi le développement de l'activité économique et de l'emploi ».
Résultat : un changement de métier pour les pouvoirs publics. « Nous avions des politiques segmentées ? Nous sommes obligés de travailler de façon transversale. Nous étions censés détenir le monopole de l'intérêt général ? Nous devenons des animateurs, des coordinateurs, en mettant autour d'une table les acteurs concernés pour discuter nouvelles énergies, lutte contre le réchauffement, santé… : entreprises, chercheurs, institutionnels, financiers ou encore citoyens. » Alors bien sûr, reconnaît Jean-François Caron, cela prend du temps, et c'est plus compliqué que les politiques traditionnelles verticales.
« La démocratie participative, ce n'est pas juste réunir des gens
dans une salle, ce sont des processus complexes. L'immense majorité des
gens n'entre pas spontanément dans la production d'intérêt général ! Ils
vous parlent de leur voiture, de leur enfant, de leurs intérêts
particuliers et c'est normal. A nous de les accompagner, car la
participation des habitants améliore les projets, par l'expertise de
chacun, puis elle favorise leur appropriation. Pendant ce processus, les
gens mutent : entrés comme consommateurs, ils en sortent citoyens. La
démocratie en est revigorée. »
Une exception ? Sans doute, qui tient à l'histoire même de la Région : « Le Nord-Pas-de-Calais est très marqué par le développement non durable, explique le sénateur. Et on a touché les limites du modèle avant d'autres. Du coup, on est obligés d'inventer. » Obligés, le mot n'est pas trop fort... Mardi 15 janvier 2013, le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences-Po) publiait son tout dernier baromètre de la confiance politique. Baromètre de la défiance, faudrait-il dire : elle atteint un niveau record, et touche – c'est nouveau – fortement les collectivités locales.
Aux élus de bouger, d'inventer de nouveaux modes participatifs et délibératifs ! « La légitimité de la démocratie représentative reposait sur l'accroissement du bien-être immédiat, le citoyen en était le juge ultime : il élisait les "sages" capables d'y pourvoir, ajoute Dominique Bourg. Cette époque est révolue. En matière d'environnement, les dégradations sont globales, souvent invisibles, imperceptibles par nos sens, et pas toujours immédiates. Or un élu n'est pas mandaté pour s'occuper du bien-être des générations futures et de ce qu'on va leur léguer. On n'a pas d'autre choix que de régénérer cette démocratie. » Plus que jamais, la forme de la démocratie – si l'on tient à préserver cet héritage précieux – doit être – et sera – liée à ces nouveaux enjeux…
(1) Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes
Que cache cet intitulé austère ? Un outil hyper démocratique, élaboré en 1995 par le ministre de l'Environnement, Michel Barnier, qui permet de faire « participer le public » aux projets ayant une implication environnementale. Pendant cinq mois, un « débat public » est donc organisé à travers la Bretagne, de Nantes à Brest.
Jacques Auxiette, président socialiste du conseil régional des Pays de la Loire, sort les chiffres : « 16 réunions publiques, 70 heures de discussions, 7 400 participants, 568 articles de presse, 1 680 interventions écrites, 21 000 visites du site Internet, 405 contributions par mail. » Bien sûr, « les opposants se sont opposés », se souvient Jacques Auxiette. « C'était les mêmes à l'époque », et déjà « les mêmes arguments » : on n'avait « pas besoin de changer d'aéroport ». Bon, les rapporteurs de la commission du débat public n'ont pas été de cet avis : ils ont dit banco au projet.
A l'automne 2006, l'« enquête publique », procédure administrative classique, écrite, prend le relais. Les membres de la commission votent pour le nouvel aéroport – « par cinq voix contre deux, souligne Jacques Auxiette, ce qui montre bien qu'il y a eu là aussi débat. » Evidemment, « les opposants ont contesté la décision ». Mais le 13 juillet 2012, le conseil d'Etat a « confirmé la légalité du décret sur l'aéroport », rappelle le président du conseil régional. « C'est ça, la démocratie. Dans un pays où l'Etat de droit existe, on respecte le verdict des institutions. »
Mais aussi « le verdict du suffrage universel » : pendant dix ans, municipales, cantonales, régionales ont mis aux commandes des partisans de l'aéroport, et Eva Joly, qui s'était déplacée à Notre-Dame-des-Landes pour la présidentielle, a réalisé dans la circonscription le score ridicule de 2,46 %. « Alors je sais bien que le suffrage universel peut être contesté, comme tout le reste. Mais si l'on ne veut pas que les logiques de guérilla et les démarches insurrectionnelles prévalent, il serait bon que ceux qui sont un peu responsables rappellent certaines règles démocratiques. »
“Le débat public, on y croyait”
Julien Durand, paysan retraité et porte-parole de l'Acipa (1), principale association d'opposants, n'a pas vraiment le profil du guérillero : « On y croyait au début, en 2002, au débat public ! Qu'est-ce qu'on avait bossé nos dossiers, pour collecter un maximum de données, à la préfecture et ailleurs ! On nous a poliment écoutés. Mais tout était ficelé. » Corinne Lepage, avocate, ancienne ministre de l'Environnement, confirme. « Je me souviens de salles pleines, des dossiers charpentés des opposants. Mais un débat public est plus ou moins honnête, selon la façon dont il est organisé et dont on répartit les temps de parole. Là, même si l'on a connu pire en 2006 avec l'autoroute Francilienne, c'était moyen… »
