- La géographie culturelle
consiste à dégager l’originalité des sociétés localisées dans un espace donné.
Les rapports entre les hommes et les femmes en font d’évidence partie, même si
malheureusement les géographes n’ont guère abordé cette thématique pour l’étude
de laquelle ils sont mal armés, de par leur formation et leur tradition. C’est
pourtant l’une des plus pertinentes lorsqu’on cherche à comprendre ce qui unit
les différentes contrées riveraines de la Méditerranée. Le jeu de mot
« mère » Méditerranée est un classique chez les poètes. Dominique
Fernandez en a même fait le titre de l’un de ses ouvrages (1965). Il en dit
long sur la place que tient la femme chez tous les hommes méditerranéens,
qu’elle soit leur mère ou celle de leurs enfants, leur marâtre, leur épouse ou
leur amante.1
- Pourtant, les hommes de
cette région du monde et leurs cousins latino-américains ont la solide
réputation de réduire leurs femmes au silence, à l’inculture et à l’humble
accomplissement des tâches domestiques. C’est la thèse que défend Germaine
Tillion, avec la fougue militante qui est la sienne, dans Le harem et les
cousins :
- « À notre époque de décolonisation
généralisée, l’immense monde féminin reste en effet à bien des égards une
colonie. Très généralement spoliée malgré les lois, vendue quelquefois, battue
souvent, astreinte au travail forcé, assassinée presque impunément, la femme
méditerranéenne est un des serfs des temps actuels. » (Tillion, 1982,
p. 199).
- Un signe semble
corroborer cette opinion courante : le voile. Il résulte chez les
musulmans d’une interprétation de certaines sourates du Coran2. Mais c’est en Méditerranée une
tradition bien antérieure à l’islam, puisque les Grecques ou les Romaines
libres et mariées le portaient3.
Les femmes juives très religieuses sont toujours tenues de porter perruque et
chapeau. Toutes les chrétiennes ont longtemps dissimulé leurs cheveux sous une
coiffe, parfois même leur visage derrière un voile, blanc le jour de leur
mariage, noir le jour de l’enterrement de l’un de leurs proches. Elles
sortaient rarement « en cheveux », couvertes d’un fichu à la
campagne, noir pour les femmes âgées, d’un chapeau plus ou moins enveloppant et
parfois muni d’une voilette en ville, d’une mantille à l’église, très
spectaculaire en Andalousie, ou en cas d’audience papale.
Les religieuses
catholiques ont conservé jusqu’à une date récente des coiffes héritées des
guimpes aristocratiques de la fin du Moyen âge. Notons à ce sujet, que d’autres
aires culturelles extraméditerranéennes demeurent aussi attachées au voile,
parfois intégral (burqa afghane), parfois serré autour de l’ovale du visage, de
manière à dissimuler totalement les cheveux (tchador iranien ou hijab arabe, de
plus en plus fréquemment porté dans la plupart des pays musulmans), plus lâche
et laissant voir largement les cheveux, d’autant qu’il doit être constamment
réajusté (abaya des pays du Golfe, mehlafa des Mauritaniennes et surtout sari
des Indiennes). Les chapeaux extravagants des dames de l’aristocratie anglaise,
les larges chapeaux de paille des rizicultrices asiatiques, les chapeaux melons
des paysannes andines, les foulards enturbannés des femmes africaines ou
antillaises sont autant d’exemples d’un trait culturel qui fut longtemps
universel, signe de pudeur et de protection contre l’insistance masculine,
parfois ambigu quand son extravagance a pour effet d’attirer fortement le
regard…
- Plus significatives,
sans doute, sont les violences physiques faites aux femmes dans de nombreux
pays méditerranéens, pouvant aller encore, ici ou là, jusqu’au viol et au
meurtre impunis ou à la lapidation. Malheureusement, certaines de ces pratiques
ont cours dans bien d’autres régions du globe et la violence conjugale ou le
harcèlement ne font l’objet d’une répression judiciaire que depuis une date
assez récente en Occident.
