Une autre économie est urgente !
Au-delà des misères quotidiennes et des privations annoncées, nos dirigeants ne cachent plus le risque d’effondrement et de chaos. Brusque sursaut après des années de complaisance vis-à-vis du capital financier, de son arrogance, de l’explosion de ses produits toxiques, de la prospérité de ses paradis fiscaux, de sa course effrénée vers des profits extravagants. Mais, aujourd’hui encore, s’employant à éteindre les foyers d’incendie les plus menaçants, les gouvernements en place, prisonniers de leur modèle économique, ne s’attaquent pas de front à ses excès.
Et les peuples manifestent leur indignation.
Frappés dès à présent par le chômage, l’érosion du pouvoir d’achat, le démantèlement des services publics, la dégradation de l’environnement, l’extension des zones d’exclusion, ces peuples tentent de s’opposer aux plans successifs de rigueur qui réduisent l’activité et l’emploi. Mais leur indignation peine à se transformer en engagement ; l’opinion, sous forte pression idéologique et médiatique, incitée au repli sur des intérêts personnels, a du mal à concevoir la viabilité d’une autre économie qui soit dégagée de la seule recherche du profit et qui s’attache à l’homme, à son mieux vivre, à la protection de son environnement. Et pourtant, il existe des voies, des alternatives vers cette autre économie ; elles émergent déjà. Nous les rencontrons partout sous des formes multiples quoiqu’encore fragmentées.
Des myriades d’initiatives sociales et solidaires fleurissent, qui ne créent ni déficits ni dettes, qui ne dilapident pas l’énergie. On les trouve là où le marché se dérobe faute de rentabilité suffisante : des Amap - les Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ces circuits de proximité, porteurs de produits bio et d’une alliance entre agriculteurs et citadins - aux échanges équitables appuyés sur la coopération ; des entreprises d’insertion recrutant, formant, qualifiant des personnes rejetées du marché du travail aux fonds éthiques, solidaires, territoriaux (du type France Active) qui assurent leur développement ; des crèches associatives aux résidences intergénérationnelles ; des jardins partagés au covoiturage et à l’écoconstruction de l’éducation populaire ; des spectacles de rue aux logiciels libres… ces initiatives sont des investissements (non des coûts) qui anticipent et préparent d’autres modes de production, de consommation, de pouvoir. Elles ne peuvent prospérer qu’à l’abri de la toute puissance de l’argent.
C’est pour leur donner toute leur place, les multiplier, les renforcer, mais aussi pour irriguer, polliniser l’ensemble de l’économie et de la société que nous avons lancé les états généraux de l’économie sociale et solidaire, réuni 5 000 personnes au palais Brongniart (cette ancienne Bourse des actions devenue pendant trois jours de juin un lieu de débats sur des valeurs autres que l’argent).
C’est dans un même état d’esprit que nous avons fait remonter du terrain 400 «cahiers d’espérance», qui expriment une capacité de résistance aux dérives financières, d’innovation, de coopération, de transformation. Et c’est dans ce mouvement que plus de 100 organisations et personnalités ont signé une déclaration commune (1) mettant l’accent sur les enjeux et les voies d’une économie reposant sur une autre conception de la richesse, de son partage et sur un approfondissement de la démocratie par une écoute et une participation des citoyens.
La classe politique (au moins celles et ceux d’entre elle qui sont attachés à la démocratie et au progrès) n’est pas insensible à ces initiatives solidaires, mais elle ne parvient pas encore à se les approprier ; elle apprécie mieux leur rôle réparateur que leur capacité de transformation du système ; il lui appartient de prendre leur mesure aussi bien en terme de lien social que de création d’emplois, de vraie richesse. Il est grand temps de leur donner les moyens de changer d’échelle pour répondre aux enjeux.
Tel est l’objectif de ce mois de novembre, dédié à l’économie sociale et solidaire, où s’affichent et se déploient des milliers d’initiatives qui témoignent de l’engagement des citoyens, de leur capacité de se rassembler, de coopérer pour mieux vivre ensemble, de s’organiser sur leur propre territoire, de donner le pouvoir aux personnes et non à l’argent, de partager collectivement la richesse produite en préservant les biens communs. Il est urgent de faire en sorte que cette période lourde de difficultés et de menaces devienne celle d’un choc salutaire.
