Héros du plateau.
Au nez et à la barbe des Allemands, les maquisards du Vercors pensaient leur forteresse imprenable. Encore aujourd'hui, les anciens n'en finissent pas d'ausculter les raisons du dénouement tragique de juillet 1944.
Alors, un dénommé Mulheim, un Alsacien, est descendu au milieu de la route et a crié : "Zoldaten Kamaraden !" Et soudain plus un tir : les Allemands écoutaient.» Le cadre : un décor idyllique de pins, de châtaigniers à l'ombre puissante, de mousses rafraîchissantes, de roches calcaires qui affleurent. Une route touristique, en somme, où passent les cyclistes en VTT et les vacanciers en RTT. En bob, lunettes de cycliste et pantalon de toile à carreaux, Richard Marillier pourrait se fondre dans le décor, façon papy en virée estivale avec ses trois copains. Mais il y a la voix, rauque, frémissante, impatiente, qui continue de houspiller ses trois acolytes de la compagnie Chabal, qui livra ici son dernier combat, il y a soixante ans. Une voix qui veut qu'on comprenne bien ce qui s'est passé ce 23 juillet 1944, sur la route de Valchevrière, dans la partie nord du Vercors, au troisième jour de l'attaque allemande qui devait détruire dans le sang le plus grand maquis de France.
«Comme on avait récupéré des stocks d'uniformes français à Grenoble, Mulheim a montré le sien en disant : "Regardez, nous avons des uniformes, nous ne sommes pas des terroristes. On est des troupes régulières, on a été parachutés, on est nombreux, très nombreux." Je l'entends encore dire en allemand : "Viele, viele..." En fait, on était trente. C'était Passy, un lieutenant, qui lui soufflait ce qu'il fallait dire depuis le talus. Mulheim a continué en affirmant que Hitler avait été tué la veille (on avait appris l'attentat du 20 juillet) et que la flotte du Reich s'était sabordée. Les Allemands disaient : "Ja, ja." Ils étaient assez vieux, c'étaient sûrement des pères de famille, prêts à accepter la fin de la guerre. Mulheim leur disait qu'en vertu de la convention de Genève ils devaient déposer les armes et avancer un par un les mains sur la tête. ça a duré quatre à cinq minutes. C'était irréel. Je me suis dit : "Merde, si ça marche, comment est-ce qu'on va faire ?" Puis un sergent allemand est arrivé, a lancé une fusée et aussitôt les armes automatiques ont recommencé à crépiter. Mulheim a reçu une rafale dans le ventre.»
Un retour obsessionnel sur le plateau
Richard Marillier avait 20 ans à l'époque. Par la suite, il est devenu officier d'active et a rejoint la Fédération française de cyclisme avant d'être directeur adjoint du Tour de France dans les années 80. Gueulard, de droite, il est copain avec Mitterrand, qu'il réussit à faire venir à Valchevrière un jour de 1987 où la Grande Boucle passe au Vercors. Comme beaucoup de ceux qui furent là-bas, il reste passionné et agacé, rumine l'affaire (il a deux livres à son actif et il est loin d'être le seul dans ce cas), y revient chaque année, mais fuit les commémorations officielles et les querelles d'anciens combattants. «Avec un copain, on se téléphone toutes les semaines, et plus on parle, plus on se dit que c'est une histoire compliquée.» Pendant six semaines, un maquis tenta de chasser l'occupant allemand par ses propres moyens, avant d'être dispersé dans le sang. Un pari audacieux, héroïque, mais perdu d'avance, à l'instar du coup de bluff du soldat Mulheim, simple épisode comme il y en eut tant en ces journées-là.
