Extrait (pp 181-184) du récent livre de José Bové intitulé, Hold-up à Bruxelles
La grande bataille du libre-échange avec l’Amérique du Nord
Le traité avec le Canada, déjà annoncé comme devant servir de modèle à celui avec les États-Unis, touche les marchés et les services publics, l’environnement, l’investissement, l’agriculture, les droits de propriété intellectuelle, la mobilité de la main-d’œuvre, la culture, l’origine géographique des produits. Dans ce type d’accords bilatéraux, les parties négocient leurs engagements par listes positive ou négative. La liste positive n’inclut dans le marché que les domaines explicitement mentionnés, tous les autres sont de fait exclus. La liste négative englobe tous les domaines du secteur négocié, à l’exception de ceux que l’on retire : ce qui inclut automatiquement les secteurs qui ont été oubliés ou ceux qui n’existaient pas au moment de la signature. C’est le principe de cette liste négative que le Canada a réussi à imposer dans les négociations de l’AECG.
Que contient le traité ? Là, accrochez-vous à vos illusions démocratiques : les négociations sont conduites dans le plus grand secret et avec une part de bluff entre négociateurs. Comme des joueurs autour d’une table de poker. C’est ainsi que des secteurs sont bradés au profit d’autres, sans précision sur leur contenu : « J’ouvre mon marché pour la viande bovine, tu me laisses prendre pied dans tes services publics. » Aucune étude sérieuse d’impact socio-économique n’est réalisée.
Les premières victimes de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada sont les paysans européens et canadiens et les consommateurs. L’Union européenne va laisser entrer 50 000 tonnes de viande de bœuf canadien par an, ce qui représente grosso modo 8 % de la production française et 2 % de la production européenne. Cet arrivage va achever les éleveurs bovins traditionnels (à l’herbe) européens, déjà au bord de la faillite. En effet, ils sont pris en ciseau entre leurs coûts de production qui s’envolent et la baisse de la consommation de viande bovine. Consommation qui chute avec la baisse du pouvoir d’achat de nos concitoyens et aussi avec le changement de régime alimentaire (moins de viande rouge, plus de viandes blanches ; moins de viandes de boucherie, plus de plats cuisinés). Les zones rurales d’Auvergne, de Bourgogne, du Limousin, de Midi-Pyrénées vont subir un choc économique qui va se répercuter en cascade sur les petites et moyennes entreprises de transformation alimentaire, et indirectement sur d’autres secteurs comme le tourisme ou les services. En Europe, la France sera touchée de plein fouet, mais d’autre pays comme l’Irlande, l’Espagne et l’Allemagne seront également affectés. La viande importée d’Amérique du Nord est produite avec des hormones interdites en Europe depuis la fin des années 1980 suite au refus des paysans de les utiliser et à un boycott des consommateurs qui a fait date. Avec cet accord, la Commission européenne est en train de saper la sécurité alimentaire de 500 millions de personnes et de s’opposer à leur volonté politique de choisir leur alimentation.
En échange, l’Union européenne joue la prédatrice de services publics et la dévoreuse de tertiaire au Canada : José Manuel Barroso a expliqué le 18 octobre 2013 que les entreprises européennes de services (finances, banques, assurances, télécommunications, transport maritime, eau, assainissement) et les multinationales qui produisent des fromages industriels seront gagnantes. Selon ses estimations, la Commission européenne espère un gain commercial supplémentaire de 8 milliards d’euros par an pour nos vingt-huit États membres. Le PNB européen étant de 15 000 milliards d’euros, ce gain aléatoire correspond à une augmentation de 0,06 %. Une goutte d’eau dans la mer. Dans ces conditions, je ne comprends pas pourquoi notre ministre du Commerce extérieur, Nicole Bricq, se réjouit d’un tel accord. Sait-elle ce qui se passe dans le cadre d’un accord similaire – l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena)b –, où l’on voit des multinationales poursuivre l’État canadien en lui réclamant des milliards de dollars estimés comme leur manque à gagner à cause de politiques publiques canadiennes ?
