Une morale pour temps précaires
Je suis honorée au plus
haut point de recevoir le prix Adorno, et d'être ici parmi vous à cette
occasion. J'aimerais ce soir vous parler d'une question que posa Adorno
(1904-1969), une question qui reste pour nous aujourd'hui encore d'une grande
actualité. C'est une question vers laquelle je reviens sans cesse, une question
qui persiste à se manifester à moi avec insistance. Il n'existe pas de réponse
facile, et certainement aucun moyen commode d'échapper à l'exigence qu'elle
fait peser sur nous. Adorno, bien sûr, nous dit dans Minima Moralia (1944, Payot, 1983) ceci
: "Es gibt kein richtiges Leben im
falschen", "il
n'existe pas de vraie vie dans la vie fausse". Pourtant, un
tel constat ne le conduisit pas à désespérer de la possibilité d'une morale.
Nous sommes effectivement face à la question suivante : comment mener une vie
bonne dans une vie mauvaise ? Adorno soulignait la difficulté de trouver un
moyen de mener une vie bonne pour soi, soi-même, dans un monde plus vaste structuré
par l'inégalité, l'exploitation et diverses formes d'effacement.
En reformulant maintenant
cette question à votre intention, je suis bien consciente d'avoir affaire à une
question qui adopte une forme nouvelle en fonction de la période historique où
elle est formulée. Nous sommes ainsi confrontés dès le commencement à deux
problèmes : le premier consiste à savoir comment mener à bien sa propre vie de
sorte qu'il soit possible d'affirmer mener une vie bonne dans un monde où la
vie bonne est structurellement ou systématiquement hypothéquée pour tant de
gens. Le second problème consiste à déterminer quelle forme cette question
adopte désormais pour nous, ou, autrement formulé, consiste à comprendre
comment la période historique où nous vivons conditionne et imprègne la forme
de la question elle-même.
Avant d'aller plus loin,
il me faut réfléchir sur les termes que nous utilisons. En effet, "la vie bonne" est une
expression controversée puisqu'il existe de très nombreuses et diverses
conceptions de ce que pourrait être "la
vie bonne", la "vraie
vie" (das Richtige
Leben). Beaucoup identifient la vie bonne au bien-être économique,
à la prospérité, ou même à la sécurité, mais nous savons que le bien-être
économique comme la sécurité peuvent être atteints par ceux qui ne mènent pas
une vie bonne. Et cela devient tout ce qu'il y a de plus évident lorsque ceux
qui revendiquent mener une vie bonne le font en profitant du travail d'autrui,
ou en s'appuyant sur un système économique qui renforce des formes d'inégalité.
Alors, il nous faut définir "la vie
bonne" d'une façon plus large afin qu'elle ne présuppose ni
n'implique l'inégalité, ou il nous faut réconcilier "la vie bonne" avec d'autres valeurs normatives.
Si nous comptons sur le langage ordinaire pour nous dire ce qu'est la vie
bonne, nous nous embrouillerons, puisqu'il est devenu un vecteur de mise en
concurrence de systèmes de valeur.
Quand Adorno interroge la
possibilité de mener une vie bonne dans une vie mauvaise, il pose la question
de la relation de la conduite morale aux conditions sociales, mais plus
largement, de la relation de la morale à la théorie sociale ; en effet, il se
demande aussi comment les manières d'opérer, à une échelle plus vaste, du
pouvoir et de la domination pénètrent ou perturbent nos réflexions
individuelles sur la question de savoir comment vivre au mieux. Adorno, dans
ses Problèmes de philosophie morale (1963,
Suhrkamp, 1997) écrit ceci : "La
conduite éthique ou la conduite morale ou immorale est toujours un phénomène
social – cela veut dire qu'il n'y a absolument aucun sens à parler de conduite
éthique et morale séparément des rapports entre êtres humains, et un individu
qui n'existe que pour et par lui-même est une abstraction parfaitement
vide". Il écrit également ceci : "Les catégories sociales sont au cœur même de la philosophie
morale". Ou ceci encore, dans les dernières lignes des Problèmes de philosophie morale : "Bref, à peu près tout ce qui peut encore être
appelé morale aujourd'hui intègre la question de l'organisation du monde – nous
pourrions même dire : la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique,
si tant est qu'elle relève aujourd'hui du domaine de l'atteignable".
Il y a donc un sens à se
demander quelle configuration sociale de la "vie"
entre dans la question de savoir quelle est la meilleure manière de vivre. Si
je me demande comment mener au mieux ma vie, ou comment mener une vie bonne, je
semble non seulement faire appel à des idées sur le bien, mais également à des
idées sur le vivant, et sur ce qu'est la vie. Il me faut avoir le sentiment de
ma propre vie afin de me demander quel genre de vie mener, et ma vie doit
m'apparaître comme quelque chose que je suis en mesure de mener, quelque chose
qui ne s'impose pas seulement à moi. Et pourtant, il est évident que je ne peux
"mener" tous les aspects de l'organisme vivant que je suis. Comment
mener une vie lorsque les processus de vie qui constituent une vie ne peuvent
être tous "menés" ? Ou lorsque seulement certains aspects d'une vie
peuvent être dirigés ou formés de façon délibérée ou réfléchie, alors que
d'autres, très clairement, ne peuvent l'être ? Si la question de savoir comment
mener une vie bonne est l'une des questions élémentaires de la morale, et
peut-être même en effet la question qui la définit, alors il semblerait que la
morale, depuis sa création, soit liée à la biopolitique.
Par biopolitique,
j'entends ces pouvoirs qui organisent la vie, et même ces pouvoirs qui exposent
sur le mode différentiel les vies à la précarité, dans le cadre d'une gestion
plus vaste des populations passant par des moyens gouvernementaux et
non-gouvernementaux, et qui instaurent un ensemble de mesures destinées à
l'évaluation différentielle de la vie elle-même. En me demandant comment mener
ma vie, je suis déjà en train de négocier de telles formes de pouvoir. La
question morale la plus individuelle – comment mener cette vie qui est mienne ?
– est liée à des questions biopolitiques que distillent les questions suivantes
: quelles vies importent-elles ? Lesquelles n'importent pas comme vies, ne sont
pas reconnues comme vivantes ? Ou ne comptent que de façon ambiguë comme étant
en vie ? J'ai suggéré qu'il nous faut, afin de comprendre les modalités
d'attribution différentielle d'un statut, nous demander quelles vies sont dignes
d'être pleurées, et lesquelles ne le sont pas. La gestion biopolitique du qui
n'est pas digne d'être pleuré s'avère cruciale lorsqu'il s'agit d'aborder la
question de savoir comment mener cette vie, comment vivre cette vie dans la
vie, les conditions de vie qui nous structurent désormais.
VIES
MUTILÉES, VIES DÉJÀ MORTES, VIES PRÉCAIRES
Ce qui est ici en jeu,
c'est un type d'enquête consistant à se demander quelles vies sont déjà
considérées comme n'étant pas des vies, ou considérées comme des vies ne vivant
que partiellement, ou comme des vies déjà mortes et envolées, et ce avant toute
destruction ou abandon explicites. Bien sûr, cette question devient très
douloureusement tangible pour qui se comprend déjà comme une sorte d'être
dispensable, un être qui enregistre à un niveau affectif et corporel que sa vie
ne vaut pas la peine d'être sauvegardée, protégée et considérée. Il s'agit de
quelqu'un qui comprend qu'il ne sera pas pleuré s'il perd la vie, et donc de
quelqu'un pour qui l'affirmation conditionnelle "Je ne serais pas pleuré" est vécue concrètement
au moment présent. S'il s'avère qu'aucun réseau social, aucune institution ne
me prendrait en charge en cas d'effondrement, alors j'en arrive à relever de la
catégorie du "qui-n'est-pas-digne-d'être-pleuré. Cela ne signifie pas
qu'il n'y en aura pas certains pour me pleurer, ou que celui qui n'est pas
digne d'être pleuré n'a pas de manières d'en pleurer un autre. Cela ne signifie
pas que je ne serai pas pleuré à un endroit et pas à un autre, ou que la perte
ne sera pas enregistrée du tout. Mais ces formes de persistance et de
résistance interviennent toujours dans une sorte de pénombre de la vie
publique, faisant occasionnellement irruption pour contester ces systèmes par
lesquels elles se voient dévaluées en affirmant leur valeur collective. Alors,
oui, celui qui n'est pas digne d'être pleuré participe parfois à des
insurrections publiques de grande tristesse, raison pour laquelle il est
difficile dans tant de pays de distinguer la procession funéraire de la
manifestation.
La raison pour laquelle
quelqu'un ne sera pas pleuré, ou a déjà été jugé comme n'ayant pas à être
pleuré réside dans l'inexistence d'une structure d'appui susceptible de
soutenir à l'avenir cette vie, ce qui implique qu'elle est dévaluée, qu'elle ne
mérite pas d'être soutenue et protégée en tant que vie par les systèmes de
valeur dominants. L'avenir même de ma vie dépend de cette condition de soutien.
Si donc je ne suis pas soutenu, alors ma vie est jugée faible, précaire, et en
ce sens indigne d'être protégée de la blessure ou de la perte, et est donc une
vie qui n'est pas digne d'être pleurée. Si seule une vie digne d'être pleurée
peut être considérée, et considérée à travers le temps, alors seule une vie
digne d'être pleurée pourra bénéficier d'un soutien social et économique, d'un
logement, de soins médicaux, d'un emploi, de la liberté d'expression politique,
de formes de reconnaissance sociale, et d'une capacité de participation active
à la vie publique. On doit, pour ainsi dire, être digne d'être pleuré avant
d'être perdu, avant que se pose la question d'être négligé ou abandonné et on
doit être capable de vivre une vie en sachant que la perte de cette vie que je
suis serait déplorée, et donc que toute mesure sera prise afin de prévenir cette
perte.
Comment m'efforcer de
mener une vie bonne si je n'ai pas une vie dont je puis parler, ou lorsque la
vie que je cherche à mener est considérée dispensable, ou est dans les faits
déjà abandonnée ? S'il me faut me décider de la meilleure manière de vivre,
alors je dois présumer que la vie que je cherche à mener peut être affirmée
comme une vie, que je peux l'affirmer, même si elle n'est pas affirmée plus
généralement. Donc, bien que je doive me demander, et que je me demande comment
mener à l'avenir une vie bonne – et cette aspiration est une aspiration
importante –, il me faut penser avec le plus grand soin à cette vie qui est
mienne, qui est également une vie sociale à un niveau plus vaste, connectée à
d'autres êtres vivants de façons qui m'engagent dans une relation critique avec
des ordres discursifs au sein desquels je vis, ou plutôt au sein desquels je
m'efforce de vivre. D'où tirent-ils leur autorité ? Et cette autorité est-elle
légitime ? Puisque ma propre vie est en jeu dans une telle enquête, la critique
de l'ordre biopolitique constitue pour moi un enjeu vital, et dans la mesure où
est en jeu le potentiel de vivre une vie bonne, alors est également en jeu la
lutte pour vivre, et la lutte pour vivre dans un monde juste. Pouvoir vivre ou
non une vie valable n'est pas quelque chose que je peux décider seul, puisqu'il
s'avère que cette vie est mienne et n'est pas mienne, et que cela fait de moi
une créature sociale, et une créature vivante. La question de savoir comment
mener une vie bonne est alors déjà, et depuis le début, liée à cette ambiguïté,
et est liée à une pratique vivante de la critique.
Peut-être le mot
manque-t-il pour décrire les conditions dans lesquelles des vies deviennent
invivables ; pourtant, le terme "précarité"
peut aider à distinguer différents modes d' "invivabilité" : par
exemple, l'emprisonnement hors de toute application régulière de la loi ; la
vie dans des zones de guerre ou sous une occupation, une vie exposée à la
violence et à la destruction sans possibilité aucune de sécurité ou de fuite ;
l'émigration forcée, et l'existence dans des camps de réfugiés, dans l'attente
que des frontières s'ouvrent, que de la nourriture arrive, et que des papiers
soient donnés ; la condition d'appartenance à une main d'œuvre dispensable, ou
susceptible d'être sacrifiée, pour laquelle la perspective d'un gagne-pain
stable semble de plus en plus improbable, et qui vit au jour le jour, son
horizon temporel s'étant effondré, les estomacs et les os se ressentant de ce
futur endommagé, essayant de ressentir, mais craignant bien plus ce qui
pourrait être ressenti. Comment se demander comment mener au mieux sa vie
lorsqu'on se sent incapable de diriger sa vie, lorsqu'on est incertain d'être
en vie, ou lorsqu'il nous faut lutter pour ressentir ce sentiment d'être
vivant, tout en craignant ce sentiment, et la douleur de vivre ainsi ? Dans les
conditions contemporaines de l'émigration forcée et du néolibéralisme, des
populations immenses vivent désormais sans entretenir le moindre sentiment d'un
avenir assuré, sans le moindre sentiment d'une appartenance politique sur le
long terme, vivant le sentiment d'une vie mutilée, lui-même partie intégrante
de l'expérience quotidienne du néolibéralisme.
Je ne veux pas dire par là
que la lutte pour la survie prend le pas sur le domaine de la morale ou sur
l'obligation morale en tant que telle. Nous savons en effet que, même dans des
conditions de menace extrême, les hommes offrent tous les actes de soutien qui
s'avèrent possibles. Un certain nombre de récits extraordinaires consacrés aux
camps de concentration nous ont appris cela. Dans l'œuvre de Robert Antelme
[1917-1990, auteur de L'Espèce humaine,
1947, Gallimard, 1957], par exemple, ce pouvait être l'échange d'une cigarette
entre ceux qui ne partageaient aucune langue commune, mais qui se retrouvaient
subir la même condition d'emprisonnement et de péril dans le KZ, le camp de
concentration. Autre exemple, dans l'œuvre de Primo Levi [1919-1987, auteur de Si c'est un homme, 1947, Julliard,
1987], la réponse à l'autre peut adopter la forme de la simple écoute, et de
l'enregistrement des détails de l'histoire que l'autre pourrait raconter,
permettant à cette histoire d'intégrer une archive impossible à nier, de
devenir la trace durable d'une perte en appelant à l'obligation de porter à
jamais le deuil ; autre exemple encore, dans l'œuvre de Charlotte Delbo
[1913-1985, auteure de Auschwitz, et
après, Minuit, 1965-1971], le don soudain à autrui du dernier
morceau de pain dont on a désespérément besoin pour soi-même.
Et pourtant, on trouve
aussi dans ces mêmes récits ceux qui ne tendront pas la main, qui prendront le
pain pour eux-mêmes, qui garderont pour eux la cigarette, et parfois
souffriront l'angoisse de priver autrui dans des conditions de destitution
radicale. En d'autres termes, dans des conditions de péril extrême et de
précarité aggravée, le dilemme moral ne s'éteint pas ; il persiste précisément
dans la tension existant entre le vouloir vivre et le vouloir vivre d'une
certaine manière avec les autres. On "mène une vie" encore, de
diverses façons, modestes et vitales, tandis que l'on raconte ou que l'on
écoute l'histoire, tandis que l'on affirme que toute occasion est bonne pour
reconnaître la vie et la souffrance d'autrui. Même la prononciation du nom peut
intervenir comme la forme la plus extraordinaire de reconnaissance,
particulièrement quand on est devenu un sans-nom, ou lorsque notre propre nom a
été remplacé par un chiffre, ou lorsque plus personne ne s'adresse à nous.
SPHÈRE PRIVÉE, SPHÈRE PUBLIQUE
Hannah Arendt, dans son
ouvrage La Vie de l'esprit [1971,
PUF, 1981] mettait l'accent sur la distinction cruciale entre le désir de vivre
et le désir de vivre bien, ou plutôt le désir de mener une vie bonne. Pour
Arendt, la survie n'était pas, et ne devait pas être un objectif en soi puisque
la vie elle-même n'était pas intrinsèquement un bien. Seule la vie bonne fait
que la vie mérite d'être vécue. Elle apportait une solution à ce dilemme
socratique assez facilement, mais peut-être trop rapidement – du moins me
semble-t-il. Je ne suis pas certaine que sa réponse puisse nous être d'un
quelconque secours, et je ne suis pas non plus convaincue qu'elle ait pu se
montrer un jour tout à fait opérante. Pour Arendt, la vie du corps devait pour
l'essentiel être séparée de la vie de l'esprit, raison pour laquelle elle
établissait dans L'humaine condition une distinction entre la sphère publique
et la sphère privée. La sphère privée incluait le domaine de la nécessité, la
reproduction de la vie matérielle, la sexualité, la vie, la mort, et le
caractère transitoire de la vie. Elle considérait très clairement que la sphère
privée soutenait la sphère publique de l'action et de la pensée mais, dans sa
conception, le politique devait être défini par l'action, dont le sentiment
actif du parler. L'acte verbal devenait ainsi action de l'espace délibératif et
public de la politique. Ceux qui faisaient leur entrée dans la sphère publique
le faisaient à partir de la sphère privée, et donc la sphère publique dépendait
fondamentalement de la reproduction du privé et du passage, un passage clair,
menant du privé au public.
Cette sphère privée
devient l'arrière-plan même de l'action publique, mais devrait-elle pour cette
raison se voir accoler le qualificatif de pré-politique ? Importe-t-il de
savoir si, par exemple, les rapports d'égalité ou de dignité, ou de
non-violence, existent bien dans cet arrière-plan, cette pénombre où demeurent
les femmes, les enfants, les personnes âgées et les esclaves ? Si une sphère
d'inégalité est désavouée afin de justifier et promouvoir une autre sphère
d'égalité, alors nous avons à coup sûr besoin d'une politique qui puisse nommer
et exposer cette contradiction même, ainsi que l'opération de désaveu au moyen
de laquelle elle est soutenue. Si nous acceptons la définition que propose
Arendt entre sphère publique et sphère privée, nous courrons le risque de
ratifier ce désaveu. Si nous tombons d'accord avec la distinction entre sphère
privée et sphère publique que présente Arendt, nous acceptons ce désaveu de la
dépendance comme une condition préalable de la politique, plutôt que de prendre
ces mécanismes de désaveu pour objets de notre propre analyse critique. C'est
en effet la critique de cette dépendance non reconnue qui pose le point de
départ d'une nouvelle politique du corps, une politique qui débute par une
compréhension de la dépendance et de l'interdépendance humaines – une politique
capable, en d'autres termes, de rendre compte de la relation existant entre
précarité et performativité.
