Lettre à Jean-Marc
Ayrault, membre du collectif Roosevelt
Peu d’associations civiles
peuvent s’honorer d’avoir dans leurs pétitionnaires un Premier ministre. Si
surprenant que cela puisse paraître, Monsieur le Premier ministre, vous êtes
cet homme, et nous, collectif Roosevelt, nous sommes cette heureuse
association. Un bonheur n’arrivant jamais seul, Monsieur Arnaud Montebourg,
ministre du Redressement productif de la France, vous a également emboîté le
pas en rejoignant Roosevelt.
Le propos de cette lettre
ouverte est simple : avez-vous seulement lu ce que vous avez signé ? Et si oui,
pourquoi ne vous en inspirez-vous pas pour conduire votre politique ?
Le collectif Roosevelt
compte plus de 87 000 signataires et son diagnostic de la crise que nous
traversons depuis 2008 stipule que celle-ci n’est pas une crise de
l’Etat-providence et de la dépense publique, mais une crise du capitalisme
dérégulé et de l’effondrement organisé des ressources publiques depuis les
années Reagan. En trente ans, ce sont des sommes considérables qui sont parties
vers les marchés financiers, au lieu d’aller aux salariés, donc aussi à l’Etat
via la TVA. L’Europe risque d’éclater en nouveaux Balkans depuis des mois,
précisément parce qu’elle s’épuise à trouver quelques centaines de milliards
d’euros pour sauver la Grèce, alors que la fortune cumulée des 0,2 % les plus
riches de la planète est estimée à 39 000 milliards d’euros. Inutile de
modifier les traités européens pour cela, la Banque centrale européenne (BCE)
peut prêter sans limites aux organismes publics de crédit (article 21.3 du
statut du système européen des Banques centrales) et aux organisations
internationales (article 23 du même statut). Elle peut donc prêter à 0,01 % à
la Banque européenne d’investissement (BEI), à la Caisse des dépôts ou à telle
ou telle banque publique nationale, qui, elles, peuvent prêter à 0,02 % aux
Etats, qui s’endettent pour rembourser leurs vieilles dettes.
Faut-il le rappeler
encore, la Réserve fédérale américaine (Fed) a prêté aux banques en difficulté
la somme de 1 200 milliards de dollars au taux de 0,01 %, alors qu’au même
moment, les mêmes banques prêtaient aux Etats en difficulté à des taux de 6 %,
7 % ou 11 %. «Etre gouverné
par l’argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé»,
affirmait Roosevelt. Lorsqu’il arrive au pouvoir, il y a 14 millions de
chômeurs, une production industrielle qui a diminué de 45 %, un désarroi
immense de l’Amérique. Il va alors séparer les banques de dépôt et celles
d’affaires, créer un impôt fédéral sur les bénéfices, augmenter le taux d’impôt
applicable aux citoyens les plus riches en le faisant passer de 25 % à 63 %
puis à 79 %, et faire voter quinze réformes structurelles. Autre temps, autres
solutions, penserez-vous. Et pourtant, dans un contexte où la dette des
Etats-Unis dépasse désormais les 350 % du PIB, où la bulle immobilière de la
Chine est inéluctable, où les banques chinoises titrisent leurs mauvaises
dettes, où l’investissement militaire chinois a augmenté de 189 % en dix ans,
tout est en place pour que les leçons de l’Histoire redeviennent amères.
En France, le gouvernement
vient de présenter en Conseil des ministres un projet de loi a minima de
séparation des activités bancaires, qui sera à l’agenda parlementaire en
février 2013. A l’occasion de sa réforme bancaire en 1936, Franklin Roosevelt
déclarait sur Madison Square :
«Nous avons dû lutter contre les vieux ennemis de la paix, le monopole
industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse […]. Ils sont unanimes dans leur haine
contre moi. Et leur haine me réjouit.» A l’inverse, Pierre
Moscovici, le ministre de l’Economie, soutenait : «Partout je privilégierai le consensus. Mon rôle n’est
pas de déstabiliser le secteur dont j’ai la charge.» Privilégier le
consensus bancaire sauvera-t-il seulement le compromis social et démocratique ?
L’Alter Summit à Florence,
célébrant les 10 ans du premier forum social européen (2002), n’a eu de cesse
de rappeler qu’en Allemagne, le recul social imposé aux salariés a été sans
précédent depuis dix ans : le premier décile ne gagne que 259 euros par mois,
tandis que le second décile ne dépasse pas les 620 euros. Il ne s’agit donc
pas, pour nous, d’obtempérer à l’illusoire compétitivité qui s’appuie sur la
baisse du coût du travail. On relance le débat sur les 35 heures, mais faut-il
rappeler que la réforme «Hartz IV» a conduit à une telle multiplication des
petits boulots que la durée moyenne du travail est tombée à moins de 31 heures.
Pour la première fois, les Européens sont descendus dans la rue, en France, en
Italie, en Espagne, en Grèce, au Portugal, en Allemagne et au Danemark, à
l’appel de la Confédération européenne des syndicats pour dénoncer l’austérité
et lui opposer des solutions non délétères pour l’Etat de droit social. En
France, le bilan social de fin 2012, est terrible : 5 millions d’individus
inscrits au chômage, et près de 10 millions de pauvres.
L’Union européenne n’a pas
été nobélisée pour avoir créé un espace social hyperconcurrentiel, mais à
l’inverse pour avoir inventé une conscience éthique commune par-delà les
territorialités qui la composent. A ce sujet, le collectif Roosevelt rappelle
la nécessité de créer un impôt européen sur les dividendes pour mettre fin au
dumping fiscal européen, boycotter les entreprises ayant des filiales dans les
paradis fiscaux, séparer les activités bancaires, mettre en place une taxe
Tobin en affrontant une crise clarificatrice avec les pays européens qui
refuseraient de le faire, s’inspirer du modèle de démocratie européenne pensé
par Joschka Fischer, etc. La bataille intellectuelle doit enfin avoir lieu.
Elle augurera l’avènement d’un nouveau destin politique pour la France.
L’émergence ne peut être le monopole des seuls pays au modèle social
discriminé.
Monsieur le Premier
ministre, sachez que nous vous libérons sans souci de la tyrannie de devoir
nous faire plaisir en ayant signé. Peut-être faut-il vous offrir, comme tout
citoyen consommateur indécis, la possibilité de vous rétracter ou à l’inverse,
de signer en pleine compréhension et connaissance de cause ? Vous nous
trouverez à vos côtés si la seconde hypothèse est choisie.
CYNTHIA
FLEURY Membre fondateur du
collectif Roosevelt
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