Quand les entreprises sont sur un pied d’égalité avec l’État
En service depuis 1994, l’Alena a créé une vaste zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. Les multinationales y ont rodé un moyen d’assaut frontal de la démocratie. Une arme de destruction massive du droit des peuples, maquillée en règle juridique selon une pratique typique du monde anglo-saxon et du business, l’arbitrage. Cette arme s’appelle ISDS (Investor State Dispute Settlement), ce qu’on peut traduire par « règlement des différends entre les investisseurs et les États ». C’est un tribunal arbitral. L’ONG américaine Public Citizen, en partenariat avec le CEO, explique clairementc le fonctionnement de ces tribunaux arbitraux. Ils sont composés de trois personnes privées (des juristes ou des experts) : une étant choisie par chacune des deux parties en conflit et la troisième étant considérée comme neutre. Les sentences rendues par ces instances opaques sont sans appel. Lorsqu’un État est condamné à payer, il ne peut que s’exécuter ! L’inverse – un État assignant une entreprise devant un tribunal arbitral – est quasi impossible : un État a recours à la justice.
Les industriels jouissant de l’Alena sont pleinement satisfaits de l’ISDS. Aujourd’hui, en Amérique du Nord, plusieurs centaines de plaintes devant des tribunaux arbitraux sont en cours, touchant tous les domaines de l’activité économique. Dès qu’un des États des États-Unis, du Mexique ou une province du Canada décident de modifier leur législation pour protéger l’environnement, renforcer les droits sociaux ou lancer des appels d’offres, ils courent le risque de se faire attaquer par une entreprise. Face à cette menace d’un genre nouveau, on comprend que les députés et les gouvernements réfléchissent à deux fois vant de voter des mesures contraignantes pour réduire la pollution des voitures, renforcer les contrôles sanitaires ou imposer des mesures de lutte contre le réchauffement climatique. Ainsi, quand le gouvernement de la province de Québec a cédé face à trois ans de contestation populaire opposée à la fracturation hydraulique et mis en place en février 2013 un moratoire sur son utilisation dans la vallée du Saint-Laurent, voté en décembre 2012, les entreprises voulant exploiter le gaz de schiste avec cette technique ont attaqué l’État canadien. Parmi elles, Lone Pine Ressources Inc. demande la bagatelle de 250 millions de dollars de dommages et intérêts à l’État fédéral, qui devront être payés par les contribuables si l’entreprise gagne son arbitraged. Un de ses dirigeants a qualifié la décision du gouvernement du Québec d’annuler son permis d’exploitation du gaz de schiste sous la rivière Saint-Laurent d’« arbitraire, capricieuse et illégale… »
Des centaines d’accords bilatéraux, moins publicisés que celui que les États-Unis et l’UE souhaitent mettre en place, ont déjà inclus cette possibilité. C’est le cas, par exemple, de celui signé entre la France et l’Égypte en 1994. Selon la revue GAR e (Global Arbitration Review), il a permis à Veolia, qui avait obtenu en 2000 le marché de l’assainissement de la ville d’Alexandrie, de porter plainte en juin 2012 contre l’État égyptien. Ce dernier avait notamment modifié les règles du jeu en introduisant en 2003 un salaire minimum obligatoire supérieur à ce que cette société versait jusque-là à ses employés. Dans ce monde du secret, la plainte est référencée sur des sites Internet spécialisés comme ITAf, mais n’est pas consultable par le public. Ce second exemple montre que les améliorations sociales sont autant dans le collimateur des firmes globales que les réglementations environnementales.
