Issu d'un milieu
modeste Jean-Jacques Rousseau s'est autant formé par l'expérience que par les
livres. Cela explique en partie pourquoi la Révolution française a plus retenu
son nom que ceux de Voltaire ou Diderot. Son œuvre est si riche et si
subversive qu'aucun parti ne peut la saisir et la faire sienne, mais que tous
peuvent s'en prévaloir. Tous les révolutionnaires s'en sont inspirés, explique
Tanguy L'Aminot. Enfin le style de Rousseau est lui aussi très novateur parce
qu'il mêle sa personne à ses idées, avec un souci de sincérité égal, dans sa
pensée et dans sa vie.
Qu'est-ce que le
nom de Rousseau évoque en 2012, année du tricentenaire de la naissance du
philosophe, pour un honnête citoyen, au-delà des connaissances basiques, voire
scolaires qu'il peut en avoir ?
Tanguy L'Aminot : Le nom évoque, à mon avis, pour le plus grand
nombre la nature et l'écologie. Pour les plus politisés, la dimension politique
reste vive sans doute. Pour les femmes, la première image qui surgit est celle
du misogyne, du phallocrate. C'est cela la perception que peut en avoir le
grand public aujourd'hui. Il y a également l'autobiographe, puisque c'est le
thème proposé dans le cadre scolaire, avec Les
Confessions et Les Rêveries.
Cette dimension de
l'autobiographie renvoie à la fin de sa vie ou imprègne- t-elle toute son
œuvre ?
Tanguy L'Aminot : Elle est présente à la fin de sa vie sans aucun
doute, même s'il a produit quelques petits essais d'autobiographie auparavant.
Il a eu en 1747 un projet de journal avec Diderot, Le Persifleur, dans lequel il se met en scène sous un
jour léger, libertin presque, qui ne correspondra pas à ce qu'il est et à ce
que sera sa vie. C'est un peu comme un jeu, mais c'est un texte de caractère
autobiographique.
Dans quelle mesure
est-il autodidacte ?
Tanguy L'Aminot : Oui, il se forme seul. Il en parle longuement dans
Les Confessions, il dit qu'il
a une éducation sur le tas. Son père est horloger, sa mère est morte après sa
naissance, il est près de son père et lit les romans de sa mère à son père qui
travaille dans son atelier.
Comment
accède-t-il aux connaissances sur les arts, les sciences, la politique,
l'économie, etc ?
Tanguy L'Aminot : Il y aura plusieurs étapes. La première que
j'évoquais est celle de la découverte de la sensibilité à travers des romans
précieux de la bibliothèque de sa mère avec La Calprenède ou Madeleine de
Scudéry, c'est ce qu'il va lire en premier et qui va former sa sensibilité. "Je sentis avant de penser",
dit-il. La deuxième intervient aux Charmettes, quand il est dans la maison
louée par Mme de Warens ; c'est aussi une époque amoureuse pour Rousseau,
mais pas seulement : il va passer l'hiver tout seul et ce n'est pas
follement gai contrairement à ce qu'en dit une vision erronée de la vie de
Rousseau. Donc, il passe l'hiver là, dévore la bibliothèque et va se faire ce
qu'il appelle un "magasin
d'idées" ; il va lire les grands philosophes de l'époque
John Locke, Charles Rollin, Pierre Bayle, etc. Et il est assez doué pour
effectuer ces lectures seul, c'est un peu cela aussi le génie de Rousseau.
Et puis il a une troisième phase dans sa formation : il va fréquenter des milieux très divers, contrairement aux philosophes de son époque qui viennent d'un même milieu, n'en sortent pas ou ne fréquentent que leurs collègues intellectuels. On parle du cosmopolitisme des philosophes, c'est vrai, mais c'est avant tout un cosmopolitisme mondain. Quand Diderot va en Russie, il y rencontre la noblesse russe et Voltaire de même quand il est en Prusse. Rousseau, issu d'un milieu populaire, va traverser des contrées sociales différentes et ne va pas rencontrer que l'élite. À Venise, il va fréquenter un monde interlope, fait d'espions ou de personnages singuliers, pas convenables selon les critères des gens bien.