- On avancera aussi que les
femmes méditerranéennes ont été longtemps cantonnées à la maison où elles
s’occupaient de transmettre la vie, voire d’assurer la survie de l’ethnie, en
ce qui concerne les minorités, comme les juifs, d’élever les enfants en bas âge
et accomplir toutes les tâches domestiques. Parmi celles-ci, venait en premier
lieu la préparation des aliments bouillis, mijotés ou cuits au four (pain), les
hommes étant préposés à la cuisine rôtie au feu de bois ou à la braise (gibier,
animaux entiers tels le méchoui, brochettes, poissons), à l’exception de la
bouillabaisse rare plat bouilli traditionnellement préparé par les hommes, en
l’occurrence les pêcheurs. Mais cette ségrégation n’est en rien spécifique de
la Méditerranée. C’est même l’un des traits culturels les plus universels sur
lequel Lévi-Strauss avait attiré naguère l’attention et qui remonte aux temps
des chasseurs du Paléolithique. Il en subsistait encore il y a peu un vestige
dans toutes les sociétés européennes, y compris du Nord : ce sont les
hommes qui découpaient le rôti les jours de fête et ce à table, c’est-à-dire
d’une manière rituelle et ostentatoire.
- D’autres signes
d’infériorité ou de soumission des femmes méditerranéennes peuvent être
repérés, mais ils sont de moins en moins visibles. Pendant longtemps, elles ont
moins suivi d’études que les hommes : elles se rattrapent très vite et
réussissent même mieux que ceux-ci désormais. Que ce soit pour elles un moyen
de conquérir leur autonomie n’y change rien et devrait faire réfléchir certains
dirigeants religieux musulmans qui éprouveront bientôt quelques surprises au
sein de leurs communautés, comme on a pu l’observer dans les sociétés
catholiques ou orthodoxes. Dans l’univers juif et donc en Israël aujourd’hui,
le problème ne s’est jamais posé de manière aussi aiguë qu’ailleurs, même si
chez les religieux de stricte observance l’homme étudie traditionnellement
davantage que la femme qui doit consacrer plus de temps à sa maison et à ses
enfants.
- Sur le plan économique,
le rôle des femmes a partout dans le monde été moindre que celui des hommes.
Jadis, les femmes étaient souvent dotées, mais rarement héritières de plein
droit et maîtresses de leurs biens. Rappelons que dans les contrées à droit
d’aînesse, c’était aussi le cas des cadets et que, par ailleurs, il a toujours
existé de grandes figures de commerçantes ici ou là, par exemple, et ce n’est
pas le moindre des paradoxes, Khadija, la première épouse du prophète Mahomet.
En politique, les femmes ont été écartées de l’exercice du pouvoir officiel dans
bien des pays méditerranéens ou latins (loi salique en France), mais beaucoup
de reines ou de régentes ont su modifier le cours de l’histoire avec panache.
- C’est en matière
religieuse que la femme est le plus tenue à l’écart des fonctions majeures. Elle
ne peut appeler à la prière ou la diriger à la mosquée. Dans les synagogues
relevant du judaïsme orthodoxe, les femmes reléguées sur des galeries sont
séparées des hommes, ne peuvent diriger les offices et ne peuvent dire le
kaddish, la sanctification du nom de Dieu répétée plusieurs fois au cours de
ceux-ci. La femme ne peut accéder à la prêtrise au sein de l’Église catholique
ou de l’orthodoxie, alors qu’elle peut désormais devenir pasteur dans beaucoup
d’églises protestantes, c’est-à-dire commenter la parole et diriger la
communauté des croyants. Il est à noter que, dans ces dernières, la fonction
pastorale exclut l’accomplissement des deux sacrements majeurs que sont
l’Eucharistie et la Pénitence, c’est-à-dire ce qui dans le christianisme
sublime l’acte sacrificiel commun à toutes les religions anciennes dans
lesquelles il était le plus souvent accompli par des prêtres de sexe masculin4. Les femmes catholiques ou
orthodoxes peuvent en revanche, comme les hommes, consacrer leur vie à Dieu et
entrer au monastère en prononçant des vœux. Là encore, cette ségrégation n’est
ni spécifiquement méditerranéenne, ni monothéiste. Dans bien des religions, les
ministres du culte sont exclusivement des hommes. Il n’y a guère que dans de
très anciennes religions animistes qu’existent encore des femmes chamanes
(Mongolie, Corée, certaines sociétés amérindiennes, par exemple), comme
existaient des prêtresses dans certains cultes antiques de la Méditerranée
orientale ou du Proche-Orient. La Pythie de Delphes est l’une des plus
remarquables figures de la religion des anciens Grecs.
- Toutes ces réalités
existent, et il faut le regretter pour ce qui est des injustices et des
violences, dans la plupart des aires culturelles de la planète : le monde
slave, l’Asie indianisée et sinisée, l’Afrique noire, l’Amérique latine.