Bien sûr, les cabinets d’avocats d’affaires se frottent les mains devant cette aubaine et poussent par tous les moyens le développement de cette nouvelle activité lucrative. Nous assistons à la naissance d’un marché des plaintes. Une entreprise attaque un État et demande par exemple 100 millions de dommages et intérêts. Ensuite, elle revend cette plainte 60 millions à un cabinet de juristes spécialisés. À ce dernier de mener la bataille juridique pour obtenir l’amende maximum sur laquelle il se rétribuera grassement. Pour faciliter les gains sur le dos des États, les « juges » siégeant dans les tribunaux arbitraux travaillent aussi sur d’autres dossiers pour les mêmes cabinets d’avocats porteurs des plaintesg. Dans ces conditions, le jeu est biaisé et garantit à cette nouvelle activité une croissance à deux chiffres, sur le dos de l’argent public
Jusqu’à la création de ces tribunaux arbitraux, les multinationales qui voulaient se retourner contre des législations nationales réduisant leur profitabilité devaient convaincre un ou plusieurs États de saisir en leur nom l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. C’étaient alors des panels de gouvernements des pays membres de l’OMC qui jugeaient le litige. La procédure était longue et coûteuse. Quand bien même le jugement était défavorable à l’État attaqué, le fait même de rester dans les rapports de forces politiques entre gouvernements laissait entrebâillée la porte de la démocratie. C’est le cas du conflit qui opposa les États-Unis et l’Europe à propos du bœuf aux hormones. À partir du milieu des années 1980, les paysans français et européens ont refusé de piquer leurs bovins avec des hormones de croissance pour accélérer leur engraissement, comme le faisaient leurs homologues américains. La mobilisation des consommateurs a fait interdire cette pratique par les autorités sanitaires européennes en janvier 1988. En conséquence, la viande de bœuf américain produite aux États-Unis n’est plus entrée sur le marché européen. Les grands groupes de l’agro-industrie, comme Tyson Food ou Cargill, ont réussi sans trop de difficultés à convaincre leur gouvernement de saisir le tribunal de l’OMC. Le verdict est tombé en 1999 : l’Europe a été condamnée, mais elle a maintenu sa position. En rétorsion, les États-Unis ont établi une liste noire de 60 produits agricoles français à surtaxer à 100 % à l’importation, dont le roquefort. C’est à ce moment qu’avec les paysans du Larzac et les éleveurs de brebis nous avons démonté le McDonald’s qui était en construction à Millau, le 12 août 1999. Cette action symbolique a permis d’alerter l’opinion publique. Notre action, et celles qui suivirent, mobilisèrent tellement de monde contre la « malbouffe » liée à la globalisation industrielle sous le seul empire du profit que, malgré la condamnation de l’UE par l’OMC, la viande de bœuf hormonée est toujours interdite en Europe.
Autre exemple récent, la plainte de l’industriel du tabac Philip Morris contre la décision du gouvernement australien, appliquée depuis le 1er décembre 2012, d’imposer un packaging neutre (format et couleur identiques) aux paquets de cigarettes afin de réduire leur attractivité. Farouchement opposé à cette réglementation, Philip Morris a aisément convaincu quelques pays producteurs de tabac, telle la République dominicaine, de porter leur plainte à l’OMC. L’affaire est en cours d’instruction et peut durer longtemps, sans assurance pour l’entreprise car, bien qu’acquise à la cause, l’institution laisse souverain le jury réuni pour l’occasion.
Voilà pourquoi les multinationales ont imposé, avec l’Alena, d’être placées sur un pied d’égalité avec les États : pour pouvoir les attaquer directement en « justice » via les tribunaux arbitraux. Une « justice » taillée sur mesure par et pour les industriels. La même disposition existe dans l’accord avec le Canada signé par José Manuel Barroso. Cet Accord économique et commercial global (AECG) avec le Canada peut encore être refusé par les parlementaires et les chefs de gouvernement… s’ils sont puissamment motivés par l’opinion publique. Ce sont les citoyens qui feront sauter les clivages de partis et pousseront les députés vers un front du refus de ce traité
José Bové
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