La première fois qu'il arrive à Paris en 1731, il le raconte dans Les Confessions, il traverse le quartier de Saint Martin, le plus pauvre de Paris, et c'est la première image qu'il a de cette ville. Cette perception du monde va se retrouver dans son œuvre où il ne cessera d'évoquer les capitales qui ruinent un pays parce qu'elles attirent toutes les énergies et les richesses et appauvrissent les campagnes et les provinces. La formation de Rousseau, n'est pas simplement livresque, mais aussi faite d'expériences et de choses vues.
Et puis il a une troisième phase dans sa formation : il va fréquenter des milieux très divers, contrairement aux philosophes de son époque qui viennent d'un même milieu, n'en sortent pas ou ne fréquentent que leurs collègues intellectuels. On parle du cosmopolitisme des philosophes, c'est vrai, mais c'est avant tout un cosmopolitisme mondain. Quand Diderot va en Russie, il y rencontre la noblesse russe et Voltaire de même quand il est en Prusse. Rousseau, issu d'un milieu populaire, va traverser des contrées sociales différentes et ne va pas rencontrer que l'élite. À Venise, il va fréquenter un monde interlope, fait d'espions ou de personnages singuliers, pas convenables selon les critères des gens bien.
La première fois qu'il arrive à Paris en 1731, il le raconte dans Les Confessions, il traverse le quartier de Saint Martin, le plus pauvre de Paris, et c'est la première image qu'il a de cette ville. Cette perception du monde va se retrouver dans son œuvre où il ne cessera d'évoquer les capitales qui ruinent un pays parce qu'elles attirent toutes les énergies et les richesses et appauvrissent les campagnes et les provinces. La formation de Rousseau, n'est pas simplement livresque, mais aussi faite d'expériences et de choses vues.
Quelle est la
véritable relation de Jean-Jacques Rousseau avec les philosophes ?
Tanguy L'Aminot : Il n'est pas de leur clan. C'est surtout avec
Diderot qu'il va bien s'entendre ; ils ont à peu près le même âge, Diderot
est un peu plus jeune. Ils ont des projets en commun et s'entendent bien avant
de devenir des frères ennemis. Et la détestation sera forte pour diverses
raisons. Rousseau a gardé de ses origines genevoises certains traits de
caractère. Sur le plan religieux il ne s'entend pas du tout avec les athées
comme d'Holbach ; il n'apprécie pas les discours ou les plaisanteries du
milieu encyclopédiste. Il reste sur sa réserve et même se fâche et menace de
partir si l'on s'obstinait à blasphémer, lors d'un fameux banquet chez Mlle
Quinault, en 1754. C'est le fondement et les raisons d'une rupture qui
interviendra en 1756. Et le fait que Diderot et d'autres veulent intervenir
dans son amour pour Sophie d'Houdetot, amie de Saint-Lambert, le choque. Ce
milieu, cette ambiance, cette manière de vivre des philosophes gêne Rousseau,
le calviniste. Cette morale qui se défait le détourne d'eux.
Comment s'élabore
sa réflexion, et en quoi est-il subversif ?
Tanguy L'Aminot : La Révolution française a plus retenu le nom de
Rousseau que ceux des philosophes. Pendant la révolution tous les groupes vont
se réclamer de lui : les aristocrates, les contre révolutionnaires, les
Bourgeois, les Girondins, les Montagnards, les Jacobins ou les Enragés même.
Tous vont à un moment ou à un autre se référer à Rousseau ou l'invoquer pour
attaquer les autres. Un pamphlet édité par un certain Lenormand, sous la révolution,
s'appelait même Jean-Jacques Rousseau
aristocrate.
Il est subversif parce que son œuvre est si forte qu'aucun parti ne peut la saisir et la faire sienne. Il peut juste y puiser. Rousseau ne propose pas une doctrine reposante que l'on peut ranger sur un rayonnage ou dans un livre une fois la lecture terminée, sans suite aucune. On ne s'étonnera pas qu'il ait également nourri les révolutions du monde entier : en Russie, en Pologne au XVIIIe siècle. En Amérique latine, il a influencé Simon Bolivar, le libérateur du continent sud américain. Mais également en Asie, au Japon à la fin du XIXe on découvre son importance. Il va toucher le mouvement socialiste et anarchiste japonais et cela va se répandre dans tous les pays proches parce que le Japon en est alors la puissance dominante. C'est Nakae Chômin qui l'a traduit et donné à comprendre. Sa traduction n'est pas simplement académique ; Rousseau est adapté, récupéré, détourné, trahi pour les besoins de causes, d'enjeux d'une époque, d'un pays. C'est en cela qu'il est vivant et toujours agissant. L'œuvre de Rousseau permet cet accaparement, et cela aussi c'est subversif.
