Ni droite ni gauche, de Zeev Sternhell
J’avais précédemment parlé
du fabuleux ouvrage de Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. La précision
de ce travail et l’audace de ses thèses m’avaient alors ébloui. Lorsque j’ai vu
que Gallimard publiait une nouvelle édition de son œuvre suivante, Ni droite ni
gauche, je me suis précipité dessus sans états d’âme. Coupons court à tout
suspense : je n’ai pas été déçu, ne serait-ce que par la taille de cette
quatrième édition revue et augmentée, plus de mille pages. La droite
révolutionnaire se focalisait sur les années 1885-1914, qui ont vu le
boulangisme, l’affaire Dreyfus, la montée (puis le déclin) du mouvement jaune
et du syndicalisme révolutionnaire, avec des grandes figures comme Barrès,
Déroulède, Sorel, Biétry et Guérin. L’idée principale de l’ouvrage était que le
fascisme, en tant qu’idéologie, était né en France durant le tournant du XXe
siècle, préparant l’arrivée des grands mouvements d’extrême-droite européens.
Ni droite ni gauche (sous-titre : L’idéologie fasciste en France) reprend
les choses au lendemain de la première guerre mondiale. Cette fois-ci, l’objet
d’étude est un secteur méconnu de l’histoire politique française : le
fascisme en France. C’est un lieu commun de dire que la France a échappé au fascisme,
que le régime de Vichy était un avatar lointain d’une droite légitimiste et
réactionnaire, et qu’aucun mouvement de masse digne de ce nom n’a émergé à la
droite de la droite. Ces éléments contiennent chacun un degré plus ou moins
grand de vérité, à l’exception du premier : la France a bel et bien connu
une pléthore de mouvements fascistes durant l’entre-deux-guerres. Sternhell va
s’employer à le prouver, tout en engageant une passionnante réflexion sur la
définition du fascisme.
Ce long chemin commence
par un retour sur la Belle Époque, avec l’étrange aventure des Cahiers du
Cercle Proudhon, entreprise menée par Georges Valois, personnage essentiel,
pour joindre la pensée de Charles Maurras avec celle de Georges Sorel. La haine
de la démocratie bourgeoise avait poussé ce dernier à rompre avec le mouvement
socialiste, ce qui l’a entraîné à dialoguer avec le mouvement le plus
antidémocrate de son temps, l’Action française. Se dessine à partir de là une
première ligne de partage, un premier critère du fascisme. Déçus par
l’évolution de la politique française, un certain nombre de leaders socialistes
ne conçoivent plus le prolétariat comme l’élément révolutionnaire par
excellence, puisque ses velléités de changement semblent limitées… Ils se
tournent donc vers une autre idée, capable de dépasser l’impuissance
prolétarienne pour renverser l’ordre des choses : la nation. Le concept de
nationalisme révolutionnaire fait doucement son chemin, mais n’aura pas
vraiment de succès en France, jusqu’au lendemain de la Grande guerre. Par
contre, il connaîtra une fortune bien plus grande en Italie, avec un Mussolini
qui avait toujours été sensible aux idées socialistes et nationalistes du
Cercle Proudhon. Mais c’est bel et bien en France que va surgir le premier
mouvement purement fasciste en-dehors d’Italie : le Faisceau, fondé en
1925 par Valois. Ce dernier venait de rompre avec l’Action Française, et
profita de l’appui de quelques grands patrons, dont le fameux parfumeur
François Coty. Le but de Valois est clair : détruire les valeurs
bourgeoises, renverser le capitalisme, recréer la grandeur française, grâce à
une fusion entre la Nation et le Socialisme. L’expérience tournera court.
Harcelé par ses anciens amis de l’Action Française, qui considère le Faisceau
comme une menace mortelle pour son vivier d’adhérents, lâché par ses bailleurs
de fonds, le parti disparaît en 1928. Georges Valois fonde dans la foulée le
petit Parti républicain syndicaliste, qui finira par se fondre dans le Front
populaire. Valois périra à Bergen-Belsen en 1945, après avoir rejoint la
Résistance, à plus de soixante-cinq ans.
Zeev Sternhell aborde
ensuite le cas, fort méconnu en France, des théories d’Henri de Man. Leader du
Parti ouvrier belge, ce dernier a publié en 1927 un ouvrage essentiel, Au-delà
du marxisme. De Man, après avoir fait partie de l’aile la plus rouge du parti,
se convertit après la Grande guerre à un socialisme gestionnaire, pleinement
compatible avec la démocratie représentative et avec l’ordre social existant.
Son but principal est le dépassement du marxisme, puisque celui-ci est le
produit d’une époque dépassée ; il réclame donc le remplacement du
matérialisme inhérent au marxisme par un vitalisme hérité du freudisme, pour
bâtir un socialisme qui soit véritablement moral. En termes plus clairs, de
quoi s’agit-il ? Le moteur de l’Histoire n’est pas, pour de Man, la lutte
des classes, mais la psychologie des hommes. Il remplace donc la dialectique
des forces et des rapports de production par le volontarisme des leaders syndicaux
et socialistes. Ceci pourrait apparaître comme une doctrine sociale-démocrate
assez fade, mais la fusion entre socialisme et idéalisme aura de lourdes
conséquences… Henri de Man est resté loin des doctrines fascistes, mais
accueillera favorablement l’invasion de la Belgique en 1940, avant de s’exiler
en Suisse.
Plus célèbre est le cas de
Marcel Déat. Normalien, agrégé de philosophie, l’homme rejoint la SFIO et
commence une carrière fulgurante. Il devient rapidement l’un des leaders de la
droite du parti socialiste. Son ouvrage Perspectives socialistes, paru en 1931,
marque sa prise de distance avec le marxisme : ce dernier n’est pour lui
qu’un outil de réflexion, qui doit être adapté à la réalité contemporaine. Il
réclame aussi un mouvement en faveur des classes moyennes, mais aussi la
réconciliation du socialisme avec la nation dans son ensemble. Déat ne va pas
tarder à rejoindre le camp planiste, et va professer un étatisme conciliant le
capitalisme privé et un socialisme de type national. Léon Blum se heurte de
front à Déat et ses séides, d’une façon très claire : « un socialisme
national ne serait plus le socialisme et deviendrait rapidement
antisocialisme ». Les « néo-socialistes » sont exclus de la SFIO
dès novembre 1933. Les aspects planistes de leur doctrine vont s’amplifier de
plus en plus, avec in fine le fantasme d’un socialisme sans prolétariat. La
question nationale va également prendre de plus en plus d’importance. Déat
tentera sans succès d’empêcher la réussite du Front populaire, puis dérivera rapidement
vers la droite, jusqu’à s’engager corps et âme dans la collaboration avec
l’Allemagne nazie.
Thierry Maulnier, qui
après la guerre deviendra académicien, s’était engagé, au travers de la revue
Combat, dans un long affrontement contre le matérialisme qui selon lui dominait
l’époque : le matérialisme de droite, libéral, consumériste,
corrupteur ; le matérialisme de gauche, marxiste, violent, chaotique.
Thierry Maulnier, tout comme Drieu la Rochelle et Brasillach, défend le
spiritualisme, l’idéalisme, seul capable de donner du sens à l’existence
humaine et capable d’expliquer ses penchants. L’homme est traversé par des
pulsions vitales, de violence, de cruauté et de domination. Il faut donc lui
donner un gouvernement qui sache reconnaître ces pulsions, et s’en servir. Ce
gouvernement ne pourra être qu’un gouvernement fort, viril, nationaliste, qui
ne se cache pas derrière la rationalité bourgeoise ou le prolétarisme…
Sternhell consacre également de longs développements à Emmanuel Mounier,
directeur de la revue Esprit, dont l’antimatérialisme offre de nombreuses
similitudes avec les thèses fascistes. C’est là l’une des thèses les plus
importantes de l’ouvrage : le fascisme est un idéalisme. Le fascisme
révère l’esprit, mais pas la raison. Le fascisme est un vitalisme, une
idéologie basée sur une interprétation réactionnaire de la psychologie
humaine : les hommes sont cruels par nature. Ce n’est pas regrettable, au
contraire… Il faut s’en réjouir. Ce qui est, on en conviendra, une pensée
typiquement droitière.
Zeev Sternhell rappelle
également le comportement peu honorable d’une partie des intellectuels français
durant la guerre, comme celui d’Alfred Fabre-Luce et Bertrand de Jouvenel,
proches du PPF de Doriot, qui se sont reconvertis après-guerre en libéraux bon
teint. L’historien termine sur une longue tirade critiquant la position de
Raymond Aron, qui s’est échiné à défendre l’indéfendable Carl Schmitt, passant
sous silence ses innombrables compromissions avec le national-socialisme.
Ceci dit, quelles sont les
thèses à retenir de cet ouvrage ? La plus importante, c’est que l’ensemble
des mouvements socialistes qui ont quitté le marxisme ont dérivé, d’une manière
ou d’une autre, vers le fascisme, soit en remplaçant le prolétariat par la
nation, soit en abandonnant le matérialisme pour l’idéalisme. L’idée est
audacieuse, voire même grossière, mais Sternhell fournit de nombreux éléments
de preuve. Difficile de trancher, tant ces questions sont méconnues, mais le
comportement de Déat, de Doriot, de de Man et de Valois fait lourdement pencher
la balance du côté de l’auteur… Dans tous les cas, la démonstration de
l’existence réelle du fascisme en France durant l’entre-deux-guerres est faite.
D’autre part, Zeev
Sternhell nous offre toutes les clés pour parvenir à une définition digne de ce
nom du fascisme, dont nous avons d’ailleurs bien besoin. Le fascisme est donc
un mouvement politique nationaliste, professant un socialisme antimarxiste et
organiciste, basé sur un idéalisme antirationaliste et antimatérialiste.
Le fait que cette
description s’applique presque totalement à un certain parti contemporain n’est
pas fortuit. Au contraire, c’est tout à fait logique.
S.C. pour APL
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