Qu'en serait-il en effet
si l'on débutait par la condition de dépendance et les normes qui facilitent
son désaveu ? Quelle différence un tel point de départ entraînerait-il pour
l'idée de politique, et même pour le rôle de la performativité à l'intérieur du
politique ? Est-il possible de séparer la dimension structurante et active du
discours performatif des autres dimensions de la vie corporelle, incluant la
dépendance et la vulnérabilité, des modes du corps vivant qui ne peuvent être
aisément ou pleinement transformés en des formes d'action dépourvue d'ambiguïté
? Il nous faudrait non seulement abandonner l'idée que le discours verbal
distingue l'humain des animaux non-humains, mais il nous faudrait en outre
affirmer ces dimensions du parler qui ne reflètent pas toujours une intention
consciente et délibérée. De surcroît, la performativité de l'animal humain
s'exerce à travers la gestuelle, la démarche, les modes de mobilité, à travers
le son et l'image, à travers divers moyens expressifs qui ne sont pas
réductibles à des formes publiques de discours verbal. L'idéal républicain doit
ainsi laisser la place à une compréhension plus vaste d'une démocratie
sensible.
Notre manière de nous
réunir dans la rue, de chanter ou psalmodier, ou même de garder silence, peut
être partie intégrante, est partie intégrante de la dimension performative de
la politique, situant le discours comme un acte corporel parmi d'autres. Les
corps agissent quand ils parlent, c'est certain, mais parler n'est pas la seule
manière d'agir pour les corps – et certainement pas la seule manière pour eux
d'agir politiquement. Et lorsque des manifestations publiques ou des actions
politiques ont pour objectif de s'opposer à des formes de soutien défaillantes
– manque de nourriture, ou manque d'un refuge, travail peu sûr et sans
compensation –, alors ce qui était auparavant compris comme étant
l'"arrière-plan" de la politique devient son objet explicite. Lorsque
les gens se réunissent pour lutter en commun contre des conditions de précarité
imposées, ils agissent sur un mode performatif, donnant forme incarnée à l'idée
arendtienne d'action concertée. Mais lors de tels moments, la performativité de
la politique émerge des conditions de précarité, et en opposition politique à
cette précarité. Lorsque des populations sont abandonnées par une orientation
économique ou politique, alors les vies sont jugées indignes d'être soutenues.
Au sujet de telles orientations politiques, et contre de telles orientations
politiques, la politique contemporaine de la performativité met l'accent sur
l'interdépendance des créatures vivantes tout autant que sur les obligations
éthiques et politiques qu'entraîne toute orientation politique privant ou
cherchant à priver une population d'une vie vivable. Elles sont également des
manières d'énoncer et promulguer une valeur au cœur d'un système bio-politique
qui menace de dévaluer de telles populations.
Comme j'espère l'avoir
montré, nous ne pouvons lutter pour une vie bonne, une vie vivable sans
répondre aux besoins qui permettent à un corps de persister. Il est nécessaire
d'exiger que les corps disposent de ce dont ils ont besoin pour survivre, car
la survie, à coup sûr, est une condition préalable à l'ensemble des autres
revendications que nous faisons. Et pourtant, cette exigence s'avère insuffisante
puisque nous survivons précisément dans le but de vivre, et puisque la vie,
dans la mesure où elle requiert la survie, doit, pour être vivable, être plus
que la survie. Il est possible de survivre sans être en mesure de vivre sa
propre vie. Et dans certains cas, il ne semble sûrement pas valoir la peine de
survivre dans pareilles conditions. Alors, une exigence fondamentale doit
précisément être l'exigence d'une vie vivable, c'est-à-dire d'une vie qui
puisse être vécue.
Comment alors penser une
vie vivable sans postuler un idéal unique ou uniforme pour cette vie ? La
question, me semble-t-il, n'est pas de découvrir ce qu'est réellement l'humain,
ou ce qu'il devrait être ; nous avons plutôt besoin de comprendre et de prêter
attention à l'ensemble complexe des rapports sans lesquels nous ne pouvons exister.