Il est subversif parce que son œuvre est si forte qu'aucun parti ne peut la saisir et la faire sienne. Il peut juste y puiser. Rousseau ne propose pas une doctrine reposante que l'on peut ranger sur un rayonnage ou dans un livre une fois la lecture terminée, sans suite aucune. On ne s'étonnera pas qu'il ait également nourri les révolutions du monde entier : en Russie, en Pologne au XVIIIe siècle. En Amérique latine, il a influencé Simon Bolivar, le libérateur du continent sud américain. Mais également en Asie, au Japon à la fin du XIXe on découvre son importance. Il va toucher le mouvement socialiste et anarchiste japonais et cela va se répandre dans tous les pays proches parce que le Japon en est alors la puissance dominante. C'est Nakae Chômin qui l'a traduit et donné à comprendre. Sa traduction n'est pas simplement académique ; Rousseau est adapté, récupéré, détourné, trahi pour les besoins de causes, d'enjeux d'une époque, d'un pays. C'est en cela qu'il est vivant et toujours agissant. L'œuvre de Rousseau permet cet accaparement, et cela aussi c'est subversif.
L'extrême droite
n'en a-t-elle pas fait un de ses auteurs de référence ?
Tanguy L'Aminot : C'est complexe : il a une authentique aura dans
de nombreux milieux, même à l'extrême droite. Marcel Déat, un ancien
socialiste, va écrire en 1942, pendant la guerre, un texte intitulé Jean-Jacques Rousseau totalitaire qui
fait l'apologie d'un Rousseau socialiste et national et qui, écrit-il "s'inscrit parmi les précurseurs et les
ancêtres de la révolution nationale, même si par ailleurs on le déteste".
À l'inverse d'un Maurras, issu d'une droite plus classique, qui rejette
Rousseau en tant que précurseur de la Révolution française.
Comment
qualifiez-vous son écriture ?
Tanguy L'Aminot : Il y a également une subversion de l'œuvre, du
style, qui a donné naissance au romantisme. Rousseau va permettre l'adhésion du
lecteur à son œuvre. Dès le début son éloquence est soulignée par tous ses
opposants. Les royalistes Joseph de Maistre et Antoine de Rivarol se plaignent
qu'il soit si talentueux, ce qui permet à sa pensée de se diffuser et de
convaincre. Son style est révolutionnaire parce qu'il mêle sa personne à ses
idées ; les deux choses sont liées ce qu'on ne trouve pas chez Montesquieu
ou chez les autres philosophes. Même un texte plus théorique comme Du contrat social comporte des phrases
fortes qui brutalisent le lecteur et le font réfléchir. Raoul Vaneigem note la
force de la phrase qui ouvre le livre "L'homme
est né libre et partout il est dans les fers".
Même à l'étranger, dans de toute autre culture, il agit. Les lettrés égyptiens comme Taha Hussein ou Mohamed Heykal sont sous le charme lorsqu'ils le découvrent vers 1920 ; les Chinois peuvent également lire la traduction du Contrat social faite par Yang Tindong vers 1900 et le mouvement romantique chinois qui va naître entre 1920 et 1930, va puiser dans Les Confessions et Les Rêveries ce qui correspond à la sensibilité nouvelle de la jeunesse qui a pris la parole en 1919, après les événements du 4 mai. Ils sont enthousiastes parce qu'ils voient en lui ce qu'ils appellent "la sincérité", cette correspondance entre la vie et l'œuvre.
Même à l'étranger, dans de toute autre culture, il agit. Les lettrés égyptiens comme Taha Hussein ou Mohamed Heykal sont sous le charme lorsqu'ils le découvrent vers 1920 ; les Chinois peuvent également lire la traduction du Contrat social faite par Yang Tindong vers 1900 et le mouvement romantique chinois qui va naître entre 1920 et 1930, va puiser dans Les Confessions et Les Rêveries ce qui correspond à la sensibilité nouvelle de la jeunesse qui a pris la parole en 1919, après les événements du 4 mai. Ils sont enthousiastes parce qu'ils voient en lui ce qu'ils appellent "la sincérité", cette correspondance entre la vie et l'œuvre.