CLAUDE ALPHANDÉRY PRÉSIDENT DU «LABO DE L’ESS» (ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE)
Disponible sur le site www.pouruneautreeconomie.fr
Claude Alphandéry, l’éternel résistant
Claude Alphandéry en est persuadé : le modèle de société qu'il défend depuis des décennies demeure d'actualité, même s'il reste du chemin à parcourir.
À 88 ans, l’ancien résistant n’en a pas fini avec ses combats.
Fin mai, Claude Alphandéry est allé se promener à la Bastille. Pas par romantisme pour cette place de l’Est parisien, symbole des grands rassemblements de gauche. Non, ce soir-là, quelques centaines de jeunes avaient investi les lieux, en écho au mouvement espagnol des « Indignés ». Les pancartes fustigeaient le capitalisme et appelaient à une « insurrection civique, pacifique et apatride ».
Le vieux résistant ne pouvait résister : il lui fallait humer l’atmosphère, aller voir ces jeunes qui le rajeunissent de… plus d’un demi-siècle. En quittant la place, Claude Alphandéry s’est senti renforcé dans ses convictions : le modèle de société qu’il défend depuis des lustres demeure plus que jamais d’actualité.
LUCIDITE
Que peut ressentir un homme de 88 ans, qui, après des années de lutte, sent qu’il touche au but ? Ne le demandez pas à Claude Alphandéry : bien qu’habité par un optimisme inébranlable, l’homme demeure d’une totale lucidité sur le chemin qui reste à parcourir. Méthodique, acharné, presque excité comme un gamin qui aurait décroché son premier job, il continue d’avancer ses pions.
Lorsqu’on a demandé à le rencontrer dans un lieu qu’il aime, il a proposé… son bureau. Où aurions-nous voulu aller ? Claude Alphandéry n’a aucun objet fétiche. Il est plutôt du genre à se séparer des choses avec une facilité déconcertante. Comme cette maison dans le sud qu’il possédait depuis cinquante ans, vendue sans acrimonie quand son épouse est tombée malade.
D’autres se seraient essoufflés. Pas lui. Voilà presque vingt ans que cet inlassable militant mène combat pour faire émerger cette " autre " économie, celle qui place l’humain et l’environnement avant le profit. Alors bien sûr, les signaux qui lui donnent raison sont nombreux : les révoltes dans le monde arabe, les dégâts chaque jour plus criants engendrés par les crises économique et écologique, les initiatives locales qui se multiplient…
Et puis, il y a cette notoriété nouvelle. Car c’est indéniable : Claude Alphandéry est à la mode. Avec ses amis Stéphane Hessel et Edgar Morin, le voilà courtisé de toutes parts, symbole d’une société en résistance.
Mais ensuite ? Est-ce que cette nouvelle voie finira par s’imposer ? « C’est vrai qu’on progresse, mais je ne peux pas répondre, affirme Claude Alphandéry. En 1941, quand on distribuait nos petits journaux clandestins, tout le monde nous disait : c’est sympathique, mais à quoi ça sert face à l’armée allemande ? Et puis, cela s’est transformé en maquis. Il y a un moment, difficile à prévoir, où tout bascule. »
La Résistance, avec un R majuscule : période de référence pour Claude Alphandéry. Élève en hypokhâgne au lycée du Parc, à Lyon, il a juste 19 ans quand il commence à assurer quelques liaisons, à distribuer des journaux. Dès janvier 1942, ses activités deviennent de plus en plus difficiles à dissimuler. Il plonge dans la clandestinité. Très vite, on le nomme chef du Mouvement uni de la Résistance Drôme-Ardèche, puis président du comité départemental de Libération de la Drôme. En 1944, il se retrouve lieutenant-colonel des Forces françaises de l’intérieur.
Claude Alphandéry ne cesse de tirer un fil entre cette époque et ses projets d’aujourd’hui. Dans les maquis, le jeune homme doit fédérer, remettant de l’ordre entre des réseaux qui ne coopéraient pas.
« C’est l’un des fils rouges de ma vie, explique-t-il : si je suis capable de quelque chose, c’est bien de rassembler. » Il apprend aussi à animer des débats, à faire émerger des solutions sans se montrer trop directif. « Voilà des questions très difficiles, qui m’ont toujours accompagné, y compris pour ces états généraux, confie-t-il. Mon plus grand problème, c’est de trouver la bonne forme d’organisation. Je sais qu’il va y avoir du monde, mais je ne veux pas faire le colloque convenu. Il faut qu’il en sorte quelque chose. »
La manifestation promet d’être festive et constructive. Les plus belles figures de l’économie sociale et solidaire sont attendues : Augustin de Romanet, Christian Sautter, Hugues Sibille, Patrick Viveret, mais aussi Michel Onfray et Jean-Louis Laville. L’objectif est aussi simple qu’ambitieux : montrer la force collective de cette forme d’économie et prouver qu’elle constitue une réponse possible à la crise, qu’elle est porteuse d’une transformation en profondeur de la société. « C’est ce que nous faisons sur le terrain qui va, un jour, obliger les États et l’Europe à s’intéresser aux vrais problèmes, comme les mauvaises pratiques des banques. »
Bien entendu, rien de tout ceci n’aurait vu le jour sans son pouvoir d’entraînement, sans son fabuleux carnet d’adresses. « Je suis complètement fou à mon âge de faire un truc comme ça, reconnaît-il. Je suis dans un stress épouvantable. Le soir je n’arrive pas à m’endormir tellement j’ai de choses dans la tête. » Et puis, il y a son âge. « C’est vrai, c’est un handicap évident, reconnaît-il. Je fais les choses avec plus de fatigue qu’il y a dix ou vingt ans. »
Il a néanmoins mobilisé une petite équipe de 12 à 15 personnes autour de lui. Parmi eux, beaucoup de trentenaires qui lui vouent une estime profonde.
Cette volonté de faire bouger les lignes lui vient de loin. Ses parents se sont séparés quand il avait 3 ans. S’il n’a jamais vécu avec son père, il a en revanche beaucoup fréquenté ses grands-parents paternels, très engagés politiquement. Sa grand-mère n’a jamais manqué une réunion de sa section de la Ligue des droits de l’homme. Son grand-père, radical-socialiste, était député et maire de Chaumont.
Il a 13 ans, en 1936, quand il participe à la campagne en faveur du Front populaire. « Pendant les vacances, j’allais tous les midis chercher mon grand-père à la mairie, et pendant une heure, je le voyais s’arrêter dans tous les cafés pour rencontrer ses électeurs. C’est à son contact que j’ai commencé à réfléchir politiquement. »
Après la guerre, Claude Alphandéry ne cessera de s’engager… mais aussi de changer de combats. En 1945, il adhère au Parti communiste puis le quitte brutalement, onze ans plus tard, au moment du rapport Khrouchtchev révélant les dérives du stalinisme. Dès l’année suivante, il part même effectuer une mission à New York pour le compte des Nations unies.
Diplômé de la deuxième promotion de l’École nationale d’administration (ENA), en 1947, il devient haut fonctionnaire au ministère des finances… puis rompt avec la fonction publique en 1960, devenant directeur d’une banque privée. Au milieu des années 1970, il est aussi l’un des proches de François Mitterrand, avant de s’en éloigner.
Car la politique ne l’a, au fond, jamais satisfait. C’est du côté de la société civile, dans le domaine de l’insertion qu’il s’épanouira le plus. Sa grande réussite reste France Active, le principal réseau de financement solidaire, qu’il a dirigé pendant une dizaine d’années. Pour la seule année 2010, ce réseau d’associations a mobilisé 180 millions d’euros, financé 6774 projets et créé ou consolidé 27956 emplois.
Infatigable, Claude Alphandéry ne s’arrêtera pas au soir de la clôture des états généraux. Sans doute prendra-t-il quelques jours pour lire et aller se promener en forêt.
Mais déjà, il évoque l’étape suivante, celle qu’il a prévue comme dans un plan bien huilé : convaincre les partis politiques que l’économie sociale et solidaire est devenue un sujet inévitable dans la campagne présidentielle qui s’annonce. « C’est stupéfiant ! Il se passe des tas de choses dans les régions et personne n’est capable de transformer l’essai au niveau national, s’insurge-t-il. Dans le programme du Parti socialiste, il y a trois lignes, d’une banalité affligeante. »
Il y a quinze jours, Claude Alphandéry devait se rendre à Lille pour tenter de convaincre son amie Martine Aubry de s’emparer du sujet. « S’il sort quelque chose de ces états généraux, on deviendra incontournable. Il faudra préparer la suite, les universités d’été qui nous inviteront, la campagne électorale. Tout repartira à la mi-août. » S’il touche au but, Claude Alphandéry ne le devra qu’à lui-même.
A lire : "Une si vive résistance, entretien avec Claude Alphandéry", 2011, 9,90 €, de l'éditeur Rue de L'Echiquier.
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