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samedi 17 mars 2012

Sortir de la pauvreté....


Sortir de la pauvreté... à petits pas ?
(Photo : Couverture de l'ouvrage d'Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (Photo), "Repenser la pauvreté" Seuil, "Les Livres du nouveau monde").
C'est un paysage typique des pays en voie de développement : des carcasses de maisons s'élevant le long des routes qui relient au centre-ville. A ces bâtisses, il manque un étage, un toit, parfois un mur. Leurs propriétaires ne les ont pas abandonnées ; ils ne les ont simplement pas finies. Rien d'étonnant pour qui sait que la construction brique par brique est l'une des voies de l'épargne pour les plus pauvres. C'est ainsi que le grand-père d'Abhijit V. Banerjee, l'un des auteurs de Repenser la pauvreté, a édifié la maison dans laquelle le futur économiste a été élevé : pièce par pièce, faute d'avoir accès aux organismes financiers.
L'ouvrage que cet économiste indien signe aujourd'hui avec sa consoeur française Esther Duflo fourmille d'anecdotes montrant l'ingéniosité déployée par les plus démunis pour faire face à leur destin. De fait, acheter des briques dès que l'on possède un peu d'argent est une façon efficace d'immobiliser le capital. A ces comportements qui pourraient sembler irrationnels - comme de ne pas attendre d'avoir réuni une somme suffisante pour construire sa maison en une fois -, les auteurs s'appliquent avec bonheur à trouver des explications. Ainsi des vendeuses de légumes de Chennai qui n'économisent pas sur leur consommation de thé pour acquérir le chariot qu'elles sont obligées de louer chaque jour. C'est que pour avoir la force d'épargner, encore faut-il posséder un cadre de vie assez stable et espérer voir l'effort consenti traduit en récompense. Ce que désirent les vendeuses de fruits semble si loin devant elles et soumis à tant d'incertitudes (encore faudrait-il qu'elles ne tombent pas malades, etc.) que l'anticipation de ce bien ne parvient pas à contrebalancer le plaisir immédiat d'une tasse de thé.
De cette méthode qui vise à comprendre les motivations intimes des individus, Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo ont fait leur cheval de bataille, convaincus qu'il faut en terminer avec les solutions miracles nées du brillant esprit des économistes en chambre, "cesser de réduire les pauvres à des caricatures et prendre le temps de comprendre réellement leur vie, dans toute sa richesse et sa complexité". C'est notamment ce qu'ils mettent en oeuvre au sein du J-PAL (le Jameel Poverty Action Lab), installé depuis 2003 au sein du MIT (Massachusetts). Toutefois, la conviction qu'il existe toujours une explication "raisonnable" aux décisions prises par les pauvres les pousse à certaines formulations qui peuvent sembler péremptoires ou naïves, quand elles ne révèlent pas l'indifférence discutable dans laquelle sont tenus des travaux menés en sociologie et en ethnologie. Faut-il, par exemple, invoquer le cortisol, l'hormone du stress, et ses effets sur le cortex préfrontal, pour expliquer que les pauvres ne fassent pas toujours les bons choix ?
De manière générale, le livre pèche parfois par ce qui fait son intérêt, sa tentative de fonder sur des preuves les programmes de lutte contre la pauvreté. Car s'il est passionnant de voir appliquer aux politiques publiques des méthodes empruntées aux sciences expérimentales, il est dérangeant d'imaginer que l'on puisse tirer de ces observations des lois généralisables. L'approche d'Esther Duflo et d'Abhijit V. Banerjee repose sur une idée simple : évaluer, comme le fait la recherche pharmaceutique, la réussite d'un programme en comparant deux groupes ou deux villages dont l'un se voit appliquer le protocole quand l'autre sert de groupe-témoin. Cette transposition de la méthode des essais cliniques est neuve. En 2010, les chercheurs du J-PAL avaient réalisé ou étaient en train de réaliser sur ce modèle 204 expérimentations dans 40 pays qui concernent aussi bien la santé que l'éducation, les techniques d'agriculture, etc. Le microcrédit, par exemple, a fait l'objet de la part des auteurs d'une "évaluation aléatoire" dans des quartiers d'Hyderabad, en Inde. Il n'en ressort "aucun signe d'une transformation radicale", écrivent-ils. A leurs yeux, le prêt consenti aux plus pauvres à un taux non usuraire peut avoir un effet sur les conditions de vie, mais il faut modérer l'enthousiasme de ceux qui prétendent sortir ainsi des milliers de personnes de la pauvreté : le microcrédit n'est pas la panacée.
On comprend à travers cet exemple ce qui ne manque pas d'agacer certains. Car tout au plaisir de partager leurs découvertes, les auteurs laissent le lecteur naviguer dans un léger flou : ces expérimentations visent-elles à dégager des lois qui vaudraient partout ou à comprendre des situations particulières ? Que peut-on se permettre de généraliser ? Comment passe-t-on du particulier à l'universel ?
Prévenant les critiques, ils rappellent que "les petits changements ont de grands effets". Leurs travaux révolutionneront-ils la lutte contre la pauvreté ? Il est évident que leur succès public et institutionnel tient en partie à la modestie de leurs propositions : en cette période de désarroi idéologique, et dans un domaine, l'économie du développement, qui a été l'un des grands champs de combat doctrinal, tout semble réuni pour couronner la méthode des petits pas. L'économie du développement n'a pas été abandonnée ; avec Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, on se persuade qu'elle se reconstruit, brique par brique.
REPENSER LA PAUVRETÉ d'Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo. Seuil, "Les Livres du nouveau monde", 430 p., 24 €.
Julie Clarini
Extrait
"Pak Awan et sa femme n'avaient aucun plaisir à gérer leur commerce. (...) Les entreprises des pauvres apparaissent souvent davantage comme une façon d'acheter un emploi lorsque des choix professionnels plus classiques font défaut que comme l'expression d'une authentique pulsion entreprenauriale. Beaucoup de ces entreprises doivent leur existence au fait que quelqu'un dans la famille a (ou est censé avoir) du temps disponible et que toute contribution à l'économie familiale est bienvenue. Cette personne est souvent une femme et elle cumule habituellement ses nouvelles fonctions avec les travaux domestiques qu'elle continue d'assumer : il n'est pas sûr qu'elle ait vraiment le choix lorsque la possibilité se présente d'ouvrir un commerce. (...) Il est donc très possible que de nombreux propriétaires de commerce, surtout lorsqu'il s'agit de femmes, ne prennent pas spécialement plaisir à gérer une entreprise, voire même qu'ils redoutent de la voir se développer. Cela pourrait expliquer pourquoi, lorsque les mêmes chercheurs ont offert 250 dollars à des patronnes sri-lankaises pour investir dans leur entreprise, beaucoup s'en sont servies pour autre chose."
("Repenser la pauvreté", pages 341-342.)

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