Pour son
cinquantième numéro et ses douze ans d’existence, Multitudes a ouvert ses pages
à une multiplicité de collectifs en actes. Ils sont tous multiples, divers,
éclatés, hétéroclites, irréductibles à quelque principe unifiant que ce soit.
C’est peut-être la conscience de cette multiplicité et de cette irréductibilité
qui constitue leur seul véritable point commun : contre un gouvernement
tyrannique (en Syrie), contre les inégalités et les folies de la finance (en Espagne,
aux USA), contre des politiques d’austérité (en Grèce), contre un blocus
asphyxiant (en Palestine), contre la corruption autocratique (en Russie),
contre la répression sécuritaire (omniprésente), contre les barrages (en Inde,
au Brésil), contre le TGV (en Italie), contre la privatisation de l’éducation
(au Chili, au Canada), contre l’étouffement néolibéral (en Roumanie, en Israël,
à Paris), contre la domination masculine et les discriminations sexuelles (en
Chine, en France et ailleurs) – ça se soulève de partout, mais partout selon
des modalités, avec des visées et des motivations sensiblement différentes. Ce
sont à la fois ces fortes particularités et ce qui peut les réunir à travers
leurs différences mêmes que ce numéro essaiera de déployer.
En effet,
au-delà de leurs singularités, ces mouvements empruntent beaucoup les uns aux
autres dans leurs formes et leurs contenus, en raison des multiples médiations
communes auxquelles ils se ressourcent et dans lesquelles ils puisent leurs
forces et leurs inspirations. Dans cette perspective, ils constituent autant un
symptôme du monde globalisé auquel ils entendent résister que des actes de
soulèvement inédits.
Les soulèvements de l’intelligence
Entre les
révolutions initiées par les jeunes Tunisiens à la fin de 2010 et les
manifestations organisées par les jeunes Canadiens en mai et juin 2012, c’est
la séquence allant du « printemps arabe » au « printemps
érable » dont témoignent les articles regroupés ici. Car il s’agira à
chaque fois de témoignages plus que de théorisations. Si, à travers nos
multiples incertitudes, il y a une chose dont nous sommes sûrs, c’est bien de
la position intenable du théoricien qui, en surplomb, énonce et annonce la
Bonne Nouvelle cachée derrière les mouvements agitant des masses aveugles.
Et
pourtant, nous partageons le même besoin urgent d’essayer ensemble de mieux
comprendre ce qui traverse, oppose ou solidarise ces diverses formes de
mouvements – ce qui implique bien un effort de recul, voire de surplomb (par la
pensée). Notre solution, dans ce numéro (nous
allons à MCD vous donner à lire plusieurs de ces excellants textes),
a été de postuler un état de fusion entre témoignage et analyse.
Tous les
articles réunis peuvent aussi bien se lire comme des carnets de route sur les
longs chemins de la lutte contre l’oppression que comme des réflexions sur les
enjeux et les moyens, les insuffisances et les promesses de cette lutte.
Nous
avons pris le terme de « soulèvement » dans la pluralité de ses sens.
Celui des activistes qui « se soulèvent » ensemble pour se battre
contre un pouvoir détesté. Celui des indignations que suscitent des politiques
révoltantes et qui provoquent des « levées en masse ». Mais aussi
celui de la pâte à pain que la fermentation de la levure fait « se
lever » sans violence. Ou encore celui des plaques tectoniques qui
poussent vers le haut et font émerger des montagnes, fût-ce au prix de quelques
tremblements de terre potentiellement destructeurs.
Si
quelque chose de commun sous-tend l’irréductible diversité des soulèvements
envisagés ici, c’est peut-être un vaste, long et chaotique mouvement
d’élévation d’une intelligence collective dont l’explicitation est toujours en
retard sur ses réalisations pratiques. C’est parce que « les masses »
sont de plus en plus intelligentes (par l’accès facilité au savoir, par les
nouveaux moyens de communication, par l’élévation du niveau d’éducation) que de
plus en plus d’absurdités sont perçues comme de plus en plus intolérables (les
inégalités sociales, la dérive suicidaire du consumérisme, l’arrogance des
technocrates, l’idiotie des autocrates). Ça se soulève dans les rues (et dans
les réseaux sociaux, sur les blogs, dans les associations), parce que ça
s’élève dans les têtes. Tous ces mouvements qui paraissent se soulever contre
quelque chose, qui est toujours particulier, sont animés par une même soif
commune pour s’élever vers une meilleure intelligence collective de nos
problèmes intriqués – et c’est pourquoi les mouvements d’étudiants contre la
privatisation des études supérieures et pour un accès élargi aux conditions de
l’intelligence commune nous semblent particulièrement cruciaux dans le paysage
multiforme des soulèvements actuels.
Les soulèvements de l’ambivalence
D’où
notre parti pris éditorial : il n’y a pas à choisir entre les analyses des
théoriciens de bureau et les témoignages des hurleurs de rue – les témoignages
sont analytiques et les slogans sont intelligents. Jamais assez intelligents
toutefois, tant sont complexes et surtout ambivalentes les réalités de nos
interdépendances mondialisées et intensifiées à l’extrême. À la lumière de ces
ambivalences, le destin des soulèvements de ces deux dernières années paraît en
effet dire tout et son contraire…
La
domination du capital financier est au bout de son rouleau : aux quatre
coins de la planète, tous ces mouvements de rue expriment un même dégoût envers
l’idiotie constitutive du capitalisme. Parmi les jeunes générations, beaucoup
ont perdu le goût des joies consuméristes ; d’autres, la plupart, y ont de
moins en moins accès, tandis qu’ils continuent à subir de plein fouet les
aliénations qu’elles entraînent (endettement, stress, compétition incessante).
Nous descendons dans la rue parce que nous percevons de plus en plus clairement
à quel point l’individualisation fanatique imposée par l’intégrisme néolibéral
nous rend tous idiots, au sens étymologique de l’idiôtes, le
« privé », le « particulier »,
l’« individualisé », mais aussi au sens tragique de l’imbécile qui
scie la branche de l’arbre sur laquelle il est assis.
Et pourtant :
le capitalisme néolibéral a-t-il jamais été aussi triomphant ? En quelques
mois, la Grèce, l’Italie, l’Espagne se sont vu imposer des mesures antisociales
d’une brutalité inimaginable seulement deux ou trois ans plus tôt. En France,
le statut de l’auto-entrepreneur a réalisé (en douceur) les pires cauchemars de
la lutte contre le CPE. Vue de la place Syntagma, la jubilation néolibérale
pour l’endettement n’en mène pas large ; mais vu de la place Tien An Men
ou des actionnaires d’Exxon, le capitalisme global se porte plutôt bien.
L’intelligence
se lève en masse, descend dans la rue, bourgeonne dans les réseaux sociaux, se
bat pour des études plus accessibles et de meilleure qualité, disions-nous. Et
pourtant : n’est-ce pas le petit bout de notre lorgnette qui gonfle une
fête de rue en grand mouvement social ? Si nos contemporains se lèvent
« en masse », n’est-ce pas pour aller profiter des soldes dans des
centres commerciaux, plutôt que pour exprimer leur dégoût du consumérisme ? Ce
qui menace le capitalisme, n’est-ce pas ses propres emballements
hyper-systémiques, bien davantage que des résistances anti-systémiques qui
gagnent certes en visibilité mais qui restent statistiquement marginales ?
Et
pourtant – nouveau retournement du retournement, sans véritable espoir de
dépassement dialectique à l’horizon – n’est-ce pas sur cette visibilité
elle-même des soulèvements qu’il faut compter, à l’âge de la société du
spectacle généralisé ? Peut-il y avoir d’autres révolutions que
télévisées, ou Facebookisées ?
Penser-ensemble : on ne peut
soulever qu’à plusieurs
Le défi
qui sous-tend tous ces mouvements est celui du penser-ensemble.
Penser-ensemble, d’abord, les deux versants de toutes ces ambivalences (le
triomphe suicidaire de l’idiotie capitaliste et la vitalité minoritaire de
l’activisme politique, les convergences possibles entre l’excentricité
artistique et le mainstream médiatique).
Penser-ensemble,
ensuite, le grand smörgâsbord des différentes formes de soulèvements qui
doivent apprendre à faire table commune : l’éclectisme est une force, pour
multiplier les modes d’actions et de pensée, dès lors qu’on fait son deuil de
la forme-parti et de sa « ligne officielle ».
Penser-ensemble
enfin, parce qu’il n’y a d’intelligence et de puissance d’agir que collectives.
La leçon principale de tous les articles réunis ici est qu’on ne peut se
soulever et s’élever qu’à plusieurs, les uns avec les autres. Non pas toutefois
en se fondant au sein d’une masse indistincte, mais en cultivant les
singularités dont les tensions dynamisent l’ensemble.
Il serait
trop facile pour Multitudes de voir dans les soulèvements de ces deux dernières
années la confirmation des analyses que nous promouvons depuis douze ans sur la
forme sociale très particulière qu’est « la multitude » – ni « peuple »
ni agrégat d’individus, ni masse en fusion ni association
d’entrepreneurs-de-soi. Oui, les soulèvements vivent de la force de leur
singularité collective, comme celle-ci s’alimente de la force des singularités
individuelles dont ils se composent – et en ce sens, « multitude »
reste le terme le moins insatisfaisant pour en désigner la dynamique. Mais,
douze ans après la création de la revue, nous ne prétendons toujours pas avoir
compris comment agissent les multitudes, ni comment elles pourraient agir
mieux, ni même si elles constituent à proprement parler un « acteur »
identifiable comme tel.
Nous
souhaitons simplement continuer à y réfléchir – avec ce numéro spécial, avec
ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront, au milieu des soulèvements à géométrie
variable et des réseaux qui pensent chacun à sa manière : que faire de
l’intelligence et comment l’augmenter ?
Yves Citton
NB : Devant la quantité et la qualité
des contributions qui nous sont parvenues pour ce numéro, nous avons constitué
un dossier d’une taille exceptionnelle, dont une partie paraît dans ce numéro
papier, et dont l’autre partie (tout aussi importante) est publiée sur notre site Internet. Nous
remercions tous les contributeurs, qui ont souvent travaillé dans l’urgence
pour rester au plus près de l’actualité de ce printemps 2012.
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