Osons l’utopie ! Le
fol été des communautés.
Après la vague
contestataire de 1968, le pouvoir gaulliste sort renforcé. Pompidou succède au
général, et le statu quo règne. Mais de jeunes révoltés ne se résignent pas à
une existence passive, rangée dans le salariat et la consommation. Inspirés par
les hippies des États-Unis, ils s’installent à la campagne pour vivre de la
manière la plus autonome possible, libres. S’extraire du capitalisme par
l’entraide et l’auto-production, inventer d’autres façons de vivre en rejetant
la famille, la propriété, la compétition et les rapports de domination : "Qui
peut nous empêcher de réinventer la vie et de la vivre tout de suite, comme on
l’avait demandé, rêvé, proclamé, manifesté, hurlé ?" (p. 14)
C’est le "fol été des communautés". Pour Christian Dupont, l’apogée de ce mouvement a
lieu en 1970. Cette année, "on comptait en France 500 communautés
rurales implantées surtout dans les départements du Sud qui avaient subi un
précédent exode rural. On y trouvait des terres à l’abandon et des hameaux
désertés" (p. 238). L’auteur est bien placé pour retracer cette vague.
Dans l’enthousiasme et l’énergie créative, il organisait des départs en
communautés depuis les Beaux-Arts, mettait en relation, s’investissait dans les
comités, coordonnait l’organisation d’une société alternative avec Actuel, le
journal de la contre-culture. "Fonder une autre société, poser les
bases d’une authentique civilisation, c’est d’abord mettre en place les moyens
et les conditions de l’autonomie. Un ensemble humain qui s’autogère devient
responsable et la responsabilité ouvre la porte de la liberté – telles étaient
nos préoccupations majeures" (p. 59).
Lui-même a pris la
tangente. Au volant d’une 4L, il a rejoint la Vallée, 1000 hectares en friche
proches de Carcassone. C’est cette expérience communautaire que retrace Osons
l’utopie !. Cette recherche d’une vie pleine, épanouissante, simple et
spartiate mais riche en joies. "L’exigence d’une mutation sociale
radicale y fut clairement exprimée : il ne s’agissait pas de réclamer des
hausses de salaire, du plein-emploi ou de défendre le régime des retraites,
mais d’abolir tout un système d’asservissement pour le remplacer par un modèle
qui se mette au service de l’humain, de sa dignité et de son accomplissement"
(p. 7).
Au fil de ce texte qui se
lit comme un roman, le lecteur croise des personnages hauts en couleur. Des
babas cool de bonne famille désirant l’insouciance hédoniste, qui ne voulaient
pas travailler plus de trois heures par jour, rencontrent des végétaliens
austères, des mystiques, des cabossés en rupture... "Nous étions maos,
anars, trotskars, révolutionnaires, libertaires, pacifistes, marginaux...
communautaires !" (194) Cahin caha, le groupe parvient se
répartir les tâches : retaper les bâtiments de la ferme, apprendre à
cultiver la terre et à élever quelques animaux, s’approvisionner en eau, rendre
le chemin carrossable, faire bourse commune, passer des compromis avec la
société de consommation en se raccordant à EDF...
La vie en communauté apporte son lot de dissensions
et de départs. Une tentative de
suicide, des flambées de violence, des naufragés indésirables qui s’incrustent
pour profiter du gîte et d’une assiette, les rapports difficiles avec la
population, la surveillance constante des flics... Christian Dupont n’écarte
pas les intermèdes peu réjouissants de cette expérimentation à l’équilibre
fragile. L’auteur ne tombe pas dans la nostalgie et l’autosatisfaction. Il ne
se glorifie pas et ne se fait pas donneur de leçons. Son récit est un retour
critique, écrit avec simplicité, auto-dérision et humour, qui souligne les
faiblesses de ce nouvel art de vivre, comme les instants euphoriques qu’il
procure. "Je n’ai jamais été si pleinement heureux que là ! En
communauté... et pourtant, c’était dur, et avec un sacré paquet de misères...
mais avec des dépassements soudains, prodigieux, qui effaçaient tous les
emmerdes" (p. 12).
Le fol été des communautés a tourné court. La plupart ont éclaté. Quelques-unes sont restées
et ont essaimé, notamment Longo Maï, fondée en 1973 dans les Alpes de
Haute-Provence. Quelques couples ont continué à vivre de manière autonome à la
campagne. Mais le rêve de créer une "société de substitution",
parallèle, composée d’îlots autogérés et fédérés, n’a pas pu prendre. Trop de
divergences. "Le retour sur Paris nous fit savoir que le vieux monde
vaquait toujours à ses occupations productivistes et qu’il restait indifférent
aux délires d’une petite frange d’utopistes" (222).
Reste que l’aspiration à
une existence hors système est toujours là, tenace. Le refus de se soumettre à
un mode de vie déshumanisant semble même se renforcer alors que le capitalisme
mondialisé agonise et que la société de consommation ne console plus. Des
alternatives foisonnent, notamment recensées dans les revues S !lence
et Passerelle Eco. Des squats, des écovillages fleurissent. Les jeunes
qui choisissent de s’installer en yourtes, en caravanes ou dans des cabanes
subissent toujours une répression policière féroce. La loi Loppsi 2 voulait
criminaliser davantage ces bâtisseurs d’ "habitats illicites", avant
que le conseil constitutionnel n’invalide certaines dispositions. Hier comme
aujourd’hui, choisir une existence non conforme est un défi lancé à la face
d’une civilisation de puissance moribonde. Plus, la dissidence devient une
condition de survie : face aux chocs qui s’annoncent, une organisation
basée sur des communautés locales et solidaires est la plus à même de
résister [1].
Christian Dupont, Les éditions libertaires, 2011,
255 pages, 15 euros.
Pierre Thiesset
Notes
[1] Rob Hopkins, Manuel de transition. De la dépendance
au pétrole à la résilience locale, Ecosociété, 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire