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lundi 28 novembre 2011

Gérer la transition écologique...

Gérer la transition écologique
Au début des années septante, Ivan Illich inventa la notion de « monopole radical » pour désigner l’emprise qu’exerçait, sur les profondeurs de la société, une technologie comme le système du transport routier, conduisant à l’immobilité tout en rendant quasiment impossible le recours à toute autre alternative. Le constat d’Illich avait une dimension prophétique : sortir d’un monopole radical était très difficile, voire impossible. On ne ferait pas d’omelette sans casser des œufs : il y aurait des victimes, mais au fond cela vaudrait mieux que le maintien d’un statu quo complètement aliénant. Le penseur, qui allait largement inspirer l’écologie politique naissante, ne donnait pas vraiment de mode d’emploi pour réaliser le passage à la société conviviale, c’est-à-dire à une société où l’homme domine l’outil et où il n’est pas dominé par lui. Il lui suffisait de montrer que d’autres chemins étaient possibles, sans réellement jamais indiquer quel véhicule historico-politique il faudrait emprunter pour les parcourir. Les marxistes de l’époque ne manquèrent pas de le lui reprocher, sa conception de l’évolution des sociétés manquant, selon eux, de la plus élémentaire scientificité planificatrice, comme celle que garantissait, pensaient-ils, le matérialisme historique. Avec la lutte des classes, ils disposaient, eux, d’un moteur infaillible pour avancer dans l’histoire, tandis qu’Illich se refusait obstinément à concevoir toute forme de construction historico-politique, laissant entendre que tous ceux qui s’adonnaient à ce genre d’exercices étaient au fond des adeptes de l’onanisme intellectuel... [4]
De l’utopie au sauvetage
Quarante ans plus tard, nous semblons bien loin de ces discussions postsoixante- huitardes. L’heure n’est plus vraiment à l’eschatologie ou aux débats sur la manière de réconcilier défi nitivement les hommes, en les libérant de toute forme de domination, qu’elle soit le fait de la technique ou de l’exploitation capitaliste. L’humanité pense plutôt à sauver sa peau et, en l’occurrence, à faire en sorte que les conditions de vie sur terre ne deviennent pas progressivement insupportables pour un nombre croissant de ses habitants. Cette entreprise de sauvetage est pilotée par des organisations internationales comme l’ONU, au sein desquelles une série de traités internationaux établissent une liste d’obligations à remplir par les États, comme celles qui ont trait à la lutte contre les changements climatiques, mais pas seulement. C’est une toute nouvelle forme de contractualisation de l’action des États qui s’instaure progressivement, à un niveau qui à la fois les dépasse et les engage pour l’avenir. Un document publié en 2007 par la task force Développement durable du Bureau du plan [1] a ainsi relevé pas moins de vingt et un objectifs de développement durable, découlant pour la plupart des ratifi cations d’accords internationaux auxquelles un État comme la Belgique s’est livré ces dernières années.
Se représenter le changement
Mais évidemment, et c’est cela qui doit aujourd’hui nous occuper, la question cruciale est de savoir comment seront atteints ces objectifs dont le terme est généralement situé au milieu du XXIe siècle. Souvent, c’est sur ce point de la mise en oeuvre que le bât commence à blesser, tant la marche semble incertaine, entre la situation présente et une concrétisation aussi proche (c’est pour bientôt) que lointaine (on n’y est pas encore). Pour en prendre une seule mesure, représentons- nous par exemple que le Belge (avec ses maisons mal isolées, son système de transport ineffi cace, ses aciéries, ses usines chimiques, son agriculture consommatrice de carbone...) émet en moyenne l’équivalent de 14 tonnes de gaz à effet de serre par an. Or il est plus que recommandé par les climatologues que les habitants des pays industrialisés réduisent de 90 % leurs émissions d’ici à 2050, ce qui ramènerait les émissions moyennes du Belge à moins de deux tonnes par an, soit un peu plus que ce qu’un automobiliste effectuant quinze mille kilomètres au volant d’une petite voiture émet en une année... On aperçoit donc, avec ce seul exemple, que les bouleversements de nos façons de consommer et de produire, et les changements sociaux qui les accompagneront, sont de nature assez considérables, pour le dire de manière modérée.
Surmonter le fossé entre l’objectif et le présent
On en arrive ainsi au point exact où la plupart des plans de sauvetage de la planète ont abouti ces dernières années, c’est-à-dire au constat du fossé entre l’idéal à venir et le réel contemporain, sans que jamais la méthodologie proposée ne dépasse de beaucoup les appels au volontarisme et au sens des responsabilités à l’égard des générations futures. Bien sûr, la plupart de ces plans, comme par exemple le Plan B de Lester Brown [2], le Pacte écologique de Nicolas Hulot ou plus près de chez nous, le Pacte écologique belge, présentent des bouquets détaillés de mesures à mettre en oeuvre prioritairement. Mais ils se préoccupent peu de leur acceptabilité politique et sociale, sinon via l’organisation de grands débats publics, que Grenelle a finalement incarnés, comme, dans une très moindre mesure, le Printemps belge.
Les nouvelles figures du politique
C’est des tentatives de construction politique de ces transitions et de leur justifi cation éthique que tente de rendre compte le présent dossier. Du Grenelle de France jusqu’au Printemps de Belgique, on découvre comment le politique tente de dépasser le fossé entre le présent et l’objectif en cherchant sa voie dans la mosaïque complexe du changement écologique. La méthodologie est à l’image des États qui les mettent en oeuvre : centralisée en France ; en millefeuille en Belgique. Dans l’un comme dans l’autre cas, les intentions politiques traditionnelles (marquer des points contre ses adversaires politiques) semblent encore souvent prédominantes, ce qui peut d’ailleurs expliquer, au moins en partie, les relatifs insuccès des deux entreprises, qui n’auront fi nalement pas toujours su émerger au sein des contraintes du jeu politique classique.
Mais au-delà de cette écume partisane, l’intérêt des descriptions menées par Erwan Lecoeur et par Benjamin Denis est de mettre en relief les nouvelles formes que peut prendre l’action publique contemporaine au travers de la question écologique. La question qui se pose alors est de savoir quel est l’ordre de causalité : est-ce le défi écologique qui transforme l’action publique ou, inversement, est-ce la forme contemporaine de l’action publique qui ne parvient pas vraiment à relever le défi ? Il y a sans doute rétroaction entre les deux, ces niveaux agissant constamment l’un sur l’autre. Car la tentation à laquelle il importe surtout de résister est celle de la nostalgie d’un modèle linéaire et pyramidal où un pouvoir fort et centralisé serait seul susceptible de nous tirer d’affaire. En matière de développement durable, plus que partout ailleurs, le politique contemporain serait en quelque sorte « condamné » à descendre de son piédestal et à s’adonner aux jeux incertains de la participation et de la contractualisation. L’exercice est à hauts risques, notamment celui de s’enliser dans ce que le sociologue allemand Ingolfur Blühdorn appelle « the politics of unsustainability [3] », c’est-à-dire dans les conduites politiques qui, sous le couvert de prendre au sérieux l’enjeu écologique, s’organisent en réalité systématiquement pour les contourner. De nouvelles usines à gaz bureaucratiques seraient ainsi créées pour donner aux citoyens l’assurance que les choses sont prises en main et qu’en même temps, tout pourrait continuer « business as usual ».
Entre politiques de l’insoutenabilité et gestion de la transition
des tendances non durables de nos politiques économiques, consolidant notre bonne vieille tradition locale de sauvegarder les industries du passé, qu’il s’agisse du soutien apporté à la sidérurgie (voir les millions d’euros gaspillés dans le soutien d’une phase à chaud aussi rapidement relancée que refermée), au blanc-bleu belge (neuf cent mille euros en Région wallonne pour faire la promotion d’une viande qui n’est pas vraiment « durable ») ou aux aéroports « low cost » ; et demain peut-être au revival du nucléaire. Il est vrai que l’exemple en la matière vient d’en haut et que l’Europe s’apprête à accorder quarante milliards d’euros à un secteur automobile qui continue de représenter l’un des plus grands obstacles dans la lutte contre le changement climatique, alors que dans le même temps, les aides européennes aux énergies renouvelables peinent à atteindre le milliard d’euros ! La crise économique qui vient exacerbe évidemment les résistances de l’ancien monde et on ne peut que comprendre - sans pour autant le légitimer - le souci des responsables européens de ne pas voir s’effondrer un secteur crucial pour le PIB européen et pour tous les travailleurs qui en dépendent. Un tel effondrement serait tout le contraire de la transition progressive à laquelle on essaye par ailleurs de s’atteler en faisant appel à des trésors d’ingénierie sociale. Mais comme l’explique Paul-Marie Boulanger, les dispositifs de gestion des transitions écologiques que mettent en oeuvre les pays du nord de l’Europe avec le pragmatisme dont ils sont familiers, se concentrent sur des niches d’innovation. Il s’agit de propulser les comportements innovants sans s’attaquer directement au « disque dur » de nos sociétés, par exemple en lançant des chantiers de transition en matière fi scale.
Une ré-interrogation du social
L’internalisation de toutes les externalités négatives - l’application universelle du principe du pollueur payeur - par le biais de la fi scalité, semble condamnée à rester pour un certain temps une sorte d’idéal régulateur, tant elle se heurte au noyau dur des comportements économiques et sociaux hérités des deux premières révolutions industrielles. Dans l’entretien avec Axel Gosseries, nous voyons que, derrière cette exigence, ce sont des questions très lourdes de justice intra- et intergénérationnelle qui se posent. On se rend compte indirectement de ce que la lutte contre toutes les pollutions par le biais de la fi scalité ne pourra sans doute se faire, si elle n’est pas articulée avec une interrogation plus large sur les questions de redistribution, comme le récent débat sur la TVA sur l’énergie l’a montré 5. Enfi n, au-delà de ces questions de justice, c’est à une interrogation à la fois anthropologique et sociologique sur les changements des rapports entre les êtres humains, qu’ils soient liés socialement ou pas, que nous serons de plus en plus conviés. Car derrière les mutations de notre rapport à l’avenir, au politique et à la nature que dessine la question de la transition écologique, se jouent peutêtre des recompositions plus profondes des rapports entre les humains qui sont encore largement en attente de décryptage.
Auteur(s) : Benoît Lechat
Référence : La Revue Nouvelle Novembre 2008 / n°11
[1] Accélérer la transition vers un développement durable, Rapport fédéral sur le développement durable, décembre 2007.
[2] Lester R. Brown, Le Plan B, Pour un pacte écologique mondial, préface de Nicolas Hulot, Calmann-Lévy, 2007.
[3] Ingolfur Blühdorn, Ian Welsh, The Politics of Unsustainability, Eco-Politics in the Post-Ecologist Era, Routledge, 2008.
[4] Philippe Van Parijs, « Ivan Illich, de l’équivoque à l’espérance », La Revue nouvelle, n° 4, avril 1989, p. 97-106.

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