L’Europe et l’Amérique du Nord de tradition protestante représentent plutôt
l’exception. C’est d’ailleurs de là qu’est venu le féminisme, ou plus exactement
le principe d’égalité juridique et de fonction sociale, entre les hommes et les
femmes, que les organisations internationales ont beaucoup contribué à diffuser
et à présenter comme l’un des « droits de l’homme » les plus
fondamentaux. C’est aussi l’exception que constituent ces deux aires
culturelles qui fait plus nettement ressortir le machisme des régions situées
immédiatement sur leur flanc méridional où il apparaît qu’il est tout de même
encore plus développé qu’ailleurs dans le monde.
- Le partage des rôles
masculin et féminin découle autant d’une réalité physique et psychologique
indéniable que d’interprétations culturelles qui remontent à la nuit des temps.
Il entraîne toutes sortes de conséquences éducatives et sociales, variables
selon sa rigueur. Lorsqu’il se radicalise, en découle une survalorisation du
rôle sentimental de la femme dans les aires culturelles où les hommes tiennent
les rênes de la vie publique et, en l’occurrence, c’est particulièrement vrai
de la Méditerranée. L’emprise affective des femmes sur les hommes y est si
forte que l’on peut penser que ces derniers ont exacerbé leurs attitudes
viriles, bravaches ou machistes en compensation. Cela n’en excuse bien
évidemment pas les dérives, mais le phénomène mériterait d’être étudié davantage
qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant. Au fond, du point de vue féminin, comme du
point de vue masculin, c’est une sorte de tabou dont l’analyse semble faire
peur. Freud l’avait parfaitement pressenti dans Un souvenir d’enfance de
Léonard de Vinci : « La Joconde exhibe la figuration de la plus
parfaite des oppositions qui régissent la vie amoureuse de la femme, réserve et
séduction, tendresse pleine d’attention et sensualité d’une exigence sans
égard, dévorant l’homme comme quelque chose d’étranger » (cité par
A. Naouri et al, 2007, p. 169) : un archétype de la femme
méditerranéenne. C’est ce que Jacques Lacarrière dit autrement :
- « Mère
Méditerranée… un instinct maternel qui déborde la vie elle-même, un besoin des
autres, une intensité dans les rapports quotidiens qui mue très vite en drame,
en tragédie, en mélodrame le moindre des faits quotidiens. » (Lacarrière,
1976).
- Vénus Khoury-Ghata
l’exprime aussi depuis longtemps de manière plus théâtrale en mettant en scène
dans ses romans de nombreuses femmes impératrices des cœurs et, récemment, un
personnage masculin qu’elle décrit comme « paresseux, lâche, menteur à
l’intérieur, mais courageux et grand seigneur à l’extérieur »
(Khoury-Ghata, 2007, p. 29). C’est justement à propos du Liban natal de
Vénus Khoury-Ghata, qu’Aldo Naouri écrit :
- « Malgré toutes les
apparences machistes de la société libanaise, ce pays reste pourtant un
authentique matriarcat. La femme libanaise règne sans partage sur l’avenir de
sa progéniture dont elle surveille les intentions et réprime les
dérives. » (Naouri et al., op. cit., p. 165).
- On pourrait même
généraliser et dire qu’aucune décision masculine importante n’est prise en
Méditerranée, ou en diaspora méditerranéenne (Amérique latine et, plus
largement, monde catholique), sans l’aval d’une femme. Et lorsque celle-ci
n’est pas là ou plus là, elle règne encore par le désir, le souvenir ou par
Vierge Marie interposée.
- L’histoire réelle et
mythique de la Méditerranée est remplie de figures de femmes fascinantes,
fortes et sensuelles, amoureuses sans partage, protectrices et castratrices. Ce
sont des déesses ou demi-déesses (Athéna, Aphrodite-Vénus, Artémis, Diane, Les
Amazones, les Sirènes, Circé, Calypso, Héra, Junon), les hautes figures
féminines de l’Ancien Testament (Éve, Sarah, Rebecca, Bethsabée, Rachel,
Judith, Esther), les femmes fortes de l’Évangile (Marie5, Marie-Madeleine), du Coran
(Khadija), des reines, des mères ou sœurs de rois, d’empereurs, de papes
(Andromaque, Hélène, Cléopâtre, Pénélope, Agrippine, Blanche de Castille,
Lucrèce Borgia, Catherine et Marie de Médicis, Laetitia Ramolino), des amantes,
parfois prostituées (Poppée, Thaïs) des saintes (Catherine de Sienne, Thérèse
d’Avila), des héroïnes de romans et de pièces de théâtre (Chimène, Colomba) ou
d’opéra (Carmen), des actrices (Sophia Loren, Claudia Cardinale, Irène Papas,
Melina Mercouri), des chanteuses (Oum Kalsoum, Maria Callas, Maria Keyrouz,
Amalia Rodriguez), des femmes politiques ou épouses d’hommes politiques
puissants (Paula Ben Gourion, Golda Meir, Suzanne Moubarak). Certes, il en
existe d’autres de même stature dans d’autres aires culturelles (les Walkyries,
sainte Geneviève, sainte Jeanne d’Arc, Élisabeth Ière, Marie-Thérèse
d’Autriche, Catherine de Russie, pour ne prendre que des exemples européens),
mais la Méditerranée s’est révélée si fertile en fortes personnalités féminines
qu’il y a bien là un trait culturel spécifique.
- Les hommes
méditerranéens ont longtemps hésité à se montrer publiquement seuls avec une
femme. Ils se rassuraient en vivant en bandes du même âge (enfants,
adolescents, adultes, vieux) que l’on rencontrait dans les cafés, les lieux
publics et qui croisaient des bandes de jeunes filles ou de femmes également
regroupées par classe d’âge (Fernandez, op. cit., p. 24-25 ;
Tillion, op. cit., p. 201). En revanche, se rendre chez sa mère est
une nécessité pour tout Méditerranéen qui se respecte. Un Italien sur trois
voit sa mère tous les jours, si possible pour y retrouver l’incomparable pasta
de son enfance, et 78 % lui rendent visite au moins une fois par
semaine ! (Le Figaro, 19 février 1997). Le mythe de la mamma italienne a
été maintes fois mis en scène dans la littérature, le cinéma et même dans la
chanson populaire par Charles Aznavour. Hermann de Keyserling l’avait bien
cerné en 1930 dans le chapitre consacré à l’Italie de son essai de géographie
culturelle de l’Europe :
- « …La femme désire,
si c’est possible, s’entourer de tous ses rejetons, et elle ne se sépare pas
facilement des autres membres de sa famille… Cent Italiens qui habitent la même
maison et qui se fréquentent en permanence se gênent moins, en fait, que deux
Allemands qui ne sont que voisins et se voient rarement. La vie sociale en
commun et sans frictions (je dis sans frictions, malgré des querelles
particulièrement fréquentes car, dans ce pays elles n’ont aucune importance),
qui en Allemagne est un problème ou un idéal suprême, en Italie est une forme
naturelle. » (de Keyserling, 1930, p. 130-131).
- Ce fort ascendant de la
mère sur ses enfants et le rôle de ciment social de celle-ci est encore très
répandu en Méditerranée, mais aujourd’hui davantage sur les rives africaine et
asiatique qu’en Europe du Sud.
16Comme beaucoup de mères
de partout et de toujours, les Méditerranéennes exercent leur ascendant sur
leur fils grâce à leur cuisine, en flattant donc un goût qu’elles ont formé et
qui est leur marque propre, un substitut oedipien. Le reste suit. C’est ce qui
ressort du Livre de ma mère d’Albert Cohen, né à Corfou, et dont Aldo Naouri
écrit :
- « La mère d’Albert
Cohen est bien une mère séfarade de type classique… elle… a vécu en milieu
méditerranéen et s’est entièrement dévouée à son fils à la manière des mères
méditerranéennes ; elle a cuisiné pour lui sur un mode dont les parfums
envahissent les pages du beau livre qu’il lui a consacré. » (Aldo Naouri
et al., op. cit., p. 108).
- On se méfiera un peu du
concept même de « mère juive » et le passionnant livre que lui ont
consacré Aldo Naouri, Sylvie Angel et Philippe Gutton, tout en
l’approfondissant et en en montrant la pertinence nous dit aussi que
« toutes les mères sans distinction sont peu ou prou des ’mères
juives’… » (Ibid., p. 109). Il existe néanmoins des spécificités
juives qui méritent attention. Il est compréhensible qu’au sein d’une ethnie
constamment menacée au fil de son histoire et très bien armée par sa culture en
vue de sa survie, les mères aient joué un rôle majeur en transmettant
abondamment la vie – on s’en rend compte en croisant les familles hassidiques
en Israël le jour du shabbat – et en surprotégeant leurs enfants, mâles en
particulier.
- Le poids affectif des
femmes méditerranéennes trouve une illustration toute spéciale dans le
phénomène exceptionnel qu’est la transmission de l’identité ethnique par les
femmes chez les juifs, ce qui sans l’exclure rend depuis longtemps difficile la
conversion d’un non-juif de naissance au judaïsme. Notons tout d’abord que ce
n’est pas une réalité remontant à l’Ancien Testament et qu’il y a eu dans l’Antiquité
de nombreuses conversions de peuples et de tribus au judaïsme, au
Proche-Orient, en Éthiopie, en Europe centrale et méridionale, en Inde, en Asie
centrale et jusqu’en Chine. Vivant depuis deux millénaires en diaspora et en
risque permanent de disparition, les juifs ont choisi de faire des mères leur
territoire le plus sûr. Pendant les guerres contre les Romains, beaucoup
d’hommes juifs furent massacrés et les femmes violées. Reconnaître leurs
enfants comme juifs a été un moyen de survie pour le peuple juif. C’est ainsi
que les rabbins inventèrent vers le IIIe siècle la matrilinéarité, contraire à
toute la tradition biblique6. En
revanche, c’est une solution conforme au droit romain : mater certissima,
pater semper incertus (Naouri et al., op.cit., p. 97).
- Au contraire des juifs
de l’ère chrétienne, les autres peuples méditerranéens, ancrés à l’excès dans
des territoires géographiques auxquels ils tiennent comme à la prunelle de
leurs yeux, ont développé une conception très patrilinéaire de la société.
C’est ce qui explique le statut presque normal de l’inceste lorsque aucune
autre solution n’est possible pour préserver la noblesse d’une famille ou
l’identité du groupe, du clan, de la tribu. La Bible elle-même, qui le condamne
largement, en fait l’apologie dans son Livre le plus ancien (Genèse, 19, 6-11
et 30-38). Les deux filles de Lot sont dédaignées par les hommes de Sodome et
de Gomorrhe. Ceux-ci veulent abuser des deux Anges envoyés de Dieu, alors que
Lot, en une étrange acceptation du viol de ses deux filles vierges, leur offre
de faire ce que bon leur semble d’elles. Les villes qui tournaient en dérision
la transmission de la vie sont détruites par Dieu qui sauve Lot et sa famille.
L’épouse de celui-ci ayant bravé l’interdit et s’étant retournée avec regret
sur les villes du péché et sur son passé est transformée en statue de sel.
Réfugiés dans une grotte en montagne, Lot et ses deux filles n’ont aucun autre
moyen que l’inceste pour perpétuer la lignée paternelle. Grâce aux vertus du
vin local7, boisson fermentée et
donc symbole de vie, dont elles enivrent leur père, les deux filles s’unissent
à lui au cours de deux nuits successives et engendrent ainsi Moab et Ben-Ammi
dont les noms passent à la postérité, comme celui de leur père et grand-père, à
la différence de celui de leurs mères. Même endogamie dans la famille de
l’oncle de Lot et frère cadet d’Abraham, Nahor, qui épouse Milka, la fille de
Harân, leur frère, troisième fils de Térah (Genèse, 11, 27-33).
- L’inceste est une
constante de l’histoire de la Méditerranée, alors qu’ailleurs dans le monde il
ne s’est perpétré qu’au sein des familles aristocratiques soucieuses de la
pureté de leur sang (Incas, souverains bantous). Partout, il témoigne de
l’inconscience des risques génétiques et culturels que fait courir l’endogamie.
Ce n’est pas par hasard que le mythe d’Œdipe a vu le jour en Grèce. Beaucoup de
pharaons épousaient leur mère, leur sœur (de même père), leur fille (Tillion,
op. cit., p. 73). Les Borgia ont remis à l’honneur cette tradition
avec éclat. Les mariages entre oncle et nièce ont été très fréquents jusqu’à
une date récente dans les communautés juives séfarades et chez les chrétiens
libanais (Ibid., p. 71). La manière vigoureuse et jubilatoire dont
certains jeunes Français d’origine maghrébine utilisent l’expression
« nique ta mère » montre bien que la réalité qu’elle recouvre revêt
quelque signification dans leur inconscient. C’est en partie pour rabaisser le
pouvoir aristocratique et mieux propager la foi hors des régions déjà acquises
que l’Église catholique a enfreint de plus en plus sévèrement l’inceste.
- Ainsi s’explique que
l’adultère des femmes ait si longtemps saisi d’effroi les Méditerranéens qui y
voyaient, et dans certaines sociétés archaïques y voient encore, une menace
pour leur territoire et donc pour la survie du groupe auquel ils appartiennent.
Dans les années 1960, les tribunaux italiens acquittaient encore les maris,
pères ou frères assassins de femmes adultères (Ibid., p. 199). Un fils de
père inconnu a longtemps été maudit et c’est pourquoi dans toutes les langues
méditerranéennes l’expression « fils de pute » est l’injure la plus
grave qui se puisse proférer. Elle a d’ailleurs été tant utilisée qu’elle s’est
affadie et a pris de nos jours une connotation plus joyeuse que réellement
insultante.
- Au terme de cette brève
analyse, une question se pose : au fond, le machisme rend-il l’homme
méditerranéen plus épanoui ? On peut sans trop hésiter répondre par la
négative. Le sentiment de puissance que procure à l’homme une éducation lui
apprenant dès l’enfance sa supériorité sur la femme se paie très cher. Est-il
si agréable de rabaisser les femmes en public pour se soumettre platement à
leurs désirs en privé et ne pas trouver d’autre solution que de les frapper
pour y résister ? Est-il si agréable d’avoir une mère si aimante qu’elle
en est abusive ou d’être obligé d’épouser sa cousine sans attirance particulière
pour elle ? Pour Germaine Tillion évoquant l’homme méditerranéen hyper
viril et oppresseur, « le poids d’amertume qui lui échoit de ce fait est
parfois voisin de celui qui écrase sa compagne » (Ibid., p. 200). Il
est vrai, en revanche, que si la femme respectable se voit contrainte à la
chasteté hors mariage et à la monoandrie ou à des monoandries successives,
l’homme dispose de bien plus de liberté de vagabonder, voire de se livrer au
donjuanisme8. S’il est musulman et
assez riche, il peut même disposer de quatre épouses officielles et d’un harem9. Sinon, il peut se rabattre sur la
prostitution ou sur des maîtresses qui sont en général aussi, voire plus exigeantes
que les mères, les sœurs et les épouses. Et puis l’adultère oblige à des
dissimulations peu confortables vis-à-vis des femmes de la famille, d’autant
plus qu’il est proscrit par les trois religions monothéistes. De même en est-il
des relations homosexuelles qui ne sont pas étrangères à cette exacerbation des
rôles. Si elles étaient admises dans l’Antiquité (entre hommes adultes et
adolescents) et tolérées dans certaines sociétés et à certaines époques, elles
sont fermement condamnées par les trois grandes religions qui ont été ou vont
encore jusqu’à les punir de mort tout en fermant les yeux lorsqu’elles
concernent de hauts personnages. Elles jalonnent toute l’histoire de la
Méditerranée et l’interdit qui les frappe a permis leur sublimation artistique
illustrée par Michel-Ange, Vinci, Le Caravage, Lulli, Lorca, Visconti,
Pasolini, Versace et bien d’autres. Elles ne sont évidemment pas absentes du
côté féminin. L’Antiquité a mythifié le lesbianisme qui s’est épanoui dans les
couvents ou harems et comme il prospère encore dans les cercles féminins très
fermés du Proche-Orient. Cela dit, on reconnaîtra sans peine que la sexualité
hors mariage, quelle que soit sa forme, n’est en rien une spécificité
méditerranéenne et que l’Europe et l’Amérique du Nord n’y ont pas plus renoncé
ou échappé que les autres aires culturelles de la planète.
- Tous les faits et leurs
interprétations qui viennent d’être évoqués pourraient laisser entendre qu’en
Méditerranée il n’y a pas d’amour heureux. Pourtant, il n’en est rien. De cette
tension permanente entre les sexes, naît une volonté de vivre et de combattre,
par conséquent un optimisme qui transcende toutes les frustrations et les
souffrances. Même si les dieux grecs Éros et Thanatos sont très souvent
associés, c’est en réalité davantage hors de la Méditerranée, en particulier
dans les mythes et littératures d’Europe du Nord (celtiques, germaniques,
slaves), que leur rapprochement s’est le plus souvent opéré. Tristan et Iseut
ne sont vraiment pas des Méditerranéens.
- On objectera que c’est
dans le Midi de la France que s’est épanouie au XIIe siècle la culture des
troubadours qui chantaient l’amour courtois, lequel était le plus souvent un
amour ardent, mais tourmenté et déçu ? Faut-il rappeler que sa grande
époque coïncide avec celle de l’hérésie cathare et donc avec la tentation d’une
vision pessimiste de le destinée humaine ? Le catharisme est issu du
manichéisme qui attribue le monde à Lucifer et qui est arrivé d’Iran en
Occident, via les Bogomiles de Bulgarie et de Dalmatie. Dans cette doctrine, la
femme n’est qu’un appât du diable et les « purs » s’abstiennent de
tout rapport sexuel, même s’ils sont mariés. Il s’est implanté, a connu un vrai
succès, mais a échoué et a été éradiqué dans le sang tant il était en contradiction
avec le message des trois monothéismes méditerranéens qui prônent, chacun à
leur manière, la confiance en Dieu et la part que les hommes peuvent et doivent
prendre à leur salut éternel. C’est la raison pour laquelle le protestantisme,
mais aussi le jansénisme et son attachement à la mortification morose10 (De Rougemont, 1962, p. 171)
ont été rejetés par les pays du Sud-Ouest européen et l’Église catholique
romaine, ancrés dans toute la tradition culturelle de la Méditerranée.
- Bien que mise en échec,
la délectation de l’amour malheureux a continué a être glorifiée dans certaines
expressions artistiques du Sud de l’Europe jusqu’à nos jours, à contre-courant
des sentiments dominants. Roméo et Juliette est, à l’origine, un conte composé
par Masuccio de Salerne au XVe siècle. Est-ce par hasard s’il a pour théâtre
Vérone, l’un des principaux centres cathares en Italie ? (Ibid.,
p. 161). Don Quichotte tourne en dérision l’amour courtois et c’est Sancho
Pança qui apparaît comme le vrai héros catholique, « honnête et
réaliste » (Ibid., p. 160-161). En revanche, les compositeurs
d’opéras italiens du XIXe siècle, parmi lesquels Verdi et Puccini, feront leurs
délices des amours malheureuses que les grands chefs d’orchestre et chanteurs
du XXe siècle (italiens, espagnols, grecs, roumains) sauront interpréter avec
un sublime talent. Mais à bien y regarder, il n’y a aucune comparaison entre la
manière dont ces opéras ont été et sont encore reçus en Italie et celle dont on
reçoit Wagner en Allemagne. Ici, des larmes bien réelles, mais vite oubliées
dans le souper qui suit et qui conjure les malheurs auxquels on vient
d’assister qu’on ne voudrait en aucune manière vivre soi-même. Là, une ferveur
et une gravité qui révèlent combien le public est touché jusqu’au tréfonds de
son âme et se trouve confronté à ses rêves languides qui ne s’évanouissent que
dans la volonté de puissance.
- Ce n’est pas en
Méditerranée, mais à Paris et en Europe du Nord que naît au XVIIe siècle l’amour
inquiet. Denis de Rougemont, peut-être parce qu’il était de culture calviniste,
l’a expliqué de manière pénétrante :
- « La distinction de
l’esprit et de la chair, succédant à la séparation de l’esprit et de l’âme
croyante, aboutit à diviser l’être en intelligence et en sexe… » (Ibid.,
p. 176-177).
- « Les femmes de ce
temps n’aiment pas avec le cœur, elles aiment avec la tête » a dit l’abbé
Galiani… Et les frères Goncourt (La femme au XVIIIe siècle) écrivent :
« Au lieu de lui donner les satisfactions de l’amour sensuel et de la
fixer dans la volupté, l’amour la remplit d’inquiétudes, la pousse d’essai en
essai… » Il est clair que ce tableau n’est nullement méditerranéen.
- C’est probablement
l’humour qui grandit les sociétés méditerranéennes et les sauve de leurs
démons, particulièrement dans la tension entre les hommes et les femmes. Le
grand éclat de rire est le meilleur remède aux inquiétudes métaphysiques ou
psychologiques. Comme Boccace et Goldoni l’ont illustré en Italie, la
Méditerranée se défie de la mélancolie et a le goût du bonheur. L’humour juif
séfarade en est une parfaite illustration11. Cette blague juive classique qui
met en scène plusieurs facettes du mythe de la « mère » Méditerranée
conclura ce propos12 :
- « On dispose de
quatre preuves établissant que Jésus était juif : il a toujours cru que sa
mère était vierge ; elle a toujours cru qu’il était Dieu ; il a vécu
chez ses parents jusqu’à 33 ans ; il a repris la petite entreprise de son
père et il en a fait une multinationale florissante ». (Naouri et al.,
op. cit., p. 97).