Aucune créature humaine ne survit ou ne persiste sans dépendre d'un
environnement nourrissant, de formes sociales de relationalité, et de formes
économiques qui présument une interdépendance, et qui la structurent. Il est
vrai que la dépendance implique une vulnérabilité, et parfois cette
vulnérabilité est précisément due à des formes de pouvoir qui menacent ou
diminuent notre existence. Et cela ne signifie pas pour autant qu'il nous est
possible de légiférer contre la dépendance, ou contre la condition de
vulnérabilité à des formes sociales. En effet, nous ne pourrions pas commencer
à comprendre pour quelles raisons il est si difficile de mener une vie bonne
dans une vie mauvaise si nous étions invulnérables à ces formes de pouvoir qui
exploitent ou manipulent notre désir de vivre. Nous désirons vivre, et même vivre
bien, dans le cadre d'organisations sociales de vie, de régimes biopolitiques,
qui parfois jugent nos vies mêmes comme des vies dispensables ou négligeables,
ou pire encore, qui cherchent à nier nos vies. S'il nous est impossible de persister
sans formes sociales de vie, et si les seules disponibles sont celles qui
travaillent contre notre propre perspective de vie, alors nous nous retrouvons
dans une situation à tout le moins délicate, sinon impossible.
VULNÉRABILITÉ
Pour le dire d'une autre
façon encore, nous sommes, comme corps, vulnérables aux autres et aux
institutions, et cette vulnérabilité constitue un aspect de la modalité sociale
à travers laquelle persistent les corps. Ma visée normative, cependant, ne
consiste pas simplement à en appeler à une égale distribution de la
vulnérabilité, puisque bien des choses dépendent de la question de savoir si la
forme sociale de vulnérabilité qui est distribuée est elle-même vivable. En
d'autres termes, on ne veut pas que tout un chacun ait une vie également
invivable. Dans la mesure où l'égalité est un objectif nécessaire, cet objectif
reste insuffisant si nous ne savons pas comment évaluer au mieux si la forme
sociale de vulnérabilité à distribuer est ou non juste. D'un côté, j'avance que
le désaveu de la dépendance et, en particulier, la forme sociale de
vulnérabilité à laquelle il donne lieu, conduit à établir une distinction entre
ceux qui sont dépendants et ceux qui ne le sont pas. Et cette distinction œuvre
au service de l'inégalité, en étayant des formes de paternalisme, ou en
plaquant sur ceux qui sont dans le besoin des qualificatifs essentialistes.
D'un autre côté, je suggère que nous ne pouvons penser un monde social et
politique qui cherche à surmonter la précarité au nom de vies vivables qu'à
travers un concept d'interdépendance affirmant la dépendance corporelle, des
conditions de précarité et des potentiels de performativité.
Si nous en revenons alors
à notre question de départ – comment pourrais-je mener une vie bonne dans une
vie mauvaise ? –, nous pouvons repenser cette question morale à la lumière des
conditions sociales et politiques sans tirer un trait ce faisant sur
l'importance morale de la question. Il se pourrait que la question de savoir
comment vivre une vie bonne dépende du fait d'avoir le pouvoir de mener une vie
tout autant que du sentiment d'avoir une vie, de vivre une vie, ou
effectivement d'avoir le sentiment d'être vivant.
Une réponse cynique est
toujours possible : nous pourrions en conclure que la morale doit céder la
place à la politique entendue au sens le plus large du terme, soit un projet
commun destiné à mettre en œuvre des idéaux de justice et d'égalité sur des
modes universalisables. Bien sûr, pour parvenir à cette conclusion, il reste
encore à régler un problème tenace et particulièrement ardu : c'est qu'il
existe encore ce "je" qui, d'une certaine manière, doit intégrer,
négocier et mettre en œuvre une pratique dans le cadre d'un mouvement social et
politique plus vaste, et que ce mouvement cherche à déplacer ou supprimer ce
"je", et le problème de sa propre "vie", et que se produit
alors une autre forme d'effacement, une absorption dans une norme commune, et donc
une destruction du je vivant. La question de savoir comment vivre au mieux
cette vie, ou de savoir comment mener une vie bonne ne peut en aucun cas aboutir
à l'effacement ou à la destruction de ce "je" et de sa
"vie".
Ou bien si elle le fait,
alors la manière dont la question se voit apporter une réponse conduit à la
destruction de la question elle-même. Et bien que je ne pense pas que la
question de la morale puisse être posée en dehors du contexte de la vie sociale
et économique, sans présupposition quelconque sur le sujet de la vie, ou sur le
sujet vivant, je suis absolument certaine que la réponse à la question de savoir
comment vivre le mieux possible ne peut se voir apporter une juste réponse par
la destruction du sujet de la vie. C'est pourquoi il nous faut nous opposer aux
formes de violence, explicites ou non, qui détruisent les vies, ou qui les
rendent invivables.
Et pourtant, si nous
revenons à l'affirmation d'Adorno selon laquelle il est impossible de vivre une
vie bonne dans une vie mauvaise, nous voyons que le terme "vie"
apparaît à deux reprises : cela n'est pas simplement accessoire. Si je demande
comment mener une vie bonne, c'est que j'aspire à une "vie" bonne,
que je sois ou non celui ou celle qui pourrait la mener. Pourtant, je suis celui
ou celle qui a besoin de savoir : il s'agit donc en un certain sens de ma vie.
