La crise de la société politique
(…) Je ne répudie en rien
la politique qui n’est d’ailleurs pas répudiable puisqu’elle détient le
monopole de l’organisation de la société. A mon âge canonique, ma passion
pour les affaires publiques est intacte, sinon virginale.
En revanche, mon inquiétude pour la dégradation de la politique ne cesse
de croître. Ce n’est pas la mélancolie des décennies qui passent, c’est
l’observation d’un phénomène alarmant et même angoissant car il met à la longue
en cause la démocratie, le développement d’une crise de la société politique.
Pas d’une crise de régime, comme la France en a connu tant depuis la
Révolution, jusqu’à additionner une quinzaine de Constitutions, record
d’Europe. Pas d’une classique crise politique, moment de crispation, de
querelle, d’affrontement comme en connaissent toutes les nations, comme le fut
par exemple la noire surprise d’avril 2002, avec la qualification de Jean-Marie
Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle. Non : il y a une
crise de la société politique parce que toute une série de dérèglements graves
et convergents se produit et ne cesse de s’accentuer. Là est ma divergence de
fond avec Daniel Schneidermann qui ne voit rien que de banal là où je
perçois quelque chose d’original, de profond et de très inquiétant. Si nos
regards divergent ainsi, c’est que nous ne nous faisons pas la même idée de la
politique.
Commençons par le symptôme
le plus évident et le plus nauséabond, l’accumulation des «affaires».
Le journaliste Daniel Schneidermann n’y voit rien de neuf sous le soleil, sinon la bravoure de
journalistes d’investigation. Eh bien, pas du tout : lorsque la même semaine,
on nous réveille chaque matin avec le dernier rebondissement de l’affaire
Tapie, de l’affaire Bettencourt, de l’affaire Karachi, de l’affaire
Guéant, de l’affaire libyenne, sans même s’attarder aux compromissions
pagnolesques des Bouches-du-Rhône, on sort de la routine et de la banalité.
Quand le même jour, ce n’est pas vieux, on annonce Cahuzac devant une
commission d’enquête de l’Assemblée nationale, DSK devant une commission
du Sénat et en prime Tapie à la télévision, il y a de quoi vous dégoûter
de vous lever à potron-minet pour aller commenter ces turpitudes. Il ne s’agit
plus de faits isolés mais d’un climat désastreux, d’un concert chaotique de
transgressions immorales qui ne peuvent que donner le sentiment que tout est
pourri au royaume de France. Bien sûr, cela ne correspond en rien à la réalité
mais que pèse la réalité lorsqu’elle revêt de tels oripeaux ? Depuis
l’affaire Stavisky (qui s’est terminée par
le 6 février 1934) ou l’affaire de Panama (qui a débouché sur le
boulangisme), on n’avait pas connu pareille atmosphère qui fait les
délices du démagogue et les cauchemars des démocrates. La Ve République
n’a jamais été vertueuse, elle n’avait jamais semblé aussi vicieuse.
Or, cela se produit en
pleine crise économique et sociale et en pleine dépression psychologique de
la nation tout entière. Pire : les «affaires» se greffent sur d’autres
dérèglements qui ressemblent à autant d’abaissements. Il y a en France deux
grands partis de gouvernements, le PS et l’UMP. Le premier s’est déconsidéré au
congrès de Reims en recourant à la fraude comme de vulgaires escrocs. Le
second a donné l’hiver dernier le spectacle inouï d’un psychodrame aberrant
avec proclamation des résultats avant même qu’ils soient dépouillés, comme dans
une république bananière. Le débat idéologique, jadis grande spécialité
française, théâtrale, abusive ? Il a disparu corps et biens. Chez les
socialistes où ce fut une sorte de religion laïque - rappelez-vous les joutes
entre rocardiens et mitterrandiens ou les débats avec le Parti communiste -,
c’est le désert intellectuel. Le PS est devenu transparent. A l’UMP, où
l’on n’ose même pas réfléchir sur le bilan et les méthodes de
dix années de pouvoir, on parle volontiers de Buisson mais
on n’aborde franchement ni les questions sur l’Europe ni celles sur la
société. Ce qui triomphe, c’est une stratégie d’évitement conceptuelle. La
politique, c’est les idées, proclamait Thibaudet. Aujourd’hui, nous
expérimentons la politique sans idées.
Le niveau du personnel
politique ? Sans jouer les esprits chagrins, il suffit de comparer la
cinquantaine des principaux dirigeants actuels avec leurs homologues des
années 60, 70 et même 80. Qui peut nier le déclin ? Inutile de prendre des
exemples personnels, poste par poste, ce serait inutilement cruel mais
bigrement parlant. En revanche, il faut y ajouter la crise de la
représentation, avec une Assemblée nationale sans députés ouvriers, paysans,
employés et des partis de protestation réduits à la portion congrue. Les
institutions sont solides mais la société politique qu’elles doivent
servir roule et tangue douloureusement, ne compte plus ses voies d’eau. Comment
s’étonner dans ces conditions que les populismes triomphent, à l’extrême
droite, à l’extrême gauche mais aussi au sein des partis de gouvernement et
jusqu’au gouvernement lui-même, si poujadiste à propos de l’Europe ?
Comment ne pas craindre de
nouveaux «21 avril 2002» ? A-t-on relevé qu’à Villeneuve-sur-Lot, outre
les 46 % de l’extrême droite, on avait recensé près de 15 % de votes
blancs et nuls ? Daniel Schneidermann constate flegmatiquement que la politique
qui prospère porte les visages de Jean-Luc Mélenchon et de Marine
Le Pen, autrement dit celui des solutions impossibles et celui des
solutions détestables. On peut plutôt s’en inquiéter. Les Français, toutes les
enquêtes le confirment, n’ont jamais porté un jugement aussi négatif sur les
hommes politiques (sur les journalistes aussi, d’ailleurs), sur leur honnêteté,
sur leur compétence, sur leur efficacité. Pour ne pas percevoir une crise
de la société politique, il faut s’aveugler volontairement.
ALAIN DUHAMEL
(1) Alain Duhamel quitte la matinale de RTL
pour rejoindre l’édition du soir de la radio. Il a expliqué la semaine dernière
à l’antenne «avoir été atteint» par l’affaire DSK et être «littéralement
écœuré» par l’affaire Cahuzac : «Ça fait cinquante ans que je m’occupe de
politique, que j’essaie de comprendre la politique, que j’essaie d’expliquer la
politique, que j’essaie de justifier la politique. Pas de justifier les
mauvaises décisions, mais d’essayer de lui conserver un certain statut dans
l’esprit des gens. Et quand je vois ce qu’il s’est passé en deux ans, je ne veux
pas dire que je suis effondré, ni détruit, mais je suis touché et je suis
écœuré ; donc ça joue.» (Photo à Crest)
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