Un délitement politique
Nous vivons un moment décisif dans l'histoire de l'Europe, celui dans lequel le projet d'une Union est mis en péril et risque de sombrer dans une dislocation périlleuse pour les Etats, c'est-à-dire les peuples qui la composent. Ce qui frappe face à ce péril, c'est l'incapacité des dirigeants politiques à comprendre ce qui se passe. Depuis le début de la crise de l'euro, les décisions qui ont été prises, sans consultation des peuples, donc par crainte de la démocratie, sont à courte vue et aveugles à la réalité de leurs effets. La manière dont la Grèce a été, sinon abandonnée à la voracité des marchés financiers, du moins humiliée et piétinée, est accablante.
Après la Grèce, il en sera de même pour d'autres : l'Irlande, le Portugal, l'Espagne ou l'Italie. La France, déjà sous la surveillance des agences de notation, n'est pas loin de ce peloton des Etats dépensiers qu'il faut dans cette logique "sanctionner". La solution unique à la crise qui consiste à soumettre les populations à une austérité grandissante produit l'effet inverse de celui attendu : la récession, l'accroissement du chômage, la diminution des recettes fiscales, mais aussi la perte de confiance des populations envers leurs dirigeants, l'apparition de mouvements de résistance contre la destruction de l'emploi, la dureté de la vie, l'incapacité à faire face aux dépenses les plus indispensables, sans parler de la dégradation du niveau de vie, la régression sociale, la précarité. Ce n'est pas seulement l'Union européenne qui est en péril, mais aussi la civilisation dont elle est porteuse.
Nous voyons tous les jours l'UE donner le spectacle affligeant de son incapacité à se déterminer et à se vouloir comme telle, qui n'est que la traduction de l'incertitude et de l'incompréhension de ses dirigeants, soucieux de ne pas déplaire à leur population, qu'ils ne consultent pourtant pas. Il y a là une crainte de la démocratie qui est la matrice de tous les populismes. Si les gouvernants ne comprennent pas ce qui se passe, c'est parce qu'ils croient encore que le marché est un principe d'autorégulation et de vérité. La culpabilisation des peuples et des Etats en est le résultat. Or, il ne s'agit pas d'un phénomène objectif ou d'une loi, mais d'une simple croyance. On le sait, la croyance joue un rôle décisif en économie. Cette disposition subjective est l'une des sources des maux qui accablent l'UE.
Pourquoi les Etats qui ont sauvé les banques, et devaient le faire, ne se sont-ils pas donnés les moyens de contrôler le fonctionnement et les choix de celles-ci ? Pourquoi des mesures drastiques, institutionnelles et financières ne sont-elles pas prises pour arracher les Etats à l'évaluation de trois agences de notation dont on sait le peu de crédibilité, puisqu'elles ont noté AAA les produits subprimes jusqu'au moment de la catastrophe de 2008 ?
Pourquoi laisser les marchés financiers accroître leur emprise sur les Etats par l'augmentation des dettes dites "souveraines" mais dont la caractéristique est d'être plutôt des dettes de servitude ? Parce que les dirigeants des Etats continuent à croire aux vertus d'autorégulation et d'information du marché. Il était possible d'éviter le péril où nous sommes. Est-il possible d'en sortir ? A cette question, la réponse peut être positive, mais à la condition que le politique sorte de l'état de servilité et de délitement dans lequel il s'est mis et qui comporte trois aspects.
1 - Au niveau de l'Etat, nous assistons à la destruction du domaine public et à la généralisation du modèle privé de l'entreprise, considéré comme le paradigme de l'efficacité. L'Etat entrepreneurial est un Etat qui n'est pour ainsi dire plus politique. Il est gestionnaire, puisqu'il conçoit tout en termes de gestion, y compris lui-même. Il ne sait plus distinguer la spécificité des ordres, des institutions et des finalités. Comment l'Etat, qui se pense comme une entreprise, pourrait-il échapper à la logique des marchés ? Le résultat direct tient à ce que le pouvoir est dans les mains du marché. Là où la démocratie régresse, la dictature antipolitique des marchés s'accroît.
2 - Au niveau de la société civile, on assiste à l'érosion de tout ce qui est commun : remise en cause des mobilisations collectives, isolement par mise en concurrence des individus dans le travail, qu'il concerne le secteur de la production, de la santé, de l'éducation ou autres. La société des individus devient une juxtaposition de solitudes. La violence et l'insécurité relèvent de cette extension de l'isolement et de l'indifférence ou de la crainte des autres.
3 - Au niveau anthropologique, l'individu replié sur lui-même est plus manipulable, parce que plus dépendant des pouvoirs qui l'encadrent. Les individus ainsi isolés donnent prise aux extrémismes politiques.
Ce triple caractère du délitement politique explique la dégradation de la démocratie qui affecte le régime, la société et l'homme démocratique lui-même. Comment des Etats dont la démocratie se dégrade pourraient-ils former une UE démocratique ? C'est pourtant bien de cela qu'il s'agit, et c'est la question que pose le philosophe Jürgen Habermas.
Il se pourrait bien que la vision constitutionnelle de la formation d'une volonté politique non étatique de l'UE soit en mesure de redonner vigueur à l'idée démocratique, en obligeant les dirigeants européens à penser autrement leurs rôles. Jürgen Habermas pense la constitution politique autour de cinq thèmes :
- l'idée qu'une union politique de l'Europe ne peut se faire non seulement sans une harmonisation des économies, mais aussi sans une homogénéité des conditions de vie ;
- l'idée que l'UE doit être une entité politique, mais non étatique. Autrement dit elle ne saurait avoir les prérogatives des Etats touchant l'usage de la violence, l'application de la justice, la protection des libertés. Mais il y aurait pourtant subordination des droits nationaux au droit supranational ;
- le partage de souveraineté ne doit pas être pensé comme un partage entre Etats membres mais entre les peuples européens. Les individus jouant un rôle constituant à deux niveaux dans le cadre des Etats et dans celui de l'Union. Ce qui serait déterminé dans l'UE, en vertu d'une volonté démocratique commune, ne leur reviendrait donc pas comme un diktat d'une instance extérieure ;
- l'égalité des droits des peuples et des citoyens européens doit se traduire au niveau institutionnel par une stricte égalité du Parlement et du Conseil européens, devant lesquels la Commission serait responsable ;
- l'exercice de la citoyenneté européenne rendrait possible une solidarité des citoyens de l'Union.
Il se pourrait bien que la relance de l'idée d'une Europe politique et du projet constitutionnel qui lui serait lié soit la voie par laquelle l'idée démocratique retrouvera son sens.
Yves Charles Zarka, philosophe, professeur à la Sorbonne, université Paris-Descartes
Ouvrage : "Repenser la démocratie" (Armand Colin, 2010).
Chronologie
- 27 octobre 2011 : les Etats membres de la zone euro se mettent d'accord sur un plan d'aide financière européen pour résoudre le problème de la dette grecque.
- 31 octobre : Georges Papandréou annonce la tenue, en janvier 2012, d'un référendum sur le plan d'aide.
- 4 novembre : le ministre grec des finances, Evangelos Venizélos, annonce l'annulation du projet de référendum.
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