Sa vie est
singulière et son parcours atypique, quelles en sont les raisons ?
Tanguy L'Aminot : Ses ennemis ont voulu minimiser le complot, mais la
souffrance dans l'exil, les poursuites policières, la suspicion, la haine des
Encyclopédistes ont existé : il en a véritablement bavé. Il n'a pas été un
philosophe de salon. Il a vécu dans des conditions financières difficiles.
Lorsqu'il remporte le prix de l'académie de Dijon en 1750 il doit faire sa
réforme comme il dit ; il a eu auparavant la fameuse illumination de
Vincennes, un grand moment de sa vie qui lui a fait entrevoir tout son système
de pensée. Sa fameuse réforme le conduit à renoncer à la fréquentation des
riches et des puissants ; il renonce à réussir dans le monde, décide de
vivre de son travail et devient copiste de musique dès décembre 1751. Vivre de
ses mains ; cela sera le slogan de certains de ses disciples, comme les
romanciers prolétariens dont Henry Poulaille et Michel Ragon sont les plus
connus. Rousseau a vécu de son travail quotidien, pas comme un Voltaire qui
avait des rentes et faisait des opérations financières.
Jusqu'à la fin de sa vie Rousseau a vécu modestement, même quand son œuvre lui a rapporté quelque argent. Sa fin de vie a été particulièrement difficile. Entre 1776 et 1778 il est à Paris et n'en peut plus. Son loyer a augmenté, il est vieux et fatigué, il lance un appel pour qu'on le protège et qu'on lui trouve une maison bon marché. Il finit démuni, et s'il va à Ermenonville ce n'est pas pour le paysage, mais contraint par la nécessité. Il a la protection du marquis de Girardin, tout heureux d'exhiber un philosophe dans son jardin tout en le sortant de la misère. Il n'y séjournera que quelques semaines, d'ailleurs, avant de mourir. Cela aussi va émouvoir ses lecteurs du monde entier, parce que c'est un destin qui sort du banal.
Jusqu'à la fin de sa vie Rousseau a vécu modestement, même quand son œuvre lui a rapporté quelque argent. Sa fin de vie a été particulièrement difficile. Entre 1776 et 1778 il est à Paris et n'en peut plus. Son loyer a augmenté, il est vieux et fatigué, il lance un appel pour qu'on le protège et qu'on lui trouve une maison bon marché. Il finit démuni, et s'il va à Ermenonville ce n'est pas pour le paysage, mais contraint par la nécessité. Il a la protection du marquis de Girardin, tout heureux d'exhiber un philosophe dans son jardin tout en le sortant de la misère. Il n'y séjournera que quelques semaines, d'ailleurs, avant de mourir. Cela aussi va émouvoir ses lecteurs du monde entier, parce que c'est un destin qui sort du banal.
D'où vient la
fascination pour le Rousseau aseptisé, représenté dans des gravures du type " Fêtes galantes " ?
Tanguy L'Aminot : En fait, chaque époque a créé un Rousseau à son
image.
Il y a donc eu une
suite d'images du philosophe ?
Tanguy L'Aminot : L'image la plus connue est le Rousseau de la
Révolution française. Il y a aussi le Rousseau romantique qui a nourri
Chateaubriand, Hugo, Balzac, mais s'ils ont puisé dans son style, ils l'ont
rejeté sur le plan politique, considérant qu'il y a des aspects de l'œuvre et
de sa vie qui ne devaient pas être retenus, comme l'abandon de ses enfants et
sa vision de la religion. Au XXe siècle, il fera l'objet de belles polémiques.