La consultation citoyenne n'a-t-elle servi qu'à avaliser le projet ? « On a proposé des alternatives, se souvient Julien Durand. Changement d'orientation de la piste de l'aéroport actuel, mise en réseau des aéroports de l'Ouest, développement du ferroviaire. Mais c'était : "Circulez, y a rien à voir !" » Rien d'étonnant : quand démarre le débat public, le processus est en réalité engagé depuis des années entre élus, acteurs économiques et Etat. Et c'est le consensus entre UMP et PS : on ne parle qu'aménagement, équipement, croissance… « Les pouvoirs publics ont un projet, ils veulent qu'il passe ! poursuit Corinne Lepage. Le débat public ne révolutionne pas les procédures françaises : on le mène pour être conforme à la loi, pas pour prendre en compte l'avis des gens et aboutir au projet le plus pertinent. »
Illustration : Stéphane Trapier pour Télérama
Une démocratie de notables
Encore le débat public apporte-t-il une touche de modernité à la démocratie française ! Partout, l'enquête publique reste la règle, dès qu'il faut exproprier pour cause d'aménagement : une procédure « à la grand-papa », datant de 1833, à peine revue depuis, entièrement écrite, avec registre en mairie et commissaire enquêteur censé faire une synthèse des contributions. « Nous, on croyait aux termes, celui d'"enquête", et celui d'"utilité publique", se souvient l'agriculteur Julien Durand. On s'était encore mieux préparés que pour le débat public, avec un dossier plus pointu. Ça n'a servi à rien. » Ce qui ne surprend guère Corinne Lepage : « A chaque enquête publique, les citoyens pensent qu'on leur demande leur avis. Or ce que les pouvoirs publics attendent, c'est l'avis du commissaire enquêteur. Et cet avis, contrairement à ce qu'exigent les textes européens, peut être à l'opposé de ce qu'il a entendu ! »
Les exemples sont multiples, partout en France. Ainsi, dans la baie de Lannion, un projet d'extraction de sable, qui fait la quasi-unanimité contre lui, avec un avis très réservé de l'Ifremer, a pourtant obtenu l'avis favorable du commissaire enquêteur. On ne s'étonnera pas que l'immense majorité des projets soumis à enquête soient validés par une « déclaration d'utilité publique ». Laurence Rossignol, sénatrice PS chargée de l'environnement et membre de la Commission nationale du débat public, même si elle ne se désolidarise pas de sa majorité PS en ce qui concerne l'aéroport, reconnaît que « le défaut de restitution des points de vue est très fréquent, et donc les frustrations importantes. La France reste sur une conception verticale de la participation citoyenne ».
Le philosophe Dominique Bourg est plus radical : « L'enquête publique renvoie à la France rurale du XIXe siècle, une démocratie de notables, un univers consensuel. Elle ne marche pas dans une société aux enjeux complexes, avec des citoyens qui veulent s'impliquer ! » D'autant qu'Internet et les réseaux sociaux ont bouleversé la donne. Il suffit de taper « NDDL » sur Google pour découvrir l'incroyable myriade de réseaux, d'associations, de groupes militants opposés au projet d'aéroport, dans toute la Bretagne et partout en France. Pour Dominique Bourg, le conflit nantais est « un symptôme » d'une crise de la démocratie : « Il y a quarante ans, au Larzac, c'est l'Etat central qui était sur la sellette, pour un projet militaire. Aujourd'hui, c'est la démocratie locale, pour une question civile. »
Deux visions du monde
Pour le philosophe, c'est une crise des institutions, « et une crise des visions du monde ». D'un côté, des élus classiques et des décideurs qui « veulent construire un aéroport de plus et toujours bétonner le territoire ». Bien entendu, ils s'en défendent, car ils ont tous intégré le discours écologique : « Moi aussi, j'ai des préoccupations pour la planète, j'étais à Johannesburg, j'étais à Rio, dit Jacques Auxiette. Mais on ne prépare pas l'avenir et l'emploi avec des flèches et des arcs, des potagers autogérés et des cabanes dans les arbres. Et puis on parle de "zone humide" à Notre-Dame-des-Landes ; je ne suis pas spécialiste, mais ce n'est pas la réserve d'eau de la France entière, ni même de la Loire-Atlantique... »
Illustration : Stéphane Trapier
pour Télérama
pour Télérama
Au-delà des arguments techniques – sur la saturation de l'actuel aéroport, par exemple –, c'est la doxa économique traditionnelle qui s'affirme chez les élus : « Il faut être un "grand nœud" européen ou mondial de transports modernes, constate l'économiste Jean Gadrey. On ne compte plus les régions ou métropoles qui se définissent comme étant "au carrefour de l'Europe" ! Curieux projet quand même : être un carrefour plutôt qu'un espace de vie largement autonome… » Laurence Rossignol constate que « personne n'a mené le débat » sur la place du transport aérien dans le monde : « Doit-on réserver l'avion au trafic intercontinental ? Faut-il développer au maximum l'alternative à l'aérien, comme c'est le cas en France, et comme on essaie de le faire au niveau européen ? »
Etes-vous “utilité publique” ou “biens communs” ?
Alors, l'enquête d'utilité publique est-elle encore le bon outil, en 2013, pour évaluer la pertinence de projets qui engagent la collectivité dans son ensemble ? Et s'il fallait, dans une société à la fois plus complexe et plus mûre, faire appel à de nouvelles notions ? L'une d'elles, entendue à Notre-Dame-des-Landes, monte en puissance : les « biens communs », concept médiéval régénéré par les préoccupations environnementales. Un bien commun, c'est une ressource ou une valeur qui échappe à la propriété individuelle, mais aussi au secteur marchand. Il peut être matériel (qualité de l'eau, de l'air…) ou immatériel (la culture, les langues, le droit au soin, le souci des générations futures…).
Surtout, à la différence de « l'utilité publique », qui dépend au final des seuls pouvoirs publics, le bien commun nous engage tous, sur le mode de la coopération : usagers, citoyens, entreprises, Etat… « Cet aéroport est l'exemple même d'une infrastructure qui implique de nombreux biens communs, climat, biodiversité, voire le bon usage de fonds publics limités, ajoute l'économiste Jean Gadrey. Sachant que les ressources financières, matérielles qu'on peut mettre au service du bien-être durable sont et seront limitées, on doit refuser cette fuite en avant dans de grands projets bétonneurs superflus. »
La seule Région française à avoir lancé une démarche novatrice, inédite en France, de démocratie participative articulée sur les biens communs, est le Nord-Pas-de-Calais : « On est partis d'une question clé, explique Jean-François Caron, sénateur EELV à l'origine de ce chantier de « Transformation écologique et sociale ». Quand et comment engager des fonds publics, sachant que la légitimité des dépenses est de plus en plus souvent contestée par la Cour des comptes, le Conseil d'Etat ? Notre conclusion : on peut inventer un nouveau modèle de développement à partir des biens communs, tant environnementaux que sociaux ou culturels. »
Depuis deux ans, neuf chantiers concrets et particulièrement sensibles pour la Région ont été lancés : la lutte contre le diabète, « une maladie de société, qui dépend directement des modes de vie » ; l'arrivée du Louvre à Lens, « qui concerne la culture et l'éducation » ; ou encore la réhabilitation thermique de cent mille logements, « qui joue sur plusieurs biens communs : la préservation du climat, de nos ressources énergétiques, mais aussi le développement de l'activité économique et de l'emploi ».
Résultat : un changement de métier pour les pouvoirs publics. « Nous avions des politiques segmentées ? Nous sommes obligés de travailler de façon transversale. Nous étions censés détenir le monopole de l'intérêt général ? Nous devenons des animateurs, des coordinateurs, en mettant autour d'une table les acteurs concernés pour discuter nouvelles énergies, lutte contre le réchauffement, santé… : entreprises, chercheurs, institutionnels, financiers ou encore citoyens. » Alors bien sûr, reconnaît Jean-François Caron, cela prend du temps, et c'est plus compliqué que les politiques traditionnelles verticales.
Une exception ? Sans doute, qui tient à l'histoire même de la Région : « Le Nord-Pas-de-Calais est très marqué par le développement non durable, explique le sénateur. Et on a touché les limites du modèle avant d'autres. Du coup, on est obligés d'inventer. » Obligés, le mot n'est pas trop fort... Mardi 15 janvier 2013, le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences-Po) publiait son tout dernier baromètre de la confiance politique. Baromètre de la défiance, faudrait-il dire : elle atteint un niveau record, et touche – c'est nouveau – fortement les collectivités locales.
Aux élus de bouger, d'inventer de nouveaux modes participatifs et délibératifs ! « La légitimité de la démocratie représentative reposait sur l'accroissement du bien-être immédiat, le citoyen en était le juge ultime : il élisait les "sages" capables d'y pourvoir, ajoute Dominique Bourg. Cette époque est révolue. En matière d'environnement, les dégradations sont globales, souvent invisibles, imperceptibles par nos sens, et pas toujours immédiates. Or un élu n'est pas mandaté pour s'occuper du bien-être des générations futures et de ce qu'on va leur léguer. On n'a pas d'autre choix que de régénérer cette démocratie. » Plus que jamais, la forme de la démocratie – si l'on tient à préserver cet héritage précieux – doit être – et sera – liée à ces nouveaux enjeux…
Leurs propositions, à la fois réalistes et ambitieuses, indiquent au décideur une sorte de « frontière du possible » entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour nos concitoyens. Cette expérience est riche d’enseignements sur la capacité des Français à appréhender des enjeux techniques et complexes et à contribuer activement au débat public. Cette initiative a été menée par l’Institut Montaigne, avec la participation de Respublica et Harris Interactive. http://www.conferencedecitoyens.fr
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