Vercors, gloire indécise. En juillet 1944, c'est une mission impossible qui est demandée aux 4 000 hommes réunis là-haut, pas très aguerris : tenir un maquis grand comme un demi-département. En face, la Wehrmacht a déployé près de 15 000 soldats. La bataille se solde par 629 morts, dont 210 civils. Le nom du Vercors est resté un mythe. Mais ce qui s'y est passé n'a guère franchi le cercle des connaisseurs. Au fil des ans, le souvenir de l'Occupation s'est rempli de figures incontestables : Jean Moulin, le groupe Manoukian, le Vél d'Hiv ; mais ce qui fut le plus grand maquis de France continue de flotter aux marges de la mémoire nationale. «Avec le Vercors se trouvent associés les deux versants de la représentation de la France occupée : la face claire et la face sombre, Bir Hakeim et Oradour-sur-Glane, l'héroïsme et le martyre, et aussi la question de la liberté et de la trahison», explique l'historien Gilles Vergnon, qui, dans un livre paru l'année dernière (1), a mis au grand jour les enjeux de mémoire de la légende du Vercors. Une légende ambiguë, vulnérable, chargée d'enjeux politiques ; une légende trop humaine pour entrer dans les manuels d'histoire.
«Une sorte d'île en terre ferme»
Au début était pourtant une montagne, solide, imposante, incontestable. Un haut plateau calcaire long de 50 kilomètres et large de 15, entouré de parois rocheuses quasiment infranchissables. «Un paysage de falaises, de crêtes, de plateaux boisés, de clairières dégagées, remplis de forêts de pins et où la senteur de la résine vous pénètre», disait Alain Le Ray, le premier chef militaire du Vercors, en recevant Libération à l'automne 2002 dans son appartement parisien. Paroles émouvantes d'un vieil homme, droit malgré l'âge, rosette à la boutonnière et qui n'a pas renoncé à rechercher le mot juste : «Un paysage qui pourrait vous abriter pour trois mois de solitude et où on aurait à découvrir quelque chose de soi-même, et aussi de la nature.» Un site prompt à exciter les imaginations en ces années noires, et d'abord celle de l'écrivain Jean Bruller. En juin 1940, alors qu'il combat les Allemands à Romans, il est frappé par les murailles grises qui barrent l'horizon. Il ne montera pas au maquis, mais, deux ans plus tard, sous le nom de Vercors, il publiera clandestinement le Silence de la mer, première expression romanesque de la Résistance.
En mars 1941, un autre écrivain, Jean Prévost, rend visite à l'architecte Pierre Dalloz. Les deux hommes sont réfugiés à Sassenage, près de Grenoble, au pied du Vercors. Dalloz contemple la montagne : «Il y a là une sorte d'île en terre ferme, deux cantons de prairies entourées de tous côtés par une Muraille de Chine. Les entrées en sont peu nombreuses, toutes taillées en plein roc. On pourrait les barrer, agir par surprise, lâcher sur la région des bataillons de parachutes (2)». Il couche par écrit les deux étapes de son plan : installation d'un maquis restreint, repérage des lieux, préparation des terrains d'atterrissage clandestins, récupération et stockage en lieu sûr des armes parachutées ; puis, au moment du débarquement allié en Provence, bouclage du plateau par les maquisards pendant quelques jours, arrivée massive de troupes aéroportées et attaques sur les lignes arrière allemandes, dans la vallée du Rhône ou à Grenoble. «Il n'est pas en France de citadelle naturelle comparable à celle du Vercors», écrit-il en préambule.
Encore aujourd'hui, par témoignages interposés, les anciens auscultent l'enchaînement de circonstances qui a conduit ce plan «Montagnards» à la catastrophe. Etait-il raisonnable d'organiser un si vaste maquis au nez et à la barbe des Allemands ? Pourquoi les renforts alliés promis par Alger ne sont-ils jamais venus ? A-t-on trahi le Vercors ? Par peur d'un maquis qui incarnait la «résistance populaire», le général de Gaulle aurait refusé les parachutages nécessaires pour sauver le Vercors. Après la guerre, la thèse sera défendue par le Parti communiste, mais aussi par Alain Prévost, le fils de Jean, qui avait 14 ans au moment des faits et publie en 1956 le Peuple impopulaire, un roman à clé cinglant, aujourd'hui introuvable (3). Alain Le Ray : «J'ai été souvent pris à partie par des gens, après coup, qui m'ont dit : "Votre Résistance nous a attirés dans des aventures qui n'ont mené à rien."» Malgré le temps écoulé, aucune étude universitaire n'est venue trancher la question. Seule certitude : dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944, sous le feu allemand, le chef civil du maquis, le socialiste Eugène Chavant, conclura son dernier télégramme en qualifiant «ceux qui sont à Londres et à Alger» de «criminels et de lâches». «Nous disons bien : criminels et lâches.»
