Le parc Gezi évacué, Istanbul et la Turquie explosent
Le plus pertinent pour l’occasion a été, bien sûr, "Taksim est partout, la résistance est partout !" qui a été le plus largement. On a aussi entendu d’autres slogans significatifs comme « Epaule contre épaule contre le fascisme !" (traditionnellement la gauche turque dénonce toutes sortes de régimes répressifs comme "fascistes") et "Gouvernement démission !".
Venant des quartiers ouvriers, des dizaines de milliers de manifestants ont occupé les routes circulaires sur les deux rives, européenne et asiatique, d’Istanbul. Un groupe de près de mille manifestants a traversé le pont principal sur le Bosphore qui relie l’Asie et l’Europe. Istanbul est maintenant devenue un arc de lutte et de résistance qui s’étend sur plus de 80 kilomètres dans une ville dont la population est estimée à 14 millions d’habitants. Dans le centre de la ville, même les quartiers très chic ont été le théâtre de marches et de cacerolazos (concerts de casseroles).
Espaces chaudement disputés
La stratégie de la police était simplement de "protéger" Taksim et les environs. Elle en a fait une question d’honneur et a sauvé la face en n’admettant pas les manifestants près de cette place, qui a été au centre d’une vive contestation au cours de la dernière quinzaine. C’est pourquoi la police a déversé des tonnes de gaz au poivre sur ces foules qui, comme celle dont nous faisions partie, étaient encore à plusieurs kilomètres de la place et tentaient de forcer les barrages de la police, alors qu’elles n’étaient pas en mesure de rejoindre les grands groupes qui coupaient la circulation des voitures sur les artères principales et les voies rapides et qui ont marché jusqu’au lever du soleil.
Mais, même près de Taksim, il y avait parfois des foules immenses. Par exemple, celle dans laquelle nous étions, a fini par regrouper des dizaines de milliers de personnes. Mais l’effet d’étouffement provoqué par les jets incessants de gaz lacrymogène et la morsure de l’eau chimiquement "améliorée" ont fini par jouer leur rôle et, au fil des heures, beaucoup de gens ont quitté les lieux.
Mais, malgré cela, c’est un événement de la plus haute importance qui s’est déroulé ici. Le parc Gezi a été au centre de l’attention du monde entier tout au long de ces deux semaines, en jouissant d’une atmosphère de liberté et de vie partagée. A juste titre, car cette expérience a permis à des dizaines de milliers de jeunes de découvrir pour la première fois les beautés du partage d’une vie commune. Mais, dans le processus, le monde, et beaucoup de gens en Turquie aussi, ignoraient que la police turque poursuivait ailleurs la même ligne ignoble en matière de traitement des manifestations de masse.
Un exemple frappant est le quartier de Gazi à Istanbul, un quartier ouvrier comptant une majorité d’alévis (les alévis sont une minorité religieuse qui se compte en dizaines de millions de personnes, le chiffre exact restant un mystère). L’ironie a même été intégrée dans les noms des deux endroits, Gezi et Gazi. L’événement a eu lieu la nuit dernière, au moment où notre foule qui s’amincissait, a reçu le soutien d’une foule de personnes arrivant de Gazi, en chantant "Tiens bon Taksim, Gazi arrive !" Gazi a finalement rencontré Gezi dans le même tourbillon de violence !
Ailleurs en Turquie, les masses se sont déversées dans les rues dès qu’elles ont découvert ce qui s’était passé dans le parc Gezi. Ankara, la capitale, Izmir, la troisième plus grande ville sur la côte de la Mer Egée face à la Grèce, Adana et Bursa, respectivement les centres des industries du textile et métal, et Antalya, le principal centre de villégiature estivale sur la Méditerranée, toutes ont vu des foules se rassembler sur leurs principales places. Néanmoins, l’attitude des forces de l’ordre a été très variable, allant d’une absence totale de violence à Izmir et Antalya jusqu’à une utilisation extrême de la force à Adana.
Introspection dans les cercles dirigeants
Il n’y a aucun doute que les responsables de toutes sortes se réunissent frénétiquement dans les bureaux à Ankara. Le gouvernement, les chefs des services de renseignement et des forces de l’ordre et les hauts gradés sont, selon toute probabilité, en train d’évaluer les mérites de la loi martiale ou de l’état d’urgence. Parallèlement à ces consultations officielles, il y n’a guère de doute que les fissures au sein de la classe dirigeante se frayent un chemin vers le sommet du pouvoir. Une coalition anti-Erdogan a émergé dans l’alliance entre Abdullah Gül, le Président de la République issu de l’AKP, Bulent Arinc, le vice-Premier ministre, qui est un autre poids lourd du même parti, et Kemal Kilicdaroglu, le dirigeant du CHP, le principal parti kémaliste (c’est-à-dire laïc et nationaliste) qui se présente aussi comme social-démocrate. Ce parti, qui est chéri de nombreux secteurs de la gauche, tente de laisser la pression s’échapper du mouvement même s’il prétend hypocritement se ranger à ses côtes.