Déjà à la suite de la Commune, Hippolyte Taine avait désigné Rousseau comme
l'un des inspirateurs des troubles sociaux qui s'étaient produits. C'est ce
qu'a fait Barrès en 1912 avec la Bande à Bonnot en désignant le philosophe
comme l'inspirateur des attaques commises par elle. Il y a alors un mouvement
haineux fort. Le discours de Barrès, à la chambre des députés, le 11 juin 1912,
qui refuse de voter les crédits pour la commémoration du bicentenaire de la
naissance de Rousseau, va provoquer des manifestations violentes et importantes
de l'Action française et des Camelots du roi. Une centaine d'entre eux sont arrêtés
à Paris, place du Panthéon le 30 juin 1912. Cette tendance se prolongea jusqu'à
la deuxième guerre mondiale. Même le régime de Vichy va apparaitre comme une
suite du courant de l'Action française, la plupart de ses dirigeants étant des
disciples de Charles Maurras.
La naissance de la critique moderne de Rousseau, est née après la guerre entre 1955 et 1960 avec les œuvres de Jean Guéhenno, Henri Guillemin, et évidemment Jean Starobinski ou Jean Fabre encore. Tous ces auteurs vont faire naître un Rousseau beaucoup plus académique. Avant il était un auteur pour tout le monde et il va devenir un auteur pour universitaires. Les colloques qui auront lieu en 1962 pour le 250 e anniversaire de sa naissance et le bicentenaire de la parution de Du contrat social, seront exclusivement l'œuvre d'universitaires. Rousseau n'est pourtant pas entièrement dans le seul monde de la pensée : des partisans de l'OAS le désignent alors, par exemple, comme le responsable de la perte de l'Algérie et des colonies.
La naissance de la critique moderne de Rousseau, est née après la guerre entre 1955 et 1960 avec les œuvres de Jean Guéhenno, Henri Guillemin, et évidemment Jean Starobinski ou Jean Fabre encore. Tous ces auteurs vont faire naître un Rousseau beaucoup plus académique. Avant il était un auteur pour tout le monde et il va devenir un auteur pour universitaires. Les colloques qui auront lieu en 1962 pour le 250 e anniversaire de sa naissance et le bicentenaire de la parution de Du contrat social, seront exclusivement l'œuvre d'universitaires. Rousseau n'est pourtant pas entièrement dans le seul monde de la pensée : des partisans de l'OAS le désignent alors, par exemple, comme le responsable de la perte de l'Algérie et des colonies.
Existe-t-il des écrits
précis sur ce thème ?
Tanguy L'Aminot : Des membres de l'OAS, refugiés dans le Portugal de
Salazar, diffusent leur propagande sur une radio dans une émission appelée "La voix de l'Occident". Ils
publient des textes qui mettent en cause Rousseau comme étant celui qui a
ouvert les portes de l'Occident aux barbares d'Afrique du Nord et d'Afrique
noire. Dans le même temps les socialistes et les communistes, très puissants à
l'université, écrivent plusieurs livres sur lui. Guy Besse, Jean-Louis Lecercle,
Roger Barny sont parmi les plus connus. Ils écrivent à la fois des études fort
sérieuses et encore valables aujourd'hui, et des textes plus partisans dans les
publications du parti.
Quel est son rôle
dans la contestation qui s'installe dans les années 1970 ?
Tanguy L'Aminot : Un Rousseau subversif apparait en 1968 avec de
nombreux articles et ouvrages qui se réclament de lui. Un livre 1968, un bilan
d'un auteur allemand, Wolfgang Kraushaar, paru en 2008, consacre un chapitre
entier à Rousseau présenté comme une figure essentielle de l'époque. Il est
présent dans l'aventure des hippies, dans la contestation sociale, les crèches
pour enfants, dans le mouvement alternatif, écologiste, etc. Allen Ginsberg,
Gary Snyder, Stephen Gaskin m'ont écrit combien il les avait influencés.
À la fin des années 1970, le mouvement punk et les Sex Pistols émergent et une revue parisienne, Façade, publie un article titré : "Je préfère le nucléaire au Rousseauisme", signé Yves Adrien qui conteste le Rousseau écologiste. Rousseau est toujours présent, il apparait dans des romans de SF comme Les Erreurs de Joenes de Robert Sheckley ou Un pont de cendres de Roger Zelazny, dans des mondes futurs et comme une figure de la contestation écologiste. En 1978, Marcel Schneider publie un Jean-Jacques Rousseau et l'espoir écologiste qui explore un thème qui aura de plus en plus de succès.
Les nouveaux philosophes, Bernard-Henri Lévy en tête lui reprochent d'être le père des totalitarismes modernes. La nouvelle droite d'Alain de Benoist considère qu'il est dépassé, parce que l'homme n'est pas bon mais mauvais, faisant appel à des courants de pensées comme ceux de Konrad Lorenz et d'autres comportementalistes pour le discréditer. Cela dit, rien n'est simple puisque la revue d'Alain de Benoît Éléments, avec son n° 143, lui rend hommage dans un dossier intitulé "Rousseau parmi nous" tout en jouant de nouveau sur les contradictions des sociétés. Un article "Rousseau et les anti Lumières" en fait une figure de la résistance aux pensées erronées des philosophes du XVIIIe siècle. "Rousseau conservateur révolutionnaire ?", est le titre d'un autre article qui montre que Rousseau présente des aspects contradictoires intéressants.
À la fin des années 1970, le mouvement punk et les Sex Pistols émergent et une revue parisienne, Façade, publie un article titré : "Je préfère le nucléaire au Rousseauisme", signé Yves Adrien qui conteste le Rousseau écologiste. Rousseau est toujours présent, il apparait dans des romans de SF comme Les Erreurs de Joenes de Robert Sheckley ou Un pont de cendres de Roger Zelazny, dans des mondes futurs et comme une figure de la contestation écologiste. En 1978, Marcel Schneider publie un Jean-Jacques Rousseau et l'espoir écologiste qui explore un thème qui aura de plus en plus de succès.
Les nouveaux philosophes, Bernard-Henri Lévy en tête lui reprochent d'être le père des totalitarismes modernes. La nouvelle droite d'Alain de Benoist considère qu'il est dépassé, parce que l'homme n'est pas bon mais mauvais, faisant appel à des courants de pensées comme ceux de Konrad Lorenz et d'autres comportementalistes pour le discréditer. Cela dit, rien n'est simple puisque la revue d'Alain de Benoît Éléments, avec son n° 143, lui rend hommage dans un dossier intitulé "Rousseau parmi nous" tout en jouant de nouveau sur les contradictions des sociétés. Un article "Rousseau et les anti Lumières" en fait une figure de la résistance aux pensées erronées des philosophes du XVIIIe siècle. "Rousseau conservateur révolutionnaire ?", est le titre d'un autre article qui montre que Rousseau présente des aspects contradictoires intéressants.
Comment
percevez-vous les célébrations du tricentenaire ?
Tanguy L'Aminot : C'est un produit suisse ; en 2007 Genève a
lancé un appel pour être le fédérateur des célébrations, et cela arrange
finalement tout le monde et les Français en premier. L'Assemblé nationale a
fait de février à avril une exposition des manuscrits remis par la femme de
Rousseau à la Constituante pendant la Révolution. Est-ce l'hommage national
d'aujourd'hui ? 1912 avait fait mieux. Ce qui est organisé dans l'Oise, à
Ermenonville, ou en Rhône Alpes, à Chambéry en particulier l'est sous la
houlette de Genève.
La célébration est consensuelle, évite les polémiques, tourne autour de la botanique, de l'animation citoyenne ou de banquets plus ou moins gastronomiques. Et la campagne électorale n'a donné lieu qu'à quelques tentatives de récupération comme celle de Jean-Luc Mélenchon qui, dans un meeting à Nantes, a évoqué le Rousseau qui défend la souveraineté du peuple par l'exigence du vote citoyen. Une manière de rappeler que le texte sur la constitution européenne repoussé par les électeurs lors d'un referendum a été validé par un simple vote du Parlement.
La citoyenneté, telle que l'entend Rousseau, est simplifiée quand on veut la récupérer ; dans toute son œuvre et en particulier dans Emile quand il s'agit de choisir entre l'éducation d'un homme et celle d'un citoyen, il opte pour la première parce qu'il n'y a plus la possibilité d'avoir des citoyens. Rousseau explique qu'on est dans la cité du faux contrat social où il n'y a pas de citoyen, parce qu'il n'y a pas de réelles délibérations. Aujourd'hui le débat sur la citoyenneté, au sens où Rousseau l'entendait, n'existe pas. Et le mot citoyen est galvaudé à tous les niveaux.
