PETIT-LAIT
Au fin fond de la Soule,
Grégoire Lauga fabrique un fromage de brebis qui est un plaidoyer pour la
nature et contre la standardisation.
Il trône là, comme une
évidence, sur la table de la cuisine. Eclairé par un néon faiblard, posé sur la
toile cirée, c’est le fruit d’une journée de traite, la moisson des estives
patinée par l’automne : le fromage des brebis de Grégoire Lauga, pas AOC, pas
aux normes, juste un fromage. Un dur, un vrai, un tatoué, avec le goût fort des
souvenirs d’enfance, dans la ferme des cousins, dans ce même coin perdu du Pays
basque. Le goût de cette pâte granuleuse, sèche et franche, qu’on mangeait avec
la confiture, sous le regard affectueux des tantes attendries.
Chaudron. Dans la cuisine,
Grégoire Lauga sert le café qui tiédit tranquillement au fond de la casserole.
Puis il se lève. Dans le séchoir, des fromages de toutes les tailles - selon la
quantité de lait, la période, le climat… Pas de standard chez ses frometons.
C’est un mot qu’il n’aime pas. Quand les éleveurs du coin vont fournir leur
lait à la fromagerie des Chaumes, propriété de l’industriel Bongrain et
productrice du célèbre Etorki, lui, fait son fromage d’estive - que l’on
déguste en ce moment - au chaudron et au feu de bois, c’est-à-dire au mépris
des normes sanitaires européennes. Au risque d’un contrôle qui l’obligerait à
arrêter la production. Mais il préfère ce risque à celui d’être dépendant des
laitiers industriels, qui n’attendent des éleveurs que la productivité,
imposent des conditions parfois drastiques et renégocient les prix tous les
ans. Et puis, «ils mélangent le lait d’alpage et celui des élevages
industriels. Je ne veux pas bosser pour eux, c’est plus intéressant de faire de
la qualité», affirme ce jeune éleveur de 25 ans qui porte sur son visage
la passion du fromage, dans tous les sens du terme.
Dans son œil qui
étincelle, on lit l’amour qu’il porte à cette vie, à ses brebis, à son chien,
et à la meule dorée qui naît tous les jours de ses mains. Et dans les rides qui
barrent précocement son front, on devine les journées de peine : l’été, dans la
montagne où paissent les brebis, il faut être sur le pont de l’aube jusque tard
dans la nuit. Et la fin de la haute saison ne signifie pas la fin du travail :
pendant qu’il répond à nos questions, Grégoire Lauga continue à turbiner,
prépare le foin pour ses brebis, qu’il trimballe dans un corbollio, un panier
en noisetier fabriqué à la main par un retraité du coin.
«Ici, on l’appelle
"Grégoire le fou"», sourit sa mère, Maïté, parce qu’il a bazardé le
beau troupeau de brebis basques de son grand-père, de race manech tête rousse,
pour acheter des têtes noires, moins productives mais plus rustiques, plus
adaptées à la montagne et moins fragiles. En outre, «leur lait est plus riche,
leurs pis sont plus propres, sans nodules, qui sont le résultat d’une sélection
orientée vers une plus grosse production de lait», explique Grégoire, dont les
études - un BTS agricole - transparaissent derrière le retour aux sources et
aux mamelles antiques.
«A la ferme, je faisais
l’inverse de ce qu’on me disait au lycée agricole», sourit-il malicieusement.
Et puis, la production de lait intensive, sa famille l’avait plus ou moins
abandonnée. Une histoire de normes, déjà : au tournant des années 70, on
avait demandé aux grands-parents d’acheter un tank à lait, une cuve spéciale et
réfrigérée, pour garantir la chaîne du froid. Trop cher, trop compliqué.
Franc et simple, il
affirme se contenter de faire «comme les anciens». Même si l’on devine que
c’est plus compliqué que ça, dans cette vieille ferme du fin fond de la Soule,
la plus sauvage des provinces du Pays basque, il est facile d’y croire.
Buanderie. Au détour d’un
vallon, entre le petit bois et la route cantonale, le temps semble suspendu.
Les vaches, qui mâchent tranquillement leur foin, partagent la même maison que
les habitants de la ferme. Dans la vieille étable, il fait bon. Le bruissement
des mandibules bovines fait penser au roulement d’un tambour de machine à
laver.
N’était l’odeur, on se
croirait dans une buanderie. «On est les seuls du village à vider le fumier à
la main, le tracteur ne peut pas rentrer dans l’étable», explique Maïté, qui
s’inquiète de savoir si ça ne nous choque pas de voir «comment [ils vivent]».
C’est elle qui s’occupe de la dizaine de vaches de la ferme, des blondes
d’Aquitaine dont les veaux sont vendus pour leur viande, et que Grégoire Lauga
aimerait remplacer par des blondes des Pyrénées, une souche quasi disparue et,
elle aussi, plus rustique. La grand-mère, elle, s’occupe des poules, des oies
et des canards. Sous les chênes, trois cochons, qui alimentent la réserve
familiale l’hiver venu, fourragent à la recherche de glands. La nature comme
«patron» : c’est ainsi que veut vivre l’éleveur, sans ferment pour faire
cailler le fromage, sans désinfecter à fond son matériel, afin de conserver la
flore bactérienne qui affinera les tommes. Les brebis sont donc en meilleure
santé ; quant à son fromage, il ne s’en porte pas plus mal.
D’ailleurs, l’odeur ne
trompe pas. Quand on entre dans la remise où les fromages attendent sagement la
venue du client sur leurs étagères suspendues, c’est tout un poème. On y
retrouve cette odeur attrayante de pain frais, douce et entêtante comme un
oreiller à l’heure de la sieste. On se sent bien. Quand on mord dedans, on veut
savourer l’instant, laisser passer la force du goût pour garder le beurre sur
la bouche. Le fromage de Grégoire Lauga n’a pas la croûte molle et la pâte
pâteuse, sans défauts, de ses frères industriels ; au contraire, il est sec, presque
friable, avec des petits yeux ça et là. Fruit d’une traite, le brebis basque
est dit «à pâte pressée non cuite» : chauffé pour le caillage, il est ensuite
pressé dans un cercle en bois, et percé par des aiguilles pour faire écouler le
petit-lait plus vite.
Francs-tireurs. Le fromage
d’estive, plus jaune, plus fort et plus fruité, garde d’ailleurs la trace de
ces aiguilles. Même s’il «bataille» pour vendre ses fromages, Grégoire Lauga se
sent de moins en moins seul dans son coin. Un de ses voisins est passé lui
aussi aux têtes noires, un autre élève en bio des chèvres pyrénéennes. Mais la
terre est chère, au grand dam des jeunes francs-tireurs du lait qui veulent
s’installer dans une région riche en têtes fortes. «Il faut être riche pour
rester pauvre», sourit l’éleveur qui a eu la chance d’hériter de la ferme
familiale. Avant de jeter un œil au décor enchanteur de son vallon natal, et
d’ajouter : «Mais au fond, peut-être qu’on est riche ?»
Grégoire Lauga, Maison Choho
64130 Ainharp
Tél. : 05 59 65 77 97
Emmanuel GUILLEMAIN D'ECHON
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