Bibliographie
- FERNANDEZ, Dominique,
1965, Mère Méditerranée, Paris, Grasset.
- Keyserling, Hermann
(de), 1930, Analyse spectrale de l’Europe, Paris, Stock, Édition Gonthier,
- Khoury-Ghata, Vénus,
2007, Sept pierres pour la femme adultère, Paris, Mercure de France.
- Lacarrière, Jacques,
1976, L’été grec, Paris, Plon.
- Naouri, Aldo et al.,
2007, Les mères juives, Paris, Odile Jacob.
- Rougemont, Denis (de),
1939, L’amour et l’Occident, Paris Plon, 1939 ; nouvelle édition, 1962,
éd. 10-18.
- Tillion, Germaine 1982,
Le harem et les cousins, Paris, Le Seuil, Éd. poche, coll.
« Essais ».
Notes
1 Ce texte est celui d’une
communication donnée à l’université de Bari, à l’occasion du colloque "La
femme en Méditerranée", le 8 juin 2007.
2 Par exemple XXIV, 30, 31,
XXXIII, 59. Mais il a mis beaucoup de temps à se généraliser chez les
musulmanes non méditerranéennes. Chez les Touaregs, par exemple, musulmans mais
berbères, ce sont traditionnellement les hommes qui portent le voile et non les
femmes.
3 Comme les Assyriennes de la
haute Antiquité.
4 Peut-être, là encore, un
lointain souvenir de leur fonction de chasseurs.
5 Dont on notera l’importance du
culte chez les catholiques et les orthodoxes, alors qu’il est totalement
occulté chez les protestants.
6 Je remercie Mireille
Hadas-Lebel d’avoir attiré mon attention sur ces faits qu’elle a exposés
dans : "Être juif : patrilinéarité ou
matrilinéarité ?", Les nouveaux cahiers, hiver 1994-95, n° 119,
p. 6-8.
7 Détail que l’archéologie est venue
corroborer. La Mésopotamie produisait de la bière de céréales et achetait du
vin de raisin dans les montagnes environnantes.
8 Le mythe de Don Juan est très
méditerranéen, mais Molière ou Mozart lui ont conféré une gravité métaphysique
que n’avait pas le fait divers originel.
9 Avec la quasi-obligation pour
s’en réserver l’usage exclusif d’avoir recours à des eunuques, ce qui montre
que les persécutions ne touchent pas que les femmes dans les sociétés
méditerranéennes. Rappelons que la chrétienté a également castré de nombreux
jeunes garçons jusqu’au XVIIIe siècle pour l’amour des voix émouvantes et,
a-t-elle cru de bonne foi, la plus grande gloire de Dieu.
10 Que Freud appellera
auto-punition.
11 L’humour ashkénaze est plus
amer, voire grinçant, ce qu’on peut expliquer par les drames nombreux que les
communautés juives d’Europe germanique et slave ont vécu tout au long de leur
histoire et aussi par la contagion des cultures environnantes. Au contraire,
depuis leur éviction d’Espagne et du Portugal, les Séfarades partis vers le sud
ou l’est de la Méditerranée ont connu des rapports relativement apaisés, en
particulier avec les communautés musulmanes des pays où ils résidaient. Une
blague israélienne en témoigne. Elle évoque une malheureuse jeune fille qui
attend sans succès une réponse à une annonce matrimoniale dans laquelle elle
déclare rechercher "un ashkénaze optimiste à défaut d’un séfarade cultivé
ou d’un Israélien poli" (Aldo Naouri et al., op.cit., p. 104.)
12 On trouvera de nombreuses
histoires de la même veine dans Joseph Klatzmann, L’humour juif, Paris PUF,
coll. "Que sais-je ? ", 3e éd. 2004.
Jean-Robert Pitte, « Mère
méditerranée », Géographie et cultures, (2008), pages128-139.
Référence électronique
Jean-Robert Pitte,
« Mère méditerranée », Géographie et cultures [En ligne],
64 | 2008, mis en ligne le 27 décembre 2012.
URL :
http://gc.revues.org/1503 ; DOI : 10.4000/gc.1503
Jean-Robert Pitte, Université Paris IV-Sorbonne,
est venu plusieurs fois à Die quand son frère André Pitte organisait les Fêtes
de la Clairette, de la Transhumance (ces fêtes avaient encore une vision
culturelle) et les Editions ADIE.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire