Triomphe
pour certains, amère défaite pour d'autres. L'annonce par Bruxelles d'une
probable suspension, dès le 1er décembre et pour deux ans, de trois
insecticides dits néonicotinoïdes, impliqués dans le déclin des abeilles
domestiques (Apis
mellifera) et des pollinisateurs sauvages (papillons, bourdons,
abeilles solitaires, etc.), a été saluée, lundi 29 avril, comme une victoire
par le monde apicole et les organisations de défense de l'environnement. Mais
elle peut aussi, au contraire, être interprétée comme une cuisante défaite.
Tardive
et pusillanime, la décision de la Commission apparaît plutôt comme le symptôme
d'une formidable faillite des systèmes d'évaluation des risques. Et, plus
généralement, d'un grave défaut de vigilance des pouvoirs publics sur les
questions de risques environnementaux – ce même travers qui a conduit au
scandale du chlordécone (Le Monde du 17 avril) dans les Antilles françaises.
De fait,
les firmes agrochimiques ne sortent nullement perdantes de leur affrontement
avec les apiculteurs et les défenseurs de l'environnement. Au contraire. Les
pesticides aujourd'hui sur la sellette auraient, à l'évidence, dû être retirés
du marché voilà de nombreuses années.
Pour
comprendre, il faut savoir que les molécules de la famille des néonicotinoïdes
sont les insecticides les plus efficaces jamais synthétisés. A cette
foudroyante efficacité s'ajoute une autre innovation. L'un des principaux modes
d'application de ces substances consiste à en enrober les semences avant leur
mise en terre. La plante sécrète alors le toxique tout au long de sa vie. Le
traitement n'intervient donc pas ponctuellement, en fonction des attaques de
ravageurs : il est permanent. Il transforme, par défaut, des millions
d'hectares de grandes cultures en champs insecticides.
Le
déploiement de ces technologies – dès le milieu des années 1990 en France – a
correspondu, dans le temps, à une forte accélération du déclin des abeilles et
des insectes pollinisateurs, ces petites bestioles qui fournissent à
l'agriculture européenne un service de pollinisation estimé par Bruxelles à
environ 22 milliards d'euros par an.
Ce n'est
que début 2013 que l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a
rendu un avis scientifique très sévère sur les fameux néonicotinoïdes
(imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame) ; c'est sur la foi de cet avis
que la Commission a proposé la mise en oeuvre du moratoire sur ces produits,
commercialisés sous les noms de Gaucho, Cruiser, Poncho, etc.
UN RISQUE INACCEPTABLE POUR LES ABEILLES
Un tel
avis aurait pourtant pu être formulé par l'EFSA à partir du savoir scientifique
disponible il y a déjà dix ans. En 2001, le ministre de l'agriculture, Jean
Glavany, avait réuni un groupe d'experts (le Comité scientifique et technique
de l'étude multifactorielle des troubles des abeilles, ou CST), composé de
chercheurs d'universités et d'organismes publics de recherche (CNRS, INRA,
etc.). Dans son rapport, rendu en septembre 2003, le CST avait déjà fermement
conclu que l'imidaclopride (commercialisé sous le nom Gaucho) présentait un
risque inacceptable pour les abeilles. Sans, bien sûr, écarter la contribution
des pathogènes naturels (virus, varroa).
Surtout,
écrivaient les experts, les scénarios d'exposition des abeilles à
l'imidaclopride étaient "en accord avec les observations de terrain rapportées par de
nombreux apiculteurs en zones de grande culture, concernant la mortalité des
butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines
mortalités d'hiver". le rapport du CST, s'il a conduit à
l'interdiction du Gaucho en France, a été ensuite commodément oublié. Et ce
bien qu'il eut été simple de l'étendre aux autres néonicotinoïdes. Le moratoire
proposé en 2013 par Bruxelles a donc une décennie de retard.
Tardif,
ce moratoire fait aussi l'impasse sur des faits scientifiques établis par les
agrochimistes eux-mêmes. Les trois molécules visées ne seront retirées que deux
ans, alors que leur persistance dans l'environnement peut excéder plusieurs
années. Elles ne seront, en outre, suspendues que pour certains usages : elles
demeurent utilisées pour les céréales d'hiver au motif que celles-ci ne sont
pas au contact des abeilles. Les trois néonicotinoïdes continueront donc à
s'accumuler et à se disperser dans l'environnement.
La
Commission n'a donc pas complètement pris acte de l'état des connaissances
accumulées sur ces nouvelles générations d'insecticides. Mais il est vrai que
certaines "expertises" ont entretenu le pouvoir politique dans une ignorance
"socialement
construite" sur le sujet. L'histoire des sciences jugera
probablement avec sévérité les divers rapports – comme celui rendu en 2008 par
la défunte Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) –
reprenant à leur compte, parfois dans des conditions d'intégrité discutables,
la vulgate des agrochimistes : les troubles des abeilles étant
"multifactoriels", les nouveaux produits phytosanitaires n'y
joueraient aucun rôle déterminant.
Il a
ainsi fallu plus d'une décennie pour se convaincre qu'organiser la présence
permanente, sur des millions d'hectares, des insecticides les plus puissants
jamais inventés pouvait éventuellement avoir un effet sur ces insectes que sont
les abeilles. Il reste désormais à se convaincre de cet autre truisme : ces
produits ne disparaîtront pas du jour au lendemain de l'environnement. Il
faudra bien plus de deux ans avant que les effets de leur retrait ne se fassent
pleinement sentir.
Stéphane Foucart
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