La célébration est consensuelle, évite les polémiques, tourne autour de la botanique, de l'animation citoyenne ou de banquets plus ou moins gastronomiques. Et la campagne électorale n'a donné lieu qu'à quelques tentatives de récupération comme celle de Jean-Luc Mélenchon qui, dans un meeting à Nantes, a évoqué le Rousseau qui défend la souveraineté du peuple par l'exigence du vote citoyen. Une manière de rappeler que le texte sur la constitution européenne repoussé par les électeurs lors d'un referendum a été validé par un simple vote du Parlement.
La citoyenneté, telle que l'entend Rousseau, est simplifiée quand on veut la récupérer ; dans toute son œuvre et en particulier dans Emile quand il s'agit de choisir entre l'éducation d'un homme et celle d'un citoyen, il opte pour la première parce qu'il n'y a plus la possibilité d'avoir des citoyens. Rousseau explique qu'on est dans la cité du faux contrat social où il n'y a pas de citoyen, parce qu'il n'y a pas de réelles délibérations. Aujourd'hui le débat sur la citoyenneté, au sens où Rousseau l'entendait, n'existe pas. Et le mot citoyen est galvaudé à tous les niveaux.
Pensez-vous que la
tendance est à le simplifier parce que le personnage et son œuvre sont trop
complexes ?
Tanguy L'Aminot : La tendance est d'attirer l'attention sur certains
aspects de Rousseau, surtout à notre époque alors qu'il ne peut pas être
contenu dans un cadre rigide ou formel. Le coté promeneur solitaire, botaniste,
musicien, autobiographique permet d'éviter les questions qui fâchent. C'est un
produit de l'école, des programmes scolaires qui dans les années 1990 ont donné
à lire Rousseau uniquement comme le père de l'autobiographie. Et quelle idée de
Rousseau donne aux lycéens une telle lecture réduite aux livres I à IV des
Confessions ? Celle d'un
personnage grimpé dans un cerisier balançant des cerises dans le corsage des
filles, un pleurnicheur et un petit cochon qui prend du goût aux fessées. Aucun
manuel scolaire ou parascolaire ne mentionne la découverte de Michel Launay qui
montrait dans sa thèse sur Rousseau, écrivain politique en 1968, que Rousseau
avait passé son enfance à Plainpalais, à Genève, dans un milieu de militants
contestataires épris de leurs droits et que cela avait eu une importance
décisive dans l'élaboration de son œuvre.
Mais cet "oubli" permet d'éviter d'aborder la pensée politique du philosophe et ce qu'elle pourrait faire naître d'idées subversives dans les jeunes cervelles. Depuis 30 ans, les élèves sont formés à ce Rousseau-là. Même chose en philosophie, où on étudie seulement deux des quatre livres du Contrat social. Les deux derniers qu'on néglige sont ceux qui disent que tout gouvernement dégénère quoi qu'on fasse, que la corruption est liée à tout pouvoir et que la représentation nationale est impossible. Les élèves n'ont que le début de l'histoire, pas la fin. Cela revient à simplifier Rousseau et à le rendre conforme à la consommation "citoyenne" du moment. Maurice Barrès, d'ailleurs, disait "J'aime bien le Rousseau de La Nouvelle Héloïse, pas celui du Contrat social".
Propos recueillis par Alain Abellard
Mais cet "oubli" permet d'éviter d'aborder la pensée politique du philosophe et ce qu'elle pourrait faire naître d'idées subversives dans les jeunes cervelles. Depuis 30 ans, les élèves sont formés à ce Rousseau-là. Même chose en philosophie, où on étudie seulement deux des quatre livres du Contrat social. Les deux derniers qu'on néglige sont ceux qui disent que tout gouvernement dégénère quoi qu'on fasse, que la corruption est liée à tout pouvoir et que la représentation nationale est impossible. Les élèves n'ont que le début de l'histoire, pas la fin. Cela revient à simplifier Rousseau et à le rendre conforme à la consommation "citoyenne" du moment. Maurice Barrès, d'ailleurs, disait "J'aime bien le Rousseau de La Nouvelle Héloïse, pas celui du Contrat social".
Propos recueillis par Alain Abellard
Tanguy L'Aminot est chargé de recherche au CNRS,
directeur de l'équipe Rousseau à l'Université Paris Sorbonne. Il est directeur
et fondateur de la revue Études Jean-Jacques Rousseau, et du site Rousseau Studies.
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