Des renforts promis et jamais arrivés
Mais, à l'époque, nul n'imagine un dénouement tragique. Approuvé par Jean Moulin, le plan de Dalloz reçoit le feu vert de l'état-major de De Gaulle, alors réfugié à Londres. Alain Le Ray prend la direction des opérations militaires. Un héros, ce Le Ray : fait prisonnier en juin 1940 et transféré à Colditz, où les Allemands enfermaient les officiers alliés, il est le premier à s'en évader en sautant un mur de 6 mètres ; bien plus tard, en 1964, devenu général, il jouera son propre rôle dans Colditz, un feuilleton anglais racontant la vie dans la prison allemande. Au Vercors, il organise les troupes, dont les effectifs enflent régulièrement. «Jour après jour, nous avions l'impression de faire des choses utiles. Nous avons eu des parachutages d'armes assez vite, de quoi mettre sur pied une force de plusieurs centaines d'hommes. Nous avions bon moral.» En mai 1944, Eugène Chavant se rend à Alger, où il se voit promettre par l'état-major de De Gaulle le parachutage de 4 000 hommes. «Dans notre esprit, le Vercors devait être une carte à part, qui permettrait aux Alliés de prendre pied dans les Alpes en quelques jours», poursuit Le Ray.
Une carte à part, certes, mais mineure à l'échelle de l'opération qui se prépare : le débarquement en Normandie. Le 5 juin au soir, pour ne fournir aucun indice à l'ennemi sur les objectifs retenus, les Alliés ordonnent la mobilisation de tous les maquis de France, Vercors compris. Le débarquement en Provence, condition sine qua non pour que le Vercors serve à quelque chose, n'aura pourtant lieu que deux mois et demi plus tard, mais, en quelques jours, 3 000 hommes affluent, persuadés que le grand jour est arrivé. «Comment voulez-vous que je défende tous les accès du Vercors avec les forces dont je dispose ? Je n'ai ni assez d'hommes, ni assez d'armes», demande Huet, le nouveau chef militaire du plateau. «Nous allons recevoir des renforts. On nous les a formellement promis», répond Descour, patron des Forces françaises intérieures pour le sud de la France (4). Le 10 juin, quand Londres ordonne de renvoyer les civils, il est trop tard : ces jeunes gens se sont fait repérer en abandonnant leur travail. La bataille du Vercors s'engage, dans les pires conditions possibles.
Au belvédère de Valchevrière, les touristes dressent l'oreille à la voix de stentor de Marillier. Sidération de voir et d'entendre un héros de guerre, un vrai. A côté de lui, une stèle égrène les noms : «Lieutenant Passy (Freddy Salomon), 32 ans, Augustin Mulheim, 24 ans, Abel Chabal, 34 ans...» De ces plaques, stèles, monuments, nécropoles, il y en a une cinquantaine sur le plateau du Vercors. Les plus émouvantes sont nichées à 2 000 mètres d'altitude, au pas de l'Aiguille ou au pas de la Ville, au-dessus de la falaise vertigineuse du versant est. Alors, face au panorama exceptionnel sur les Alpes, plus aucun doute ne plane sur l'héroïsme de ceux qui y moururent, combattants d'un paysage synonyme de liberté.
AESCHIMANN Eric
(1) Le Vercors, histoire et mémoire d'un maquis, éditions de l'Atelier.
(2) Vérités sur le drame du Vercors, éditions Fernand Lanore, 1979.
(3) Le Peuple impopulaire, éditions du Seuil, 1956.
(4) Paul Dreyfus, Vercors, citadelle de la liberté, éditions Artaud, 1969
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