Le Premier ministre Tayyip Erdogan a probablement fait la plus grosse erreur de sa vie. Son orgueil l’a à nouveau poussé vers la prise d’une décision irréfléchie. Le gouvernement a trié sur le volet un groupe de dirigeants des organisations [qu’il a reçu pour un entretien vendredi - NdT] en tant que représentants de la révolte. Ceux-ci étaient prêts à liquider le mouvement. Mais ils ont dû faire preuve de prudence de peur que la base se rebelle contre une capitulation ouverte. Ils n’avaient besoin que d’un jour de plus pour réduire la taille de la Commune de Taksim et au plus d’une semaine pour la dissoudre. Mais Erdogan avait prévu un rassemblement à Istanbul pour le dimanche 16 Juin et il voulait assurer le spectacle en apparaissant en vainqueur. C’est probablement le principal facteur derrière le calendrier de la descente de police dans le parc Gezi.
La question de la poursuite ou de la dissolution de la Commune du parc Gezi a soulevé beaucoup de débats au sein du mouvement et de la gauche. Il y a seulement une semaine, les représentants triés sur le volet du mouvement ont mis en avant une liste de revendications. La plupart de celles-ci étaient des formulations extrêmement minimales de griefs par ailleurs légitimes. Un exemple devrait suffire. Face à la brutalité des méthodes des forces de police, y compris l’utilisation de troupes sans uniforme armées de battes en bois cloutées, à peu près de la même veine que les Shabiha de Bachar al-Assad (en Syrie) ou les Baltadjis de Hosni Moubarak (en Egypte), les "représentants" du mouvement ont demandé la destitution de certains gouverneurs provinciaux, comme si ce n’était pas le ministre de l’Intérieur qui était responsable de ces politiques brutales et honteuses.
Pourtant, malgré les lacunes de ces sept revendications de départ, celles-ci se sont avérées extrêmement précieuses par rapport à ce que les représentants ont finalement accepté. Erdogan a simplement proposé un référendum sur l’avenir du parc Gezi et une enquête interne à propos des excès commis par la police. Étant donné les antécédents de la police turque et des forces armées quand elles enquêtent sur leurs propres crimes (plus d’un an et demi après le massacre d’Uludere/Roboski, où 34 paysans kurdes ont été tués lors d’un bombardement par la force aérienne turque, il n’y a pas une seule personne qui a été poursuivie), la promesse d’une enquête interne est une blague ! Et pourtant, les représentants ont accepté cette proposition. C’était vraiment incroyable, étant donné que pas une seule de leurs revendications initiales n’a été satisfaite et qu’en plus, le mouvement n’avait rien perdu de son dynamisme.
La Commune de Taksim
Toutefois, dans les assemblées qui se sont succédées dans le parc Gezi, la jeunesse indépendante qui a formé l’épine dorsale de la Commune de Taksim a caractérisé les concessions du gouvernement comme ridicules et a refusé de bouger. Cela a conduit les dirigeants à opter pour une méthode sournoise afin de liquider le mouvement. Pris comme ils l’étaient entre le marteau et l’enclume, ils ont manœuvré, déclarant qu’ils tenaient bon alors qu’ils essayaient simplement de conduire la Commune vers son lit de mort. Même ce grand morceau de rhétorique s’est pourtant avéré trop rebelle au goût d’Erdogan. Et la guerre s’en est suivie.
La révolte est sans précédent par l’ampleur de son influence, la profondeur de la rage dont elle est née, et la confiance en soi et le courage qu’ont montré des masses de gens ordinaires, dont beaucoup n’avaient que peu d’expérience politique. Si l’affluence et la combativité de la nuit dernière se poursuivent, non seulement Erdogan mais aussi l’avenir de l’ensemble du régime sera mise en péril.
Un facteur d’une importance immense, c’est le fait que la DISK, la confédération syndicale de travailleurs industriels la plus progressiste, et le KESK, la confédération syndicale des employés publics la plus à gauche, ont appelé conjointement leurs bases à une grève générale et à descendre dans la rue pour protester. Il s’agit d’une nouveauté et d’une importance cruciale, mais il faudra attendre et voir dans quelle mesure cette promesse sera tenue quand nous serons lundi, le premier jour où l’appel à la grève prendra tout son sens.
Dans l’ensemble, la révolte turque est entrée dans une nouvelle phase où la lutte peut, sous certaines conditions, porter beaucoup plus distinctement l’empreinte de la lutte des classes. Elle peut déboucher sur une révolution à tout moment. Elle peut, toutefois, refluer aussi en un simple mouvement de protestation et mourir peu à peu dans quelque temps.
Mais, même dans le cas, les répercussions ultérieures sur la politique turque, sur le mouvement de la classe travailleuse et sur les perspectives de la gauche seront considérables.
Sungur Savran est basé à Istanbul et est l’un des rédacteurs du journal Gercek (La Vérité) et de la revue théorique Devrimci Marksizm (Marxisme révolutionnaire), tous deux publiés en turc, et du site web RedMed.
Article publié sur le site socialistproject.ca Traduction française pour avanti4.be : Jean Peltier
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