En d'autres termes, déjà, de l'intérieur même de la perspective propre à la
morale, la vie elle-même est doublée.
Il existe une idée
implicite dans la question de savoir comment mener une vie bonne dans une vie
mauvaise : c'est l'idée qu'il reste encore à penser ce que pourrait être une
vie bonne, que nous ne pouvons plus la penser exclusivement comme une vie bonne
de l'individu. Si ces deux "vies" existent bien – ma vie et la vie
bonne, comprise comme une forme sociale de vie –, alors l'une est impliquée
dans l'autre. Et cela signifie que lorsque nous parlons de vies sociales, nous
faisons référence à la manière qu'a le social de traverser l'individu, ou même
d'établir la forme sociale de l'individualité. Dans le même temps, l'individu –
et peu importe qu'il soit plus ou moins intensément autoréférentiel – fait
toujours référence à lui-même à travers une forme médiatrice, à travers quelque
média, et son langage même, destiné à le reconnaître, vient d'ailleurs.
Le social conditionne
cette reconnaissance de moi-même que j'opère, et fait œuvre de médiation pour
elle. Comme Hegel nous l'a appris, le "je" qui en vient à se
reconnaître, à reconnaître sa propre vie, se reconnaît toujours également comme
vie d'autrui. L'ambiguïté inhérente au " je" et au "tu"
réside dans le fait qu'il sont chacun liés dans un autre système
d'interdépendance, appelé par Hegel Sittlichkeit,
la vie éthique. Qu'est-ce que cela signifie ? Bien que j'opère sur le mode
performatif cette reconnaissance de moi-même, un ensemble de normes sociales
est combiné au cours de cette performance dont je suis l'auteur. Tout ce qui
est ici élaboré ne trouve pas son origine en moi, quand bien même je ne puis
être pensé sans lui.
Dans les Problèmes de philosophie morale
d'Adorno, ce qui débute comme une question morale sur la manière de mener une
vie bonne dans une vie mauvaise aboutit à l'affirmation qu'il doit y avoir une
résistance à la vie mauvaise afin de poursuivre une vie bonne. Voici ce qu'il
écrit : "(...) la vie elle-même est
si distordue, déformée, qu'au fond personne n'est en mesure d'y vivre une vraie
vie, d'y accomplir sa propre destinée d'être humain – oui, j'irais presque
jusqu'à dire : que le monde est organisé de telle sorte que même la
revendication la plus élémentaire d'intégrité et de décence doit à dire vrai
nécessairement conduire tout un chacun à protester ". Le fait
qu'Adorno écrive "j'irais presque
jusqu'à dire" est intéressant. Adorno n'est pas certain que la
formulation soit tout à fait la bonne, mais il va tout de même de l'avant. Il
passe outre son hésitation, mais la conserve néanmoins sur la page. Peut-il
être dit aussi simplement que la poursuite de la vie morale peut et doit, dans
les conditions contemporaines, déboucher sur la protestation ? La résistance
peut-elle être réduite à la protestation ? Ou bien, pour aller plus loin, la
protestation est-elle pour Adorno la forme sociale qu'adopte désormais la
poursuite de la vie bonne ?
Cette même tonalité
spéculative ne disparaît pas lorsqu'il remarque que "la seule chose qu'il est peut-être possible de dire, c'est que
la vraie vie aujourd'hui consisterait en une résistance aux formes d'une vie
fausse qui ont été perçues et disséquées par le regard critique des esprits les
plus progressistes". Adorno, en allemand, parle d'une vie "fausse", et son traducteur
de langue anglaise de "la vie
mauvaise" – bien sûr, la différence est d'une importance
relative puisque, pour la morale, la poursuite de la vie bonne pourrait bien
être une vraie vie, mais le rapport entre les deux doit pourtant être expliqué.
La protestation comme la résistance caractérisent les luttes populaires, les
actions de masse, et pourtant, dans cette phrase, elles caractérisent les
capacités critiques d'un petit nombre. Adorno lui-même hésite un tant soit peu
ici, y compris en continuant de clarifier ses remarques spéculatives, et en
appelle sur un mode légèrement différent à la réflexivité : "(...) cette résistance à ce que le monde a
fait de nous n'implique en rien une simple opposition au monde extérieur (...)
cette résistance devrait en effet se révéler utile pour lutter contre tout ce
qui en nous tend à prendre part".
RÉSISTANCES
Il est permis de dire
qu'Adorno, à de tels moments, écarte l'idée de résistance populaire, de formes
de critique s'incarnant dans des corps réunis dans les rues pour articuler leur
opposition aux régimes contemporains de pouvoir. Mais la résistance est
également comprise par lui comme un "dire-non" à ce qui, dans le moi,
souhaite prendre part au statu quo. Nous avons donc là à la fois l'idée de
résistance comme une forme de critique que seuls quelques élus peuvent mettre
en œuvre, et l'idée de résistance en tant qu'une résistance à ce qui en moi
cherche à rallier ce qui est mauvais, un frein interne contre la complicité.
Ces affirmations limitent l'idée de résistance de plusieurs manières qu'en
définitive je ne saurais accepter. Les deux affirmations entraînent à mes yeux
des questions supplémentaires : quelle part du moi est refusée, et quelle autre
est investie à travers la résistance ? Si je refuse ce qui en moi pactise avec
la vie mauvaise, ai-je alors atteint à la pureté ? Suis-je intervenu pour changer
la structure de ce monde social dont je me retire ? Ou me suis-je isolé ? Me
suis-je joint à d'autres dans un mouvement de résistance, et un combat pour la
transformation sociale ?
Si en effet la résistance
doit entraîner une nouvelle manière de vivre, une vie plus vivable s'opposant à
la distribution différentielle de la précarité, alors les actes de résistance
diront non à une manière de vivre dans le même temps où ils diront oui à une
autre. L'action concertée qui caractérise la résistance se trouve parfois dans
l'acte discursif verbal ou dans le combat héroïque, mais elle se trouve
également dans ces gestes corporels de refus, de silence, de déplacement, de
refus de bouger, caractérisant ces mouvements qui promulguent des principes
démocratiques d'égalité et des principes économiques d'interdépendance en en
appelant à une nouvelle manière de vivre plus radicalement démocratique et plus
substantiellement interdépendante. Un mouvement social est lui-même une forme
sociale, et lorsqu'un mouvement social en appelle à une nouvelle manière de vivre,
une forme de vie vivable, alors il doit à ce moment promulguer les principes
mêmes qu'il cherche à mettre en œuvre. Cela signifie que lorsqu'ils y
parviennent, de tels mouvements, qui seuls peuvent articuler ce que pourrait signifier
mener une vie bonne au sens d'une vie vivable, sont les auteurs d'une
promulgation performative d'une démocratie radicale.
J'ai tenté de montrer que
la précarité est cette condition contre laquelle luttent plusieurs mouvements
sociaux nouveaux ; de tels mouvements ne cherchent pas à surmonter l'interdépendance,
ou même la vulnérabilité, lorsqu'ils luttent contre la précarité ; ils
cherchent plutôt à produire les conditions dans lesquelles vulnérabilité et
interdépendance deviennent vivables. Nous avons là une politique où l'action
performative adopte une forme corporelle et plurielle, attirant l'attention
critique vers les conditions de la survie, de la persistance corporelles, et
qui se développe dans le cadre d'une démocratie radicale. S'il me faut mener
une vie bonne, il devra s'agir d'une vie vécue avec d'autres, d'une vie qui ne
sera pas une vie sans ces autres ; je ne perdrai pas ce je que je suis, celui
ou celle que je suis sera transformé par mes rapports avec les autres, puisque
ma dépendance à autrui et ma fiabilité sont nécessaires afin que je vive et que
je vive bien.
Notre exposition partagée
à la précarité n'est rien d'autre que le terreau de notre égalité potentielle
et de nos obligations réciproques de produire ensemble les conditions d'une vie
vivable. En reconnaissant le besoin que nous avons d'autrui, nous reconnaissons
tout autant les principes de base qui inspirent les conditions sociales,
démocratiques, de ce que nous pourrions encore appeler "la vie
bonne". Celles-ci sont les conditions critiques de la vie démocratique au
sens où elles sont partie intégrante d'un état de crise permanent, mais aussi
parce qu'elles relèvent d'une forme de pensée et d'action qui répond aux
urgences de notre temps. Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, et
du temps que vous avez bien voulu m'accorder ce soir afin que je partage avec
vous certaines de mes idées.
Traduit
de l'allemand et de l'anglais par Frédéric Joly
Judith Butler, philosophe
Professeure à
l'Université de Berkeley (Californie), Judith Butler a promu dans ses nombreux
travaux la notion de "genre". Elle soutient des positions
antisionistes sur le conflit israélo-palestinien. D'où la polémique qui a
entouré l'attribution à celle-ci du prix Adorno, mardi 11 septembre à
Francfort-sur-le-Main (Allemagne). Ce texte est le discours de réception
qu'elle a prononcé à l'occasion de la remise de cette récompense, à la
Paulskirche, le lieu où sont remis les plus prestigieux prix littéraires,
historiques et